36

De l’autre côté de la ville, au sommet de la Montagne, Estelle Candiano scrutait un miroir en respirant profondément.

De longues et lentes inspirations, inspirer, expirer, inspirer, expirer, remplir jusqu’aux derniers recoins de ses poumons. Elle accomplissait une tâche extrêmement minutieuse, et l’exercice l’aidait à stabiliser ses mains – la plus petite erreur, le plus petit trait malhabile, et tout serait gâché.

Elle trempa le stylet dans l’encre – une encre chargée de particules d’or, d’étain et de cuivre – regarda dans le miroir, et continua de peindre les symboles sur sa poitrine nue.

Travailler sur un reflet était ardu, mais Estelle s’était longuement entraînée. Elle avait eu tout le temps du monde pour ça, seule et reléguée dans des appartements secondaires de la Montagne pendant près d’une décennie.

Les sceaux communs sont le langage de la création, pensa-t-elle tout en travaillant. Mais les sceaux occidentaux sont la langue dans laquelle Dieu s’adressait à la création. Elle trempa encore le stylet dans l’encre, et commença une nouvelle ligne. Avec ces injonctions, ces privilèges, on peut altérer la réalité si on le souhaite – du moment que l’on se montre prudent.

Une dernière ligne, puis une autre, terminer les sceaux… Sa main gauche en était déjà couverte, ainsi que son avant-bras, le haut de son bras, et son épaule, le tout formant une résille bouclée de symboles noirs luisants qui venaient s’enrouler autour de son cœur.

Une quinte de toux retentit, suivie d’un gargouillis. Elle regarda par-dessus son épaule, dans le miroir, la silhouette couchée sur le lit derrière elle. Un petit homme humide, aux yeux porcins, qui respirait à grand-peine.

« Veuillez ne pas bouger, père, dit-elle doucement. Et tenez bon. »

Elle consulta l’horloge au mur. Huit heures moins dix.

Ses yeux filèrent vers la fenêtre. Le paysage nocturne de Tevanne s’étirait sous la Montagne. Tout semblait calme et immobile.

« Capitaine Riggo ! » appela-t-elle.

Des bruits de pas, et la porte du bureau s’ouvrit. Le capitaine Riggo entra et salua. Il n’accorda pas un regard à Tribuno Candiano, qui sifflait au milieu de ses draps souillés. Il ne ralentit même pas face au spectacle d’une Estelle Candiano torse nu occupée à peindre des symboles sur sa peau. Le capitaine Riggo possédait la vertu la plus prisée à Tevanne : la capacité à ignorer ce qui se trouvait juste sous son nez en échange d’une somme d’argent considérable.

« Oui, madame ? » s’enquit-il.

Estelle demeura parfaitement immobile, le stylet en suspension au-dessus de sa peau.

« Quelque chose à signaler, dehors ?

– Non, madame.

– Et dans le campo ?

– Non, madame.

– Dans les Communes ?

– Autant qu’on le sache, non, madame.

– Qu’en est-il de nos troupes ?

– Elles se tiennent prêtes et pourront se déployer selon les ordres, madame. »

Elle plissa les yeux.

« Selon mes ordres.

– Oui, madame. »

Elle réfléchit.

« Vous pouvez disposer, dit-elle enfin. Prévenez-moi aussitôt si vous entendez quelque chose. N’importe quoi.

– Bien, madame. »

Il pivota sur son talon, quitta la pièce et referma la porte.

Estelle recommença à peindre les symboles sur son corps. Son père poussa un hoquet, fit claquer ses lèvres et n’émit plus un bruit.

Elle traça un trait, puis un autre…

Et se figea.

Elle cilla, se redressa pour balayer la pièce du regard.

Vide. Vide, hormis elle et son père, ainsi que toutes les antiquités de ce dernier, et celles de Tomas, posées sur le gros bureau en pierre.

« Mmh », fit-elle, troublée.

Pendant un instant, elle avait eu l’étrange et très intense impression qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce – une troisième présence, juste derrière elle, qui l’observait de près. Elle prit une inspiration, regarda autour d’elle… et s’arrêta sur l’étrange et vieille boîte que Tomas avait volée avant qu’Orso Ignacio ne puisse mettre la main dessus ; l’antiquité abîmée, assez semblable à un lexique, munie d’une serrure en or.

Estelle Candiano détailla la boîte, la serrure, le trou de la serrure. Une théorie aussi saugrenue qu’éphémère lui traversa l’esprit.

Le trou de la serrure est un œil. Qui épie tous tes gestes.

« C’est insensé », dit-elle à voix basse.

Puis, plus fort et avec davantage d’assurance, comme pour mieux se faire entendre de la boîte :

« C’est insensé. »

La boîte, naturellement, ne réagit pas. Estelle la regarda encore un moment, puis se détourna et reprit l’inscription des sceaux sur sa poitrine. Après mon élévation, pensa-t-elle, peut-être trouverai-je une utilité à tous ces vieux outils déterrés par père. Peut-être que je forcerai cette boîte et découvrirai quels trésors elle contient.

Puis ses yeux s’arrêtèrent sur l’objet placé juste à côté de la boîte : la grosse clé, avec son anneau en forme de papillon et ses dents bizarres, qu’elle avait prise à l’homme de main d’Orso. Elle lui avait permis de découvrir la dernière poignée de sceaux nécessaires pour compléter le rituel, mais Estelle n’avait pas encore percé sa nature profonde.

Peut-être n’aurai-je pas à forcer la boîte, se dit-elle. Nous verrons bien, n’est-ce pas ?