Le lendemain soir, tous étudiaient une carte du campo Candiano.
« Tout ce dont vous devez vous occuper, c’est de faire entrer et sortir Sancia de la Montagne, commença Orso. J’ai ma petite idée sur la suite des opérations une fois qu’elle sera entrée.
– Il existe toujours trois méthodes : par-dessous, par-dessus ou à travers, dit Claudia.
– Par-dessus n’est pas une option, intervint Giovanni. Sancia ne peut pas voler jusqu’à la Montagne. Il faudrait qu’elle y installe une ancre ou une enluminure de construction afin d’être attirée vers le dôme – et pour cela, elle devrait donc y être déjà entrée…
– À travers est également exclu », dit Gregor. Il se rapprocha de la carte du campo et traça du doigt l’avenue qui menait jusqu’à l’immense dôme. « Onze portes séparent le rempart extérieur de la Montagne. Les deux dernières sont constamment surveillées, et il faut toutes sortes de papiers et d’autorisations enluminées pour les franchir. »
Tout le monde scruta la carte en silence.
« Qu’est-ce que c’est, ça ? » demanda Sancia en désignant une longue ligne bleue sinueuse qui allait du canal de convoyage jusqu’à la Montagne.
« C’est le canal de livraison, expliqua Orso. Il est emprunté par des barges chargées de vin ou, mince, n’importe quoi d’autre. Le problème est exactement le même qu’avec les routes, cependant : les deux dernières écluses sont très bien gardées. Chaque barge est immobilisée et méticuleusement fouillée avant de pouvoir poursuivre sa route. »
Sancia réfléchit.
« Je pourrais peut-être m’accrocher au flanc d’une barge ? Juste sous l’eau ? Si vous trouvez un moyen pour que je respire… »
Tous parurent surpris par l’idée.
« Les écluses vérifient les sachets comme le reste des murs, dit lentement Orso. Mais… je crois qu’elles ne surveillent que ce qui passe à travers elle. En dessous… ça pourrait être une autre histoire.
– Je parie que le dessous de la barge procède aussi à une vérification, dit Claudia. Mais si Sancia marchait au fond du canal…
– Eh, je n’ai pas parlé de ça ! protesta cette dernière.
– Les canaux sont profonds ? demanda Gregor.
– Douze, quinze mètres ? avança Gio. La vigilance des murs ne s’étend sans doute pas aussi profondément.
– Je n’ai jamais proposé un truc pareil ! insista Sancia, visiblement inquiète.
– On ne peut pas enluminer quelque chose qui permettrait à un humain de respirer, dit Orso. C’est impossible. »
Sancia poussa un soupir de soulagement, l’idée étant apparemment abandonnée.
« Mais… » L’hypatus regarda autour de lui et posa une main sur un sarcophage. « Il existe d’autres options. »
Claudia regarda le sarcophage en fronçant les sourcils. Puis elle ouvrit la bouche.
« Un cercueil. Un sarcophage !
– Oui, confirma Orso. Un sarcophage étanche, réduit, mais capable de contenir une personne. Nous posons une ancre de faible puissance sur une barge, qui l’entraîne le long du fond du canal. C’est simple !
– Avec… moi à l’intérieur ? demanda faiblement Sancia. Vous dites que je dois me cacher dans le sarcophage ? Être tirée ? Sous l’eau ? »
Orso agita la main dans sa direction.
« Oh, on doit pouvoir rendre l’opération sans risque. Probablement.
– C’est certainement moins risqué que d’essayer d’éviter les gardes, renchérit Claudia. La barge t’emmènerait en douce le long du canal, et tu ne risquerais pas de te prendre un carreau dans la trogne.
– Non, je risquerais juste de percuter un rocher et de me noyer, se plaignit Sancia.
– Je vous ai dit qu’on pouvait rendre l’opération sans risque ! répéta Orso. Probablement !
– Oh mon Dieu… », fit Sancia en enfouissant son visage dans ses mains.
« Y a-t-il d’autres propositions pour faire entrer Sancia dans la Montagne ? » demanda Gregor.
Un long silence.
« Eh bien, on dirait qu’on va opter pour ce choix. Pour l’instant. »
Sancia soupira.
« On peut appeler ça autrement que “sarcophage”, au moins ? »
« Ne nous reste que le problème de la Montagne même, dit Gregor. Ou comment faire parvenir Sancia jusqu’au bureau de Ziani.
– Je travaille sur un moyen de lui en permettre l’accès, dit Orso. Mais ça ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’obstacle. Je n’ai pas vu l’intérieur des lieux depuis une décennie, et je n’ai aucune idée de ce qui a pu changer. En plus, je ne comprends pas grand-chose à la manière dont la Montagne fonctionne vraiment. »
Gregor se tourna vers Berenice.
« Les notes de Tribuno ne disent rien à ce sujet ? Rien sur la manière dont il l’a conçue ? »
Elle secoua la tête.
« Qu’est-ce qu’elles contiennent, ces notes, au juste ? demanda Giovanni. Je serais curieux de lire les écrits de notre savant fou le plus célèbre.
– Eh bien, dit Berenice à contrecœur, on y trouve des frottis de cire évoquant un sacrifice humain – un corps sur un autel, une dague suspendue au-dessus – mais en ce qui concerne les écrits… » Elle s’éclaircit la gorge et lut à haute voix : « J’en reviens toujours à la nature de ce rituel. L’hiérophante Seleikos le qualifie de “collecte d’énergie” ou de “concentration d’esprits” et de “pensées capturées”. Le grand Pharnakes fait référence à une “transaction” ou une “délivrance” ou une sorte de “transfert” qui doit avoir lieu “à l’heure la plus neuve du monde”. Dans d’autres passages, il estime qu’elle doit se dérouler “à l’heure la plus sombre” ou durant la “minute oubliée”. Est-ce qu’il parle de minuit ? Du solstice d’hiver ? De quelque chose d’autre ? »
Giovanni lui lança un regard incrédule.
« Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
– Les tentatives de Tribuno de percer le secret de la nature des hiérophantes, dit Orso. En d’autres termes, un problème bien plus vaste que celui que nous essayons de résoudre ici.
– Ces notes ne sont pas aussi utiles que je l’espérais, dit Berenice. Il ne cesse d’évoquer cette transaction, le fait de “remplir les pichets”, mais il est très clair que même Tribuno ne comprend pas de quoi il parle.
– Visiblement, Tomas Ziani les tient pour précieuses, dit Gregor.
– Une simple présomption de sa part, dit Orso. Peut-être qu’il gaspille du sang et de l’or sur des billevesées. »
À cet instant, Gregor se figea.
« Ah, dit-il doucement.
– Quoi, “ah” ? » fit Sancia.
Le regard de Dandolo se perdait dans le vide.
« Du sang », dit-il à voix basse. L’horreur de la compréhension envahit son visage. « Dites-moi, Orso. Est-ce que… Estelle Ziani rend parfois visite à son père ?
– Estelle ? Pourquoi ? demanda Orso d’un air méfiant.
– Il est malade, non ? » Gregor regarda Orso en plissant les yeux. « Elle doit sûrement superviser les soins dont il bénéficie, n’est-ce pas, Orso ? »
Ce dernier devint très immobile.
« Euh, eh bien…
– La Montagne examine le sang des gens pour confirmer leur identité, reprit Gregor. Pour passer, un intrus doit trouver un moyen de faire enregistrer son propre sang par la Montagne. » Il se rapprocha d’Orso. « Mais… s’il avait accès au sang d’un de ses résidents ? Comme celui d’Estelle Ziani ou, mieux encore, de son père ? L’homme qui a créé la Montagne en personne ? C’est ce que vous voulez faire, n’est-ce pas, Orso ? Utiliser le sang de Tribuno Candiano comme laissez-passer pour Sancia ? »
Orso lui lança un regard mauvais.
« Vous voilà bien vif d’esprit, capitaine.
– Attendez, les coupa Sancia. Vous allez voler le sang de Tribuno Candiano ? Sans déconner ? »
Tout le monde se tourna vers Orso. Enfin, il soupira.
« Je n’ai jamais parlé de voler, dit-il d’un ton indigné. Il me serait librement remis. Je pensais simplement… ahem, le demander à Estelle.
– Vous plaisantez ? intervint Claudia.
– Plaît-il ? C’est une occasion qu’on ne peut pas rater ! Avec son sang, cette saloperie s’ouvrira comme les cuisses d’une jouvencelle ! La Montagne grouille de gardes enluminés, mais aucun n’oserait éconduire son roi !
– Et je fais quoi, je me barbouille avec son sang ? demanda Sancia en grimaçant. C’est pas exactement ce qui se fait de plus discret.
– On le mettrait dans un récipient, évidemment ! coupa Orso, exaspéré.
– En partant seulement du principe qu’Estelle sera d’accord, dit Berenice, les Candiano auront sûrement modifié les autorisations afin que Tribuno n’ait pas accès à tout, non ?
– Cela impliquerait qu’il existe au sein du campo Candiano un meilleur enlumineur que lui, riposta Orso. Ce qui est peu probable. Si j’avais enluminé ma propre forteresse, j’y aurais intégré des tas de sauf-conduits et d’avantages à mon seul usage.
– Et Ziani n’est certainement pas un enlumineur, renchérit Gio. N’empêche, tout repose sur le fait que notre ami ici présent arrivera à mettre la main sur le sang de Candiano.
– Vous pensez vraiment qu’Estelle ferait ça pour vous, Orso ? demanda Sancia.
– Elle pourrait, si je lui disais que vous avez vu son mari tortiller des hanches sur une gueuse dans une fonderie abandonnée. Peut-être que je n’aurais même pas à le lui dire. Tout le monde sait que Ziani est une petite merde d’enfant gâté, et à ce qu’il semble, il la tient pratiquement cloîtrée dans la Montagne. J’imagine qu’elle saisirait la moindre occasion de lui planter un poignard entre les omoplates.
– C’est vrai, abonda Berenice. Peut-être que la tâche n’est pas si difficile que nous le pensons tous. D’une certaine façon, vous lui offririez sa liberté. Et les gens sont prêts à risquer gros pour ça. »
Une chose curieuse se produisit : un air de profonde culpabilité envahit le visage de Gregor, qui se tourna vers Sancia et ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose. Puis il parut se raviser, referma la bouche et resta muet pour le reste de la soirée.
Beaucoup plus tard, ils allèrent dormir. Et de vieux souvenirs revinrent hanter les rêves de Sancia.
Elle n’avait jamais connu ses parents. Ils avaient peut-être été vendus avant qu’elle ne soit en âge de s’en souvenir, à moins que ce ne soit elle ; elle était donc devenue, comme tant d’enfants esclaves, un fardeau partagé pour l’assortiment variable de femmes entassées dans les quartiers de la plantation. D’une certaine façon, Sancia n’avait pas eu une mère, mais une trentaine, toutes interchangeables.
Hormis une. Ardita, une Gothienne. Pour Sancia, elle se réduisait désormais à un fantôme – ses yeux sombres, les rides olivâtres de ses mains tannées et couturées de cicatrices, ses boucles noir de jais et la manière dont son sourire révélait ses molaires au fond de sa large bouche.
« Il y a bien des dangers, ici, mon enfant, lui avait-elle dit une fois. Des tas. Tu devras faire des choses affreuses. C’est une terrible épreuve. Et tu dois te demander : comment puis-je gagner ? La réponse est : tant que tu es en vie, tu gagnes. Le seul espoir que tu devras jamais nourrir est celui de voir demain se lever, et le jour d’après. Certains, ici, te parleront de liberté à voix basse. Mais tu ne peux pas être libre si tu n’es pas vivante. »
Et puis, un jour, Ardita avait disparu. Dans les quartiers des esclaves, personne ne s’en était ému. Peut-être parce que ce genre d’événement se produisait fréquemment et en devenait trivial, ou peut-être parce qu’il n’y avait rien à en dire.
Peu après, Sancia et les autres enfants avaient été envoyés travailler dans un autre champ, et leur chemin les avait fait passer près d’un arbre festonné de cadavres ; des esclaves qui avaient été exécutés pour divers délits. Le contremaître avait lancé : « Regardez bien, les petits ! Regardez, et voyez ce qui arrive à ceux qui désobéissent ! » Sancia avait levé les yeux vers la canopée et avait distingué une femme pendue parmi les branches, les pieds et les mains tranchés ; et elle avait cru voir une cascade de boucles noir de jais et une bouche large aux dents imposantes.
Dans les ténèbres de la crypte, Sancia se réveilla. Des ronflements et des soupirs bas provenaient des autres. Elle fixa le plafond de pierre sombre, et songea à ce que ces gens lui demandaient de faire, aux énormes risques qu’ils lui proposaient de prendre. Est-ce de la survie ? Est-ce la liberté ?
< D’accord, ton histoire est plus triste que la mienne >, dit la voix de Clef, douce et triste.