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Sancia, debout dans le noir, regardait droit devant elle, le souffle court. Elle ne comprenait pas ce qui venait de se passer. Quelques secondes plus tôt, elle se tenait dans la Montagne, Estelle s’apprêtait à terminer le rituel… et à présent, elle se retrouvait dans ce qui semblait être une immense caverne et fixait un mur de pierres nues.

Elle regarda autour d’elle. La paroi de la grotte se dressait derrière elle, et le mur sombre et luisant devant. Une lumière liquide, blanche, tombait du plafond, comme venue d’une ouverture au sommet de la salle.

« Qu’est-ce qui se passe ? » souffla-t-elle.

Une voix retentit dans la caverne ; la voix de Clef.

« Je suppose, annonça-t-il, que c’est une conséquence de notre lien. »

Elle regarda encore autour d’elle, surprise. L’immense caverne semblait vide et abandonnée.

« Clef ? » appela-t-elle.

L’écho de la voix lui répondit :

« Viens me trouver. Il te faudra sûrement marcher un peu. Je suis au centre. »

Elle entreprit de longer le mur. Sur une longue distance, il resta nu et solide, mais, enfin, elle atteignit une brèche où la pierre semblait avoir vieilli et pourri, et elle réussit à franchir la cloison. De l’autre côté, au-delà d’un espace réduit, se trouvait un deuxième mur.

Elle suivit cette nouvelle surface longue et lisse, jusqu’à ce qu’elle atteigne une autre portion décatie. La maçonnerie était molle et friable et la majeure partie du mur s’effondrait. Elle réussit à le traverser aisément, et de l’autre côté s’étendait, naturellement, un troisième mur.

Et au-delà de celui-ci, encore un autre. Et un autre. Et un autre.

Jusqu’à ce qu’elle arrive au centre de la caverne.

Après s’être faufilée à travers une dernière ouverture, elle découvrit une salle au milieu de laquelle reposait une machine. Une immense machine ; un mécanisme d’une complexité impossible, assemblage stupéfiant de rouages, d’engrenages, de chaînes et de bielles formant une véritable tour. Tout était immobile et silencieux, mais Sancia sut que la machine n’était que momentanément muette ; bientôt, elle recommencerait à vrombir, à claquer et cliqueter.

Une quinte de toux retentit et Sancia remarqua un trou sous la construction. Elle s’agenouilla, regarda à l’intérieur et laissa échapper un grognement.

Un homme était coincé dans le gouffre, couché sur le dos sous le mécanisme, qui l’avait mutilé au-delà de toute description. Son torse, ses jambes et ses bras étaient traversés par des tourillons et des tiges, ses pieds tordus et écorchés par des courroies et des ressorts, sa cage thoracique était lacérée par des chaînes et des dents de métal…

Malgré tout, il était en vie. Sa respiration sifflait, visiblement douloureuse, et lorsqu’il entendit le hoquet de Sancia, il leva les yeux vers elle ; et, au grand étonnement de cette dernière, sourit.

« Ah, dit-il faiblement. Sancia. Je suis heureux de pouvoir enfin te parler en personne. » Il regarda autour de lui. « D’une certaine manière, je veux dire. »

Elle le fixa. L’homme ne lui rappelait rien. Il avait légèrement dépassé l’âge mûr, sa peau était pâle, ses cheveux étaient blancs – mais elle connaissait sa voix. Il parlait avec la voix de Clef.

« Qui…, commença-t-elle. Qui êtes…

– Je ne suis pas la clé, soupira l’homme. De même que le vent n’est pas le moulin, je ne suis pas Clef. Je suis seulement la chose qui alimente la machine. » Il parcourut du regard les engrenages et les rouages qui le cernaient. « Tu comprends ? »

Elle croyait comprendre, en effet.

« Vous… Tu es l’homme qu’ils ont tué pour fabriquer Clef, dit-elle. Ils t’ont arraché à ton corps et t’ont mis dans la clé. » Elle contempla le vaste amalgame de manivelles et de dents qui les entourait. « Et… c’est lui ? C’est Clef ? »

Il sourit encore.

« C’est… une représentation. Tu te livres involontairement à un exercice dans lequel les gens ont toujours excellé : tu réinterprètes ce qui se trouve devant toi en des termes qui te sont compréhensibles.

– Alors… on est à l’intérieur de Clef. En ce moment.

– D’une certaine manière, oui. Je t’aurais bien proposé du vin et des gâteaux, mais… » Il baissa les yeux sur son corps. « Je n’ai pas trouvé le temps de les préparer, je le crains.

– Comment ? demanda Sancia. Comment est-ce que je me suis retrouvée là ?

– C’est simple. Tu as été changée. Tu peux à présent faire une bonne partie des choses que je peux faire, petite, dit l’homme. J’ai vécu dans tes pensées pendant longtemps. J’ai été à l’intérieur de ton esprit. Alors, maintenant que tu disposes des outils nécessaires, il t’est parfaitement possible d’entrer dans le mien. »

Elle le regarda et sentit qu’il ne lui disait pas tout. Elle se retourna vers la brèche qu’elle venait de franchir et réfléchit.

« C’est parce que tu t’effondres, n’est-ce pas ? dit-elle. Je peux entrer parce que les murs tombent en morceaux. Parce que tu es mourant. »

Le sourire de l’homme s’effaça.

« La clé se détériore, oui. La boîte… Simplement entrer en contact avec une chose pareille a raison des dernières forces de la clé.

– Alors on ne peut pas l’ouvrir, dit-elle doucement.

– Pas comme ça, non.

– Mais… on ne va pas rester les bras croisés ! Qu’est-ce qu’on peut faire ?

– Nous avons un peu de temps, répondit l’homme. Le temps, ici, n’est pas le même qu’à l’extérieur, je le sais bien… Je suis emprisonné dans cette machine depuis des éternités.

– Est-ce que Valeria peut interrompre le rituel, même s’il a déjà commencé ?

– Valeria ? C’est le nom qu’elle t’a donné ? Intéressant. Elle en a porté plusieurs au fil des ans. Et celui-là… » Son visage s’emplit d’une étrange horreur. « J’espère que c’est juste une coïncidence.

– Elle disait qu’elle pouvait mettre un terme à tout ça. C’est vrai ?

– Elle le peut, répondit l’homme, encore visiblement secoué. Elle peut mettre un terme à un tas de choses. Je suis bien placé pour le savoir. Je suis l’une des personnes qui l’ont construite. »

Sancia le dévisagea. Elle se rendit compte qu’elle n’avait pas encore posé une question pourtant évidente.

« Comment t’appelles-tu ? demanda-t-elle. Ton nom n’est pas Clef, n’est-ce pas ?

– Avant, je… j’étais un homme appelé Claviedes, dit-il avec un sourire las. Mais tu peux m’appeler Clef, si tu veux. C’est l’un de mes vieux surnoms. Autrefois, j’ai fabriqué de nombreuses choses. La boîte que tu désires ouvrir, par exemple, ainsi que ce qu’elle abrite. Il y a très, très longtemps.

– Tu es un Occidental ? Un hiérophante ?

– De simples mots très détachés de ce qui a pu se passer jadis, protesta-t-il. Je ne suis rien, à présent. Un esprit dans une machine, rien de plus. N’aie pas pitié de moi, Sancia ; souvent, je me dis que je mérite bien pire que ça. Écoute, tu veux ouvrir la boîte et libérer ce qu’elle renferme ?

– Ouais, si ça peut arrêter Estelle et sauver des vies, dont la mienne.

– Ça sera le cas, dit-il en poussant un profond soupir. Pour un temps.

– Pour un temps ?

– Oui. Tu dois comprendre, petite, que tu vas plonger au cœur d’une guerre qui dure depuis des temps immémoriaux. Une guerre entre ceux qui fabriquent et ce qui est fabriqué, entre ceux qui possèdent et ceux qui sont possédés. Tu as déjà vu ce dont les puissants sont capables : ils transforment les gens en esclaves volontaires, en outils, en machines. Mais si tu ouvres la boîte, si tu libères ce qu’elle contient… tu entameras un nouveau chapitre de cette guerre.

– Je ne comprends rien à tout ça. Qui est vraiment Valeria ?

– Tu le sais déjà, n’est-ce pas ? Elle s’est révélée à toi, elle t’a laissée l’apercevoir quand elle t’a changée, non ? »

Sancia réfléchit en silence pendant un long moment avant de répondre :

« J’ai vu une gravure sur bois, il y a longtemps, très bizarre… un groupe d’hommes dans une pièce étrange – la salle au centre du monde, disaient-ils. Il y avait une boîte devant eux. Ils l’ouvraient, et de la boîte émergeait… quelque chose. Un dieu, peut-être. » Elle le regarda. « Un ange dans un bocal… Un dieu dans un panier, ou un lutin dans un dé à coudre… Tout ça, c’est elle, non ? Toutes les histoires sont vraies, et parlent d’elle, du dieu artificiel dans sa boîte, construit par Crasedes à partir de métaux et de machines…

– Mmh, fit Claviedes. Elle n’est pas tout à fait un dieu, en fait. Valeria est davantage une injonction compliquée lancée sur la réalité, afin de la pousser à changer d’elle-même. Elle en est encore à remplir toutes les obligations de cette injonction. Ou du moins, à essayer. En d’autres termes, elle n’est pas un dieu, mais un processus. Une séquence. Simplement, ça ne s’est pas passé comme prévu.

– Et vous l’avez combattue, n’est-ce pas ? Elle ne me mentait pas quand elle me l’a dit, si ? Vous avez mené une véritable guerre contre elle…

– Je ne me suis pas battu directement, mais… » Il marqua un temps d’arrêt. « Tous les serviteurs, reprit-il rapidement, finissent par douter de leurs maîtres. De même que tu exploites les failles d’une enluminure, Valeria a fini par trouver un moyen d’utiliser les failles de ses propres injonctions. Elle continue de leur obéir… mais d’une manière inhabituelle. »

Sancia s’assit, sonnée. Elle n’arrivait pas à appréhender tout cela.

« Alors… Soit on libère un dieu artificiel de sa boîte, un dieu contre lequel vous avez mené une guerre désastreuse… Soit je laisse Estelle devenir un monstre. Voilà le choix qui m’est offert.

– Hélas. Et si je ne doute pas que Valeria contrecarrera le rituel d’Estelle… personne ne peut prévoir ce qu’elle fera par la suite.

– Tu parles d’un choix…

– Certes. Mais écoute, Sancia, écoute bien. Tu manques effectivement d’options, pour l’instant. Mais dans l’avenir, tu devras faire beaucoup d’autres choix. Tu as été changée. Tu possèdes des pouvoirs, des outils et des capacités que tu n’imagines même pas.

– Quoi ? dit-elle d’un ton misérable. Tu veux dire, jouer avec les enluminures ?

– Tu apprendras bientôt à faire des tas de choses, Sancia… tu le devras. Parce que la guerre approche. Elle t’a déjà trouvée, ainsi que le reste de cette cité. Et quand tu choisiras comment agir, souviens-toi que les premiers pas que tu feras décideront de tous ceux qui suivront.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Souviens-toi des plantations, de l’esclavage. Ce devait être la solution à court terme d’un problème momentané. Mais les gens de Tevanne ont fini par en dépendre. C’est devenu partie intégrante de leur mode de vie. Et, sans même s’en rendre compte, ils n’ont plus été capables de trouver un moyen d’en sortir. Les choix que tu fais te changent au fil du temps, Sancia. Prends garde que tes choix ne te transforment pas en quelqu’un que tu ne reconnaîtras pas… ou tu finiras comme moi. »

Il lui lança un faible sourire.

« Comment la libérer, alors ? demanda Sancia. Qu’est-ce que je peux faire ?

– Toi ? Rien. C’est ma tâche. Mon fardeau, à moi seul.

– Comment ça ? Je croyais que la clé s’usait, tombait en morceaux ?

– Oh, c’est le cas. Mais plus mes murs sont fragiles, plus grande est ma maîtrise. Si je n’ai peut-être pas la force d’ouvrir la boîte de Valeria, il m’en reste assez pour remettre la clé dans son état originel. Et ce sera suffisant pour ouvrir la boîte. »

Elle réfléchit au sens de ses paroles.

« Mais… si la clé retrouve son état originel… est-ce qu’on pourra encore discuter ? Parler ? Être… amis ? »

Il eut un sourire triste.

« Non. »

Elle recula, blessée.

« Mais… ce n’est pas juste.

– Non. En effet.

– Je ne veux pas que tu meures, Clef ! Je sais que ce n’est pas vraiment une mort, mais curain, c’est la même chose !

– Eh bien, tu n’as pas vraiment ton mot à dire, je le crains. C’est mon choix. C’était bon, de te parler ; et je devais t’avertir de ce qui t’attend avant que nos chemins ne se séparent.

– Alors… c’est un adieu ?

– Oui, dit-il doucement. C’est un adieu. » Quelque chose claqua brutalement au-dessus d’elle, et la machine commença à tourner. « Souviens-toi : agis avec compassion, apporte la liberté aux autres et tu te tromperas rarement, Sancia. Voilà ce que j’ai appris. J’aurais aimé le savoir de mon vivant. »

Quelque chose remua et cliqueta, et un immense rouage se mit en branle au-dessus d’eux.

« Au revoir, Sancia », chuchota-t-il.

L’air s’emplit du vrombissement des mécanismes, du murmure des engrenages, et tout devint blanc.

 

Sancia ouvrit les yeux.

Elle était toujours dans la Montagne, sur ce minuscule bout de plancher, avec Estelle et Tribuno, et le coffret se trouvait encore devant elle, luisant tel un fer chauffé au rouge…

Mais Clef bougeait. Elle le sentit tourner dans sa main, comme si une partie de la serrure cédait enfin.

Un son profond retentit quelque part dans la boîte, à l’instar d’un écho dans une salle prodigieusement vaste – beaucoup, beaucoup plus que la boîte même.

« Qu’est-ce que tu as fait ? hurla Estelle. Qu’est-ce que tu as f… »

Alors, le couvercle de la boîte s’ouvrit dans un claquement.

Une lumière vive, aveuglante en émana, comme si ce coffret en pierre contenait le soleil même, accompagnée d’un crissement terrifiant, pareil à celui d’énormes roues de métal freinant en travers du ciel. Sancia poussa un cri, se couvrit les yeux d’une main, l’autre encore sur Clef, et essaya de détourner le regard. Mais la lumière semblait être partout, tout baigner, s’insinuer en elle en la brûlant et, quelque part, elle entendit le bruit d’un millier d’horloges carillonnant dans une pièce lointaine…

Puis la lumière mourut, les carillons et le crissement cessèrent, et soudain la boîte ne fut rien de plus qu’un vieux coffre fissuré et vide.

Sancia cligna des yeux et regarda autour d’elle. Elle n’avait pas bougé mais son environnement lui semblait… différent. Les couleurs étaient bizarrement ternies, comme si toutes choses avaient perdu un peu de leur lumière.

Puis elle entendit de légers cliquetis réguliers, pareils à ceux des roues et des pendules d’une immense horloge, et elle la vit.

Une femme faite d’or, debout au bord de l’îlot, contemplant Tevanne.

Elle n’était plus la petite chose gracile que Sancia avait aperçue dans la prison de Tomas. Elle était devenue immense : elle mesurait sûrement entre deux et trois mètres, bien que Sancia ne puisse en être sûre. Ses épaules étaient larges, ses bras épais ; elle ne ressemblait plus à une statue, à une effigie humaine sculptée dans de l’or, mais paraissait à présent revêtue d’une armure d’or, entre les plaques de laquelle on croyait apercevoir… quelque chose.

Quelque chose qui cliquetait, vrombissait et vibrait.

Une voix à la fois lointaine et proche retentit dans les oreilles de Sancia :

« Je connais ce ciel », dit doucement Valeria. La géante d’or tendit le doigt. « Autrefois, il y avait des étoiles, ici. Quatre. Je les ai cueillies et je les ai jetées sur la tête de mes ennemis alors même qu’ils montaient à l’assaut de mon ampleur… en vain. Du moins pour le moment. » Elle changea de jambe d’appui. « Après, ils ont trouvé un moyen de tuer les étoiles mêmes. De me priver de mon arme préférée. Mais, autrefois, il y avait des étoiles ici. »

Sancia regarda autour d’elle, ou du moins essaya – paralysée sur place, elle ne pouvait plus bouger. Du coin de l’œil, elle aperçut Estelle et Tribuno, tout aussi immobiles qu’elle. Comme si l’arrivée de Valeria avait pétrifié le monde entier.

Lentement, la géante pivota. Les cliquetis gagnèrent en intensité, comme le tumulte des insectes par une chaude après-midi. Son visage était à présent un masque, un masque d’or serein et vide, sans ouvertures pour les yeux ou la bouche. Ses cheveux évoquaient ceux d’une sculpture, boucles dorées ruisselant sur ses vastes épaules.

« Et vous, petit oiseau », dit-elle.

Elle se rapprocha de Sancia et, à chaque pas, parut encore grandir, jusqu’à ce qu’elle devienne une statue colossale qui baissait sur elle des yeux d’or.

Mon Dieu, pensa Sancia avec terreur. Qu’est-ce que j’ai libéré ?

« Vous, reprit Valeria. Vous m’avez délivrée. » Elle s’agenouilla – un mouvement long et lent – et plongea ses yeux vides, masqués, dans ceux de Sancia. « J’ai une dette envers vous, n’est-ce pas ? »

Sancia ne pouvait toujours pas bouger mais lança un coup d’œil dans la direction d’Estelle et de Tribuno. Valeria se retourna vers eux.

« Ah. Oui. L’élévation. Vous désirez que j’intervienne ? Je comptais le faire de toute façon. L’apparition d’un autre Faiseur… ne serait pas optimale. »

L’air frissonna et Valeria disparut subitement. Sancia la vit alors, toujours du coin de l’œil, qui se penchait sur Tribuno et Estelle et faisait… quelque chose à la dague d’or que tenait cette dernière. Les cliquetis s’amplifièrent encore, assourdissants, secs, tel le chant d’une nuée de cigales terrifiées.

L’air remua subitement, comme si quelqu’un avait claqué une grande porte dans une petite pièce.

« Là, dit Valeria. Un simple ajustement… »

Un autre frisson, et une ombre tomba tout à coup sur Sancia, qui comprit que Valeria se tenait derrière elle – et d’après la taille de son ombre, elle avait encore grandi, à tel point que…

« Je vous dois encore quelque chose, dit-elle. Un jour, nous déciderons comment je paierai ma dette. Pour l’instant, allez prudemment, petit oiseau. Un vieux monstre se cachait dans votre cité. Et, ce soir, vous vous en êtes fait un ennemi. Il ne vous pardonnera pas tout cela. Alors, comme je vous l’ai dit… allez prudemment. »

L’air fut parcouru d’un nouveau tremblement. Les cliquetis devinrent un cri perçant, puis cessèrent abruptement. L’ombre disparut, et…

 

Sancia s’effondra en grognant. Elle resta couchée par terre un moment – tout son corps était perclus de douleurs – puis elle se reprit et regarda autour d’elle.

Valeria avait disparu. Le coffret était encore ouvert mais semblait vide.

Est-ce que ça s’est vraiment passé, ou est-ce que je l’ai imaginé ?

Alors, elle remarqua Estelle et Tribuno. Ce dernier était visiblement mort. Estelle serrait encore le poignard.

« Que… qu’est-ce qui s’est passé ? demanda cette dernière d’une voix faible. Pourquoi est-ce que ça ne fonctionne pas ? »

Sancia regarda la dague. Elle n’était plus faite d’or, mais de fer ordinaire, et ne portait pas le moindre sceau.

« Pourquoi ne suis-je pas immortelle ? fit Estelle. Pourquoi… pourquoi ne suis-je pas devenue une hiérophante ? »

Un léger clapotis ; le sang d’Estelle coulait par terre. Puis ses forces l’abandonnèrent et elle glissa le long du montant du lit, tâtant inutilement ses jambes.

Sancia la rejoignit et baissa les yeux sur elle.

« Ce n’est pas juste », murmura Estelle, aussi pâle que du sable blanc. « Je… je devais vivre éternellement… Je devais accomplir tant de prodiges… » Elle cligna des yeux et déglutit. « J’ai fait tout le nécessaire. Je n’ai pas commis la moindre erreur.

– Non, rétorqua Sancia. Regardez-vous. Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? »

Les yeux d’Estelle fouillèrent le ciel, paniqués.

« Ce n’était pas censé se passer comme ça. Pas du tout. »

Puis elle s’immobilisa. Sancia la fixa encore quelque temps, puis se tourna vers Gregor. Il était encore couché, saignant abondamment dans sa lorica, et la contemplait avec des yeux vides et tristes. Elle le rejoignit et lui dit :

« Allez. On va vous sortir de ce truc. » Elle trancha les courroies de la cuirasse et vit la profonde blessure qu’Estelle lui avait infligée au bras. Elle improvisa un bandage et aida Gregor à s’asseoir. « Là. On y est. Vous pouvez parler ? »

Il ne bougea ni ne répondit.

« On doit se tirer d’ici, Gregor. Tout de suite. D’accord ? »

Elle fouilla l’îlot du regard et récupéra l’imperiat. Puis elle s’interrompit pour examiner de nouveau le coffret. Clef était toujours enfoncé dans la serrure. Elle s’en approcha lentement, hésita, puis finit par le prendre.

Clef ? > demanda-t-elle.

Rien. Pas de réponse, comme elle s’y attendait. La clé reposait dans le creux de sa main, inerte.

« Je… je trouverai un moyen de te réparer, renifla-t-elle en s’essuyant les yeux. Je te le promets. Je… »

Abattue, elle se tourna vers la cité. Depuis ce perchoir, elle voyait une grande partie du campo Candiano ; des soldats Dandolo s’y déversaient par toutes les issues.

Elle retourna auprès de Gregor.

« Allez, levez-vous. Il est temps de partir. »

 

« Ça a marché ? demanda Berenice. C’est fini ? »

Orso examinait le dôme brisé de la Montagne à l’aide de la longue-vue.

« Je vois que dalle ! Comment voulez-vous que je le sache ?

– Euh, monsieur ? Vous devriez regarder ça. »

Orso abaissa la longue-vue et se retourna vers les Communes. Des soldats en armure envahissaient les rues, épées et espringales au clair. Tous portaient le jaune et le blanc de Dandolo.

« Est-ce que ça devrait… nous rassurer ? » demanda Berenice.

Orso scruta leur visage sévère et dur, le visage d’hommes à qui l’on a accordé le droit de faire des choses horribles.

« Non, dit-il. Non, au contraire. Partez, Berenice.

– Quoi ? s’étonna-t-elle.

– Filez discrètement vous cacher quelque part. Par cette rue, ou celle-là. » Il tendit le doigt. « Je vais les retenir. Je pense qu’ils sont là pour moi, de toute façon. Retournez à la crypte si vous pouvez. J’essaierai de vous rejoindre.

– Mais, monsieur…

– Exécution ! » coupa-t-il.

Elle recula, le regarda un instant, puis tourna les talons et se glissa dans une allée pour s’enfoncer dans les Communes.

Orso prit une inspiration, bomba le torse et se dirigea vers les soldats.

« Bonsoir, les gars ! Comment va, ce soir ? Hum, je suis Orso Ignacio et je…

– Orso Ignacio ! cria l’un des soldats. Hypatus du Cartel Dandolo ! Je vous ordonne de lever les mains et de vous coucher par terre !

– Ouaip, fit Orso. Ouaip, pigé. » Il s’exécuta en soupirant. « Bon Dieu, quelle soirée… »