Les ténèbres tourbillonnaient autour de lui. Du bois grinçait, du verre crissait et, quelque part, quelqu’un toussait et gémissait.
« Gregor. »
Des relents de putréfaction, de pus, d’intestins percés, de terre chaude et humide.
« Gregor ? »
Le tourbillon de l’eau, de nombreux bruits de pas, quelqu’un qui s’étrangle.
« Gregor… »
Un tremblement, un frétillement dans sa poitrine. Il y avait quelque chose en lui, quelque chose de vivant, qui essayait de bouger.
Au début, il en fut horrifié. Il n’arrivait pas à réfléchir – comment pouvait-il en être autrement, puisqu’il était perdu dans les ténèbres ? – mais il comprenait peu à peu.
La chose qui remuait dans sa poitrine était son propre cœur, qui commençait à battre ; tout d’abord doucement, avec inquiétude, tel un faon effectuant ses premiers pas. Puis les battements se firent plus forts, plus sûrs.
Ses poumons mendiaient un peu d’air. Gregor Dandolo inspira profondément. De l’eau bouillonna et écuma dans d’innombrables recoins de son corps ; il toussa et hoqueta.
Il roula sur le flanc – il était couché sur quelque chose, une sorte de dalle de pierre – et vomit. De l’eau des canaux – il en reconnut le goût –, en grande quantité.
Puis il se rendit compte… Son estomac. Son estomac lui avait fait atrocement mal, un instant plus tôt… mais plus du tout.
« Nous voilà, mon chéri, dit la voix de sa mère tout près de lui. Voilà…
– M… mère ? » bafouilla-t-il. Il la chercha du regard, mais sa vue était trouble – il ne distinguait que des remous et des ombres. « Où… où êtes-vous ?
– Je suis là. » Quelque chose se déplaça dans le noir. Il crut discerner une silhouette humaine, en toge, munie d’une bougie, mais il peinait à la voir. « Je suis juste à côté de toi, mon chéri.
– Que… qu’est-ce qui m’est arrivé ? » chuchota-t-il. Sa voix se réduisait à un murmure rauque. « Où suis-je ? Pourquoi est-ce que je ne vois rien ?
– Ce n’est pas grave », dit-elle sur un ton apaisant. Il sentit sa paume douce et chaude sur son front. « Ta vue reviendra bientôt. C’est simplement que tu ne t’en es pas servi d’un long moment. »
Il cilla. Ses globes oculaires lui paraissaient gelés. Il essaya de se toucher le visage mais il ne contrôlait pas ses mains et ne pouvait pas même remuer les doigts.
« Chuuut, dit sa mère. Reste calme. Ne bouge pas. »
Il avala sa salive et constata que sa langue aussi était glaciale.
« Qu’est-ce qui se passe ?
– Je t’ai sauvé. Nous t’avons sauvé.
– Nous ? »
Il cligna encore des yeux et distingua un peu mieux la pièce. Il se trouvait dans une sorte de longue cave, au plafond voûté et bas, et des gens en toges grises, portant de petites chandelles vacillantes, l’entouraient.
Mais les murs avaient quelque chose d’étrange ; ainsi, maintenant qu’il voyait mieux, que le plafond. Ils semblaient se mouvoir. Onduler.
C’est un rêve, pensa Gregor. C’est forcément un rêve…
« Qu’est-ce qui m’est arrivé ? » demanda-t-il.
Elle soupira lentement.
« Ce qui t’arrive si souvent, mon chéri.
– Je ne comprends pas, chuchota-t-il.
– Je t’ai perdu. Mais, une fois encore, tu es revenu. »
Gregor respirait faiblement sur la dalle de pierre. Puis, peu à peu, les souvenirs affluèrent.
La femme… Estelle Candiano. Le couteau planté dans son estomac. Les remous de l’eau noire…
« Je… je suis tombé, murmura-t-il. Elle m’a poignardé. Estelle Candiano m’a poignardé.
– Je sais. Tu nous l’as déjà dit, Gregor.
– Elle… elle ne m’a pas vraiment poignardé, si, mère ? »
Il réussit à bouger la main et à se mettre en position assise.
« Non, non, lui dit sa mère sur un ton de reproche. Repose-toi, mon chéri, ne bouge pas…
– Je… je ne suis pas mort, si, mère ? » Son cerveau lui paraissait engourdi, mais il se rendit compte qu’il réussissait à penser, dans une certaine mesure. « Ce serait inconcevable… Je ne peux pas mourir et revenir simplement… à… à la v…
– Assez. »
Elle tendit la main et posa deux doigts sur le côté droit de la tête de Gregor. Aussitôt, il redevint immobile. Son corps était paralysé. Il ne pouvait ni se mouvoir ni même cligner des yeux, prisonnier de lui-même.
« Ne bouge pas, lui conseilla sa mère. Ne bouge pas… »
Alors, le crâne de Gregor commença à chauffer… Le côté droit de sa tête, là où les doigts de sa mère étaient encore posés. La douleur, sourde au début, empira progressivement. Comme si toute une partie de son cerveau cuisait.
Et s’il n’avait aucun souvenir qu’une chose pareille lui soit jamais arrivée… il se rappelait que quelqu’un lui avait décrit une sensation similaire.
Sancia, avec Orso et Berenice, dans la bibliothèque, qui disait : « Et si les enluminures de mon crâne sont trop sollicitées, ça me brûle, comme du plomb en fusion dans mes os… »
Qu’est-ce qui se passe ? pensa Gregor avec désespoir. Qu’est-ce qui m’arrive ?
« Ne bouge pas, Gregor, répéta sa mère. Ne bouge pas… »
Il essaya de remuer, bataillant contre ce corps inerte et lointain qui était le sien, et constata qu’il en était incapable. La chaleur, dans son crâne, était maintenant insupportable, comme si les doigts de sa mère étaient des fers rouges. Il voyait à présent son visage, vaguement éclairé par la flamme de la bougie. Elle avait le regard triste mais ne semblait ni surprise, ni troublée, ni angoissée par la situation. En fait, elle donnait l’impression d’affronter un regrettable contrecoup dont elle avait l’habitude.
« Ce qui t’est arrivé me fend le cœur, mon chéri, dit-elle à mi-voix. Mais je te remercie de nous être revenu, au moment où nous avons le plus besoin de toi. »
Le cœur de Gregor papillonna dans sa poitrine. Non, non, pensa-t-il. Non, je deviens fou. Tout ça n’est qu’un rêve. Juste un rêve…
Un autre souvenir de ce soir-là, dans la bibliothèque : Orso qui haussait les épaules en disant : « Oh, sûrement plusieurs maisons marchandes. Si l’une essayait d’enluminer des humains, toutes s’y mettaient. Autant que je sache, elles continuent peut-être… »
Non, pensa Gregor. Non, non, non.
Il se souvint d’avoir répondu : « … enluminer l’esprit d’un soldat pour en chasser toute peur. Pour qu’il fasse des choses méprisables, puis oublie qu’il les a faites… »
Non ! pensa-t-il. Non, c’est impossible ! Impossible !
Et Berenice, chuchotant : « On pourrait se faire enluminer pour tromper la mort elle-même… »
Et enfin, il se souvint de ce qu’il avait dit à Sancia près du Golfe, quand il avait évoqué l’après-Dantua : « J’ai eu l’impression d’avoir été libéré d’un sortilège… »
Sa mère le regardait avec des yeux tristes.
« Tu te rappelles, dit-elle. N’est-ce pas ? C’est généralement à ce moment que ça arrive. »
Il se souvint d’elle dans la fonderie Vienzi, qui disait avec colère : « J’ai tué le projet. C’était mal. Et nous n’en avions plus besoin, de toute façon. »
Ce qui soulevait cette question : pourquoi arrêter d’essayer d’enluminer des humains ? Pourquoi estimer que ce n’est plus utile ?
Parce que, pensa laborieusement Gregor, vous avez déjà découvert comment faire.
Et alors, de cette même journée à Vienzi, il se souvint que sa mère avait pleuré en lui disant : « Je ne t’ai pas perdu à Dantua. Tu as survécu. Comme je le savais, Gregor. Comme je sais que tu survivras toujours… »
Comment ai-je pu survivre à Dantua ? pensa-t-il, terrifié. Est-ce que j’ai vraiment survécu à Dantua ? Ou est-ce que… je suis mort là-bas ?
« J’ai perdu ton père, dit sa mère. J’ai perdu ton frère. Et j’aurais pu te perdre dans cet accident aussi, mon chéri. Jusqu’à ce qu’il arrive… Il est venu, et il m’a montré comment te sauver, te guérir. C’est ce que j’ai fait. Mais… j’ai dû lui faire plusieurs promesses en échange. »
Les autres sens de Gregor lui revenaient. Il voyait à présent l’assemblée de gens en toge portant des chandelles, les étranges murs ondulant dans le noir… et il percevait le murmure. Au début, il crut que la petite foule chuchotait, mais non… Il avait l’impression d’être dans une forêt feutrée et bruissante. Ses oreilles ne comprenaient pas les sons qu’elles captaient.
Sa mère se secoua et s’éclaircit la gorge.
« Assez. Assez de sentimentalisme. Écoute-moi, Gregor. » Sa voix devint terriblement forte et occulta les pensées de son fils. « Écoute-moi. Tu m’entends ? »
La peur et la colère quittèrent Gregor. Ofelia retira ses doigts. Il eut l’impression qu’on avait jeté une couverture froide et humide sur sa raison.
Il s’entendit répondre doucement :
« Oui, je vous entends.
– Tu es mort. Nous t’avons encore sauvé. Mais tu dois faire quelque chose pour nous. Comprends-tu ? »
Encore une fois, ses lèvres remuèrent et les mots jaillirent de sa bouche.
« Oui. Je comprends.
– Tu as confirmé ce que nous soupçonnions depuis longtemps, dit-elle. C’est Estelle Candiano qui est derrière cette horrible machination. Dis son nom. Maintenant.
– Estelle Candiano », répondit la voix de Gregor.
Ses mots se mêlaient les uns aux autres, indistincts.
« Estelle Candiano va tenter quelque chose de stupide ce soir, annonça sa mère. Quelque chose qui pourrait nous mettre tous en danger. Nous avons essayé d’agir en secret, jamais à découvert, mais elle nous a obligés à changer de stratégie. Nous devons riposter, et riposter de manière directe. Mais nous devons, autant que possible, conserver une opportunité de tout nier. Elle a en sa possession un objet qu’elle ne comprend pas. Est-ce que tu m’entends ?
– Oui, dit-il malgré lui. Je vous entends. »
Sa mère se rapprocha.
« C’est une boîte. Munie d’une serrure.
– Une boîte, répéta-t-il. Munie d’une serrure.
– Nous cherchons cette boîte depuis un certain temps, Gregor. Nous soupçonnions déjà que les Candiano la possédaient, mais nous ignorions où ils la conservaient précisément. À présent, nous savons. Grâce à tes efforts, nous pensons qu’Estelle Candiano la garde dans la Montagne. Dis-le.
– Dans la Montagne, articula-t-il lentement.
– Écoute-moi, Gregor, chuchota-t-elle. Écoute bien. Il y a un démon dans cette boîte. Dis-le. »
Gregor cligna lentement des yeux et chuchota :
« Il y a un démon dans cette boîte.
– Oui. Oui, en effet. Nous ne devons pas laisser Estelle l’ouvrir. Et si elle accomplit ce qu’elle projette de faire ce soir – si elle s’élève et devient une Faiseuse, elle pourra l’ouvrir grâce à la clé. Mais nous ne devons pas, en aucune façon, la laisser libérer ce qui dort dans cette boîte. » Ofelia déglutit et, si Gregor en avait été capable, il aurait vu qu’elle était terrifiée. « Autrefois, cette chose a déclenché une guerre… Une guerre pour mettre fin à toutes les guerres. Nous ne pouvons pas prendre un tel risque. Nous devons veiller à ce que le démon reste dans la boîte. Dis-le.
– Nous devons veiller à ce que le démon reste dans la boîte », murmura Gregor.
Elle se pencha tout près de lui et posa le front sur sa tempe.
« Je suis si fière de toi, pour tout cela, mon chéri, chuchota-t-elle. J’ignore si telle était ton intention, ou si c’est le destin qui t’a guidé… Mais, Gregor, je… je veux que tu saches que, malgré tout cela… je… je t’aime. »
Gregor cligna lentement des yeux et répéta inconsciemment :
« Je t’aime… »
Ofelia se redressa, le visage froissé par la honte et le dégoût, comme si la réponse monocorde de son fils la peinait.
« Assez. Quand tu seras pleinement remis, tu devras prendre d’assaut la Montagne, Gregor. Une fois entré, tu trouveras Estelle Candiano. Et tu la tueras. Puis tu t’empareras de la clé et de la boîte. Élimine quiconque essaye de t’en empêcher. Nous avons conçu de beaux et puissants outils pour t’aider dans cette tâche. Tu devras les employer pour faire ce que tu sais faire le mieux, Gregor, faire ce que nous t’avons toujours demandé de faire : combattre. »
Elle désigna quelque chose par-dessus son épaule. Gregor pivota.
Ce faisant, il se rendit compte de deux choses.
La première : il comprenait maintenant pourquoi les murs semblaient onduler, pourquoi ce bruissement et ces murmures emplissaient ses oreilles…
La pièce grouillait de papillons de nuit.
Ils dansaient, voletaient et filaient le long des cloisons, du plafond, un océan de papillons blancs flottant autour, en dessous et au-dessus de l’assemblée, pareils à des os clignotants.
La deuxième chose : quelqu’un se tenait derrière lui. Il l’aperçut en pivotant, juste du coin de l’œil.
C’était un homme. Peut-être. Une silhouette humaine, grande et maigre, enveloppée de bandes de tissu noir, tel un cadavre momifié, sous une courte cape noire.
Et la silhouette le toisait.
Gregor voulut pivoter un peu plus pour lui rendre son regard, mais elle avait disparu. À sa place s’élevait une colonne de papillons, une tornade de papillons, un vortex tourbillonnant d’ailes blanches duveteuses. Il fixa les insectes et sut qu’ils dissimulaient quelque chose ; leurs tourbillons et leurs danses cachaient une forme blanche.
La colonne se souleva lentement, comme un rideau, et il vit.
Un râtelier en bois, dont pendait une sombre armure enluminée. Une arme d’hast d’un noir brillant était intégrée à l’un de ses bras, moitié hache, moitié lance volumineuse. À l’autre était fixé un énorme bouclier circulaire, qui abritait un lance-carreaux enluminé. Et au centre de la cuirasse était posée une étrange plaque noire.
La voix de sa mère dans son oreille :
« Tu es prêt, mon chéri ? Es-tu prêt à tous nous sauver ? »
Gregor fixa la lorica. Il avait déjà vu des objets pareils, et il savait pour quoi ils étaient faits : la guerre et le meurtre.
Il chuchota :
« Je suis prêt. »