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Devant la taverna condamnée, Orso faisait de son mieux pour ne pas transpirer. Il en avait pourtant toutes les raisons du monde : pour commencer, il portait une épaisse couche de vêtements censée camoufler, très maladroitement, son apparence. Deuxièmement, il se trouvait au cœur du campo Candiano avec un faux sachet fourni par Claudia et Giovanni. Et troisièmement, il était très possible qu’aucun de ces subterfuges ne fonctionne. Elle risquait tout simplement de ne pas venir, et Orso aurait encore perdu une journée.

Il se retourna et regarda la vieille façade décrépite de la taverna ; l’argile de mousse se fissurait, et les rares vitres restantes étaient brisées. Le canal qu’elle surplombait n’était pas le ruisseau pittoresque et chantant des souvenirs d’Orso, mais un bourbier fétide. Presque tous les balcons s’étaient effondrés, sauf un.

Orso scruta l’édifice. Il se rappelait l’aspect qu’il présentait vingt ans plus tôt : les belles lumières vives qui l’entouraient, l’odeur du vin et des fleurs. Et comme elle était belle, ce soir-là… jusqu’au moment où il lui avait ouvert son cœur.

Ce n’est pas vrai, pensa-t-il. Elle est restée belle, après.

Il soupira et s’appuya contre la clôture.

Elle ne viendra pas, songea-t-il. Pourquoi revivre ce souvenir douloureux ? Qu’est-ce que je fais ici ?

Alors, il entendit des pas dans l’allée.

Il se retourna et vit approcher une femme vêtue comme une domestique, portant une robe couleur de boue et une guimpe toute simple, terne, qui couvrait la majeure partie de son visage. Elle se dirigeait droit vers lui, le regard ferme et immobile.

« La théâtralité de la jeunesse sied mal aux gens âgés que nous sommes, dit-elle.

– Je le suis bien plus que vous, dit-il. Alors, je crois que j’ai le privilège de décider de ce qui est malséant et de ce qui ne l’est pas. Je suis surpris que vous soyez venue. Je peine à croire que vous l’avez encore et qu’elle a fonctionné !

– J’ai gardé cette petite harpe pour de nombreuses raisons, Orso. Dont certaines sentimentales. Mais aussi parce que c’est moi qui l’avais fabriquée et que je pense avoir fait du bon travail. »

Elle faisait référence aux instruments jumelés qu’elle avait enluminés à l’époque où Orso et elle étaient jeunes et tentaient de dissimuler leur relation. C’était par ce biais qu’ils communiquaient : quand on pinçait une série de cordes précises, l’autre harpe jouait les mêmes notes, chacune composant un code indiquant où et quand se retrouver. Cette taverna était, autrefois, l’un de leurs lieux de rencontre privilégiés.

Orso avait lui aussi gardé sa harpe, peut-être par sentimentalisme, mais il n’avait jamais songé qu’il en aurait encore besoin, et certainement pas dans ces conditions.

Estelle lorgna la taverna.

« Tant de choses se sont éteintes et ont périclité dans le campo, dit-elle doucement, qu’il pourrait paraître étrange de s’émouvoir de la fermeture d’une simple taverne. Et pourtant, je la déplore.

– Si j’avais pu vous proposer un autre lieu de rendez-vous, je l’aurais fait.

– Entrerons-nous ?

– Vraiment ? On dirait que le bâtiment tombe en ruines.

– En pinçant votre harpe, vous avez commencé à me faire revivre mes souvenirs, Orso. J’aimerais continuer. »

Ils montèrent le perron et franchirent les portes enfoncées. Les plafonds voûtés étaient encore intacts, ainsi que les dalles du sol, mais c’était à peu près tout. Les tables avaient disparu, le comptoir s’était effondré, et des lianes sortaient des murs.

« J’imagine, dit-elle doucement en arpentant les vestiges, que vous n’êtes pas venu pour me ravir et me faire vôtre ?

– Non, répondit Orso. J’ai quelque chose à vous demander.

– Bien sûr. Un outil sentimental et un lieu sentimental utilisés à des fins pratiques.

– J’ai besoin de quelque chose, Estelle. Quelque chose d’impensable.

– Impensable à quel point ? Et pourquoi ? »

Il lui dit ce qu’elle avait besoin de savoir. Elle l’écouta en silence.

« Alors, dit-elle, vous… estimez que mon père était près de découvrir comment les hiérophantes fabriquaient leurs outils. Et vous pensez que mon mari s’efforce de reproduire ses efforts… et que, dans la foulée, il a tué beaucoup de gens.

– Oui. »

Elle regarda par la fenêtre du dernier balcon.

« Et vous avez besoin du sang de mon père. Pour vous frayer un chemin dans la Montagne, voler son appareil à Tomas, et détruire son travail.

– Oui. Allez-vous nous aider ? »

Elle cligna lentement des yeux.

« C’était ici, n’est-ce pas ? » chuchota-t-elle.

Il regarda autour de lui et comprit qu’elle parlait du balcon qui s’ouvrait devant eux.

« Oui. C’était ici.

– Je veux le voir.

– Ça pourrait être terriblement imprudent.

– J’ai simplement parlé de le voir, pas de m’aventurer dessus. » Elle se rendit à la porte, tendit les mains pour les ouvrir et tressaillit soudain en se tenant le flanc. « Aah… Je suis désolée. Orso, pouvez-vous…

– Certainement. »

Il alla lui ouvrir la porte.

« Merci. »

Par-dessus le balcon, elle contempla le triste spectacle du canal. Elle soupira comme si la vue la tourmentait.

« Êtes-vous souffrante, Estelle ? s’enquit Orso.

– Je suis tombée, récemment. J’ai bien peur de m’être fait mal au coude.

– Vous êtes tombée ?

– Oui. En montant un escalier. »

Il la scruta longuement. Était-ce l’imagination d’Orso ou était-elle légèrement… tordue ? Comme si elle redoutait de trop s’appuyer sur l’un de ses genoux ?

« Vous n’êtes pas tombée », comprit-il.

Elle ne répondit pas.

« C’était Tomas. C’est lui qui vous a fait ça. N’est-ce pas ? »

Elle ne bougea pas d’un long moment.

« Pourquoi être parti, Orso ? Pourquoi avez-vous quitté la maison ? Pourquoi m’avez-vous laissée seule ici, avec mon père ? »

Ce fut au tour d’Orso de peser sa réponse le silence.

« Je… je vous avais demandée en mariage, dit-il enfin.

– Oui.

– Sur ce balcon même.

– Oui.

– Et… vous avez refusé. Parce que, selon les lois de succession du campo, tout ce qui vous appartenait me serait revenu. Vous m’avez dit que vous vouliez prouver à votre père que vous étiez aussi douée que lui, que vous pouviez être une enlumineuse, une dirigeante, celle qui guiderait la maison. Vous pensiez qu’il pourrait modifier les lois en votre faveur. Mais… je savais qu’il ne le ferait jamais. De bien des façons, Tribuno était un visionnaire, mais il était aussi affreusement… traditionnel.

– Traditionnel, répéta-t-elle. Quel mot curieux. Si fade, et pourtant si amer.

– Il avait abordé le sujet, une fois. Il m’avait demandé pourquoi nous n’étions pas encore fiancés. Je lui avais répondu que vous étudiiez vos options. Et il m’avait dit : “Si vous le voulez Orso, je peux l’y contraindre, tout simplement.” Comme si j’allais demander une chose pareille… Comme si obtenir votre main par la force était la même chose que l’obtenir par amour. Telle était ma situation. Coincé entre deux personnes dont la compagnie me semblait de plus en plus désagréable ou… douloureuse.

– Je vois, souffla-t-elle.

– Je suis désolé. Je suis navré pour tout ce qui vous est arrivé. Si j’avais su comment tout allait finir… si j’avais su à quel point Tribuno s’était endetté, je…

– Vous ?

– J’aurais essayé de vous enlever, je pense. De fuir cette cité. D’aller quelque part, dans un endroit neuf, et de laisser tout cela derrière. »

Elle rit doucement.

« Oh, Orso… Je savais que vous étiez resté un grand romantique, au fond. Mais vous ne comprenez donc pas ? Je ne serais jamais partie. Je serais restée, et je me serais battue pour ce que j’estimais être mon dû. » Elle reprit son air grave. « Je vais vous aider.

– V… vraiment ?

– Oui. En raison de son état, père se fait souvent administrer des saignées. Et je connais un moyen d’entrer dans la Montagne par un passage qui n’a été créé que pour lui et dont Tomas ignore l’existence.

– Vraiment ? répéta Orso, abasourdi.

– Oui. Lors de ses dernières années de lucidité, père était devenu très secret, comme vous le savez. À l’époque où il achetait toutes ces saletés antiques, où il dépensait des milliers de duvots en une journée, il aimait se déplacer à son gré et à l’insu de tous. »

Elle lui révéla quand et où elle lui remettrait le sang de Tribuno, ainsi que l’emplacement de l’entrée secrète.

« Elle s’ouvrira pour quiconque porte son sang, dit-elle. Mais il faudra le garder au frais ; s’il se gâte, il sera inutile. Cela signifie que vous n’aurez qu’un laps de temps réduit pour agir ; trois nuits, en gros.

– Nous aurons seulement trois jours pour nous préparer ? Grands dieux…

– Il y a pire. Parce que la Montagne finira probablement par comprendre que la personne que vous avez envoyée n’est pas mon père. Je doute que votre voleur puisse ressortir par l’endroit où il est entré. »

Orso réfléchit.

« Nous pourrons l’extraire par les airs, peut-être. Placer une ancre quelque part en ville, l’attirer… Elle s’est déjà livrée à ce genre d’acrobaties, par le passé.

– Ce serait un vol périlleux, mais peut-être votre unique option. »

Il lui lança un bref regard.

« Et si nous réussissons… qu’adviendra-t-il de vous, Estelle ? »

Elle eut un faible sourire et haussa les épaules.

« Qui sait ? Peut-être qu’ils me laisseront prendre la tête de la maison. Peut-être que je connaîtrai un instant de liberté avant qu’ils ne fassent venir un autre marchand sans scrupule pour diriger la compagnie. Ou peut-être que leurs soupçons se tourneront aussitôt vers moi et que je serai exécutée. »

Orso avala sa salive.

« S’il vous plaît, prenez soin de vous, Estelle.

– Ne vous inquiétez pas, Orso. C’est ce que j’ai toujours fait. »