À la nuit tombée, Berenice, Sancia et Gregor se faufilèrent dans les Communes, au sud du campo Candiano. Le sang de Sancia bourdonnait et bouillonnait dans ses veines. Elle se sentait souvent nerveuse avant un cambriolage, mais ce soir, c’était différent ; elle essayait de détourner les yeux de la Montagne, au loin, afin d’oublier à quel point.
« Moins vite ! siffla Berenice derrière elle. On a encore du temps avant que la barge arrive ! »
Sancia ralentit et attendit. Berenice marchait le long du canal, armée d’une canne à pêche au bout de laquelle une ficelle traînait une petite boule de bois dans l’eau. Sancia discernait à peine la capsule qui glissait sous la boule. Elle semblait flotter convenablement, à son grand soulagement.
« Je veux avoir le temps de m’assurer que cette saloperie fonctionne, dit Sancia. Ça serait moche, comme cercueil.
– C’est vexant, dit Berenice. Vous insultez ma maîtrise de l’art.
– Ce n’est pas le moment de bâcler », renchérit Gregor, qui marchait derrière Berenice. « L’imprudence est la mère de bien des enterrements. »
Il portait une épaisse écharpe et un large chapeau afin de dissimuler autant que possible son visage.
Enfin, ils arrivèrent à l’embranchement où les barges de livraison quittaient le canal principal. Sancia parcourut le chenal du regard, cherchant le point où il passait sous les remparts de Candiano.
« La barge est censée transporter une cargaison de mangues, dit Berenice. C’est pour ça que j’ai apporté ceci. » Elle produisit une petite mangue pas encore mûre, et la retourna pour révéler un trou creusé dans sa chair, qui abritait un interrupteur. « L’ancre qui tirera la capsule se trouve dedans.
– Astucieux, commenta Gregor.
– J’espère. Ça devrait être difficile à repérer. Lorsque la barge passera, je la jetterai à bord.
– Bien. » Gregor regarda autour de lui. « Je vais me rendre au campo Candiano pour installer celle de l’appareil à voile.
– Assurez-vous de la poser à portée de la Montagne, dit Sancia. Je n’ai pas envie de faire une chute libre.
– Orso m’a indiqué un certain carrefour qui devrait l’être. Bonne chance à vous deux. »
Sur ce, il disparut dans la nuit.
Par-dessus son épaule, Berenice consulta le cadran rosâtre du clocher Michiel, au loin.
« On a à peu près dix minutes. C’est le moment de nous préparer. »
Elle ramena à elle la boule de bois, ajusta quelque chose à sa surface, et la tint au-dessus du fil de l’eau, comme si elle cherchait à appâter un crocodile avec la promesse d’un bras.
À leurs pieds, les eaux remuèrent et bouillonnèrent ; les plaques de métal noir de la capsule émergèrent peu à peu.
« Oh, merde », chuchota Sancia.
Tout en faisant de son mieux pour se détendre, elle s’agenouilla afin d’ouvrir l’écoutille.
« Je vais vous aider à entrer », dit Berenice.
Elle tendit la main pour stabiliser Sancia tandis que cette dernière se glissait maladroitement dans l’habitacle, qui lui parut soudain minuscule.
« Bon Dieu, souffla-t-elle. Si je survis à ça, je… je…
– Vous ?
– Je ne sais pas. Je ferai quelque chose de très amusant et de très stupide.
– Hum. Eh bien, on pourrait aller prendre un verre, par exemple ? »
Sancia, assise dans la capsule, cligna des yeux.
« Euh… quoi ?
– Prendre un verre. Vous savez ? On envoie du liquide dans sa bouche et on l’avale. »
Elle dévisagea Berenice, bouche bée, ne sachant trop que répondre.
Cette dernière eut un fin sourire.
« Je vous ai vue me regarder. Quand on allait des Communes au campo, et à d’autres moments. »
Sancia referma sèchement la bouche.
« Oh. Ah.
– Oui. Je me suis dit, sur le coup, qu’il valait mieux rester professionnelles, mais… » Elle balaya du regard le canal nauséabond. « … tout ceci n’est pas très professionnel.
– Pourquoi ? demanda Sancia avec une surprise sincère.
– Pourquoi vous proposer cela ?
– Ouais. C’est bien la première fois que ça m’arrive. »
Berenice chercha ses mots.
« Je suppose que… je trouve votre… insoumission très rafraîchissante.
– Mon insoumission est rafraîchissante ? » répéta Sancia.
Elle ne savait pas du tout comment le prendre.
« Je vais le formuler autrement, reprit Berenice en rosissant. Je passe mes journées dans une poignée de pièces closes. Je n’en sors jamais. Je ne quitte pas le bâtiment, le pâté de maisons, l’enclave, le campo. Alors, de mon point de vue, vous êtes… très différente. Et intéressante.
– Parce que, dit Sancia, je suis insoumise, et c’est rafraîchissant.
– Euh… Oui.
– Vous savez, dit Sancia, que si je me rends dans tous ces endroits fascinants, c’est pour avoir de quoi m’acheter à manger, non ?
– Si.
– Et vous êtes consciente que vous transportez dans vos poches, le plus souvent, une puissance de feu suffisante pour abattre littéralement un mur, pas vrai ?
– C’est exact. Mais je n’avais jamais fait une chose pareille avant votre arrivée. » Elle leva les yeux. « Je crois que c’est la barge. »
Sancia se coucha dans la minuscule capsule, sortit une lampe enluminée et l’alluma.
« Je vais réfléchir à cette histoire de verre. Si je survis, bien sûr.
– Faites donc », dit Berenice. Son sourire s’effaça. « Je vais immerger la capsule, maintenant, et poser l’ancre. Tenez bon.
– D’accord. »
Sancia referma l’écoutille.
< Ah >, dit Clef une fois qu’elle se retrouva seule dans la capsule. < Eh bien, je ne m’attendais pas à ce que ça se passe comme ça. >
< Sans blague. Je… >
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase : son estomac se souleva lorsque le véhicule plongea brusquement jusqu’au fond du canal.
« Oh, merde ! » souffla-t-elle. Elle entendait l’eau gargouiller et frémir tout autour d’elle, un son amplifié par le minuscule, minuscule habitacle de la capsule. « Merde, merde, merde ! »
< Ne t’inquiète pas >, lui dit Clef. < Cette machine est bien conçue. Tout ira bien. Respire normalement. >
< Ça va me détendre ? >
< Ouais. Et aussi, ça évitera que tu manques d’air. >
Elle ferma les yeux et essaya de respirer normalement.
< Prête, petite ? > demanda Clef avec enthousiasme. < Ce soir, on va percer le plus gros coffre-fort du monde ! Plus gros qu’un fichu pâté de maisons ! >
< Pour un mort, tu ne manques pas d’entrain. >
< Hé ! Techniquement, je ne suis pas mort, seulement mourant. Je dois saisir l’occasion de m’amuser dès que je le peux. >
Sancia soupira en entendant la barge glisser sur l’eau au-dessus d’eux.
< Piégée dans un cercueil, sous l’eau, en compagnie d’un mort lui-même piégé dans une clé. Merde, comment je fais pour me retrouver dans des situations pareilles ? >
Il y eut une légère pression et la capsule commença à avancer lentement en glissant au fond du canal.
< C’est parti >, souffla Sancia.
Elle attendit en écoutant le bruit de l’embarcation qui raclait la boue et la pierre.
Une heure s’écoula, peut-être deux. Elle se demanda distraitement si être mort ressemblait à ça. Si cette chose avait une fuite et que je mourais ici, est-ce que je m’en rendrais seulement compte ?
Enfin, la capsule s’arrêta. Sancia dit :
< Clef, il se passe quelque chose, là-haut ? >
< Il y a des appareils dans la barge. Je suppose que le rafiot entier est un appareil, en fait. Je crois qu’ils sont en train de le décharger. >
< Alors on est arrivés. Espérons qu’on ne va pas émerger sous le nez d’un pêcheur. >
Elle actionna un interrupteur. Le conteneur de métal remonta lentement, maladroitement vers la surface.
Sancia entrouvrit l’écoutille et jeta un regard alentour. Elle flottait près d’une passerelle de pierre qui courait le long du canal, juste au sud du dock de la Montagne. Elle s’y hissa, referma l’écoutille derrière elle et actionna un autre levier. La capsule retourna silencieusement au fond du canal.
Elle regarda autour d’elle. Pas de cris, pas d’alarme. Elle portait les couleurs des Candiano, si bien qu’elle ne détonnait pas dans le paysage. Il n’y avait à proximité que l’équipage de la barge, qui déchargeait sa cargaison.
Alors, elle vit la Montagne.
« Oh… Oh mon Dieu. »
Elle se dressait dans le ciel nocturne comme la fumée d’un feu de forêt, plus brillante qu’une torche au magnésium ; des projecteurs hérissaient la courbe de sa peau noire, percée de minuscules fenêtres circulaires pareilles aux hublots d’un navire. Le spectacle lui noua l’estomac.
Le trente-quatrième étage est quelque part là-dedans, pensa-t-elle. C’est là que je dois aller. Et c’est de là que je repartirai en planant. Bientôt.
< Le jardin >, dit Clef. < La porte. Vite. >
Sancia remonta au niveau des rues et suivit une allée jusqu’à l’entrée du jardin, un gros portail de pierre blanche qui s’ouvrait au milieu d’une haie plutôt clairsemée. Des lanternes flottantes blanches décrivaient des cercles paresseux au-dessus du parc. Après avoir examiné les environs, Sancia s’y faufila.
Le jardin courait le long du flanc de la Montagne, ce qui lui conférait l’étrange aspect d’une cour construite le long d’une falaise. Sous le terne faisceau blanc des lampes, les haies taillées, les nobles statues et les kiosques de pierre composaient un décor incongru et inquiétant au milieu des pelouses moutonneuses.
< Des gardes >, l’avertit Clef. < Trois. Ils marchent entre les haies. Prudence. >
Le jardin était théoriquement ouvert à tous les résidents de l’enclave, mais elle préféra ne pas prendre de risque. Grâce aux instructions de Clef, elle évita leur ronde paresseuse et fit route vers le pont de pierre qui se courbait au-dessus du babil d’un ruisseau. Elle toucha le coffret en métal froid, caché dans sa poche. Le sang qu’Estelle Candiano leur avait fourni allait être mis à l’épreuve.
Elle attendit que la voie soit libre et longea le ruisseau jusqu’au pont. À son approche, un joint parfaitement circulaire apparut dans sa surface de pierre lisse. Puis, sans un bruit, le disque ainsi révélé s’enfonça dans le pont et roula sur le côté pour ouvrir le passage.
< Ouah ! > fit Clef. < Impressionnant ! Ce truc a été enluminé par quelqu’un de brillant, petite. >
< Ça n’a rien de rassurant, Clef. >
< Eh, il faut savoir louer le talent quand on le rencontre. >
Elle se glissa dans l’ouverture, qui se referma silencieusement derrière elle. Elle se retrouva au sommet d’une volée de marches, qu’elle descendit jusqu’à un tunnel fait de pierres grises, droit et lisse, éclairé par une ligne de puissantes lampes blanches, qui s’étiraient si loin qu’elles confondaient l’œil.
Sancia s’engagea dans le corridor.
< C’est beaucoup plus beau que la plupart des tunnels que j’ai explorés jusque-là. >
< Ouais. Pas de merde, de rats, ni de serpents, hein ? >
< Ouais. > Elle continua de marcher. La fin du tunnel ne semblait pas se rapprocher. < Mais… franchement, je préfère encore les autres. > Elle jeta un bref regard aux murs gris et lisses. < Ça me flanque les jetons. On approche du bout du passage ? >
< Je ne sais pas. Je suppose que non, du coup. >
Elle continua de marcher. Et encore. Elle avait l’impression de progresser dans le vide.
Alors, Clef parla :
< Wouaaah… >
< Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? >
< Tu ne sens pas ? >
< Non ? Quoi ? >
< On vient juste de franchir une… sorte de barrière. >
Elle regarda derrière elle mais ne distingua pas le moindre changement dans l’aspect des parois grises et uniformes.
< Je ne vois rien. >
< Eh bien, fais-moi confiance, c’est le cas. On est… arrivés quelque part. Je crois. >
< Dans la Montagne ? >
< Que je sois pendu si je le sais, petite. >
Au bout de dix minutes supplémentaires, elle atteignit enfin un escalier en colimaçon qui cette fois montait. Elle grimpa jusqu’à son sommet, mais il finissait sur un mur vierge. Un grand murmure emplit sa tête lorsqu’elle déboucha dans le cul-de-sac. Alors, elle remarqua une poignée sur une cloison latérale. Elle fit une pause avant de la tirer.
< Il y a quelqu’un de l’autre côté, Clef ? >
< Euh, non. >
< Qu’est-ce qu’il y a de l’autre côté, alors ? >
< Des tas de trucs. Tu verras. >
Sancia tira la poignée. Une fois de plus, un joint parfaitement rond apparut dans la pierre, et le disque révélé roula sur le côté pour la laisser passer. Mais de l’autre côté, il n’y avait… rien. Du moins de prime abord. Ça ressemblait à un rideau. Puis elle comprit : Il a dissimulé l’accès derrière une tenture. Elle l’écarta et avança.
Elle émergea dans un somptueux couloir de pierre vert sombre, au plafond haut et décoré sur toute sa longueur de moulures d’or complexes. Des portes de bois blanc perçaient les murs, toutes parfaitement circulaires et munies en leur centre d’une poignée de fer noir. C’était manifestement l’aile résidentielle de la Montagne. Une sorte de lumière irradiait depuis le fond du couloir.
Sancia se dirigea vers elle. Alors, elle vit ce qui s’étendait au-delà et eut un hoquet de surprise.
La Montagne, comprit-elle, était une gigantesque coquille. Et se trouver en son sein revenait à se trouver au centre d’une…
Eh bien, d’une montagne. Mais une montagne creuse.
Elle contempla les innombrables anneaux que décrivaient les autres niveaux, vert et or, frissonnants de lumière, tous bordés de fenêtres révélant leurs occupants, qui vivaient, œuvraient, besognaient. Sancia se trouvait quatre niveaux au-dessus du rez-de-chaussée, lequel était incroyablement vaste et illuminé par de grandes et brillantes lampes flottantes façonnées dans du verre et du cristal. D’immenses colonnes d’airain couraient en quinconce sur le sol de marbre – et certaines semblaient monter ou descendre sur place. Sancia mit un moment à comprendre que ces colonnes étaient creuses et contenaient de toutes petites pièces qui montaient ou descendaient avec elles, afin d’acheminer leurs occupants vers des sortes de postes d’arrêt suspendus. Sûrement les ascenseurs qu’Orso a mentionnés, pensa-t-elle. D’immenses bannières pendaient entre ces postes, frappées du gigantesque logotipo doré des Candiano, rehaussé par l’éclat des lanternes enluminées. L’ensemble formait une tapisserie infinie de lumières, de couleurs et de mouvements.
Orso l’avait prévenue : c’était un autre univers. Et tout cela grâce aux…
Le côté de sa tête s’échauffa subitement et ses yeux se mirent à larmoyer. Elle serra les dents ; le vacarme de cette foule d’enluminures la frappa, la perça, mordit son esprit.
< Ah, je comprends… Tiens bon >, dit Clef.
< C’est… c’est trop ! > s’écria-t-elle. < C’est trop, beaucoup trop ! Je ne le supporterai pas ! >
< Tiens bon, accroche-toi ! Tes talents sont une connexion à double sens ; je peux partager ton esprit tout comme mes pensées peuvent faire irruption dans les tiennes. Voyons si j’arrive à te soulager d’une partie de ce fardeau… >
L’éruption de murmures grésilla, puis diminua rapidement pour atteindre un niveau tolérable – sans toutefois disparaître complètement.
Elle hoqueta, soulagée.
< Qu’est-ce que tu as fait, Clef ? >
< C’est un peu comme les canaux. Quand l’un d’eux est trop plein, il se déleste d’une partie de son eau dans un autre. Maintenant, tout ce bruit est en moi. Bon sang… je savais que tu en chiais, petite, mais pas à ce point. >
< Ça va ? Tu peux le supporter ? >
< Pour l’instant, oui. >
< Et… ça t’use encore plus ? >
< Tout m’use. Viens, arrêtons de perdre du temps et continuons. >
Sancia se releva, prit une inspiration, et entra de plain-pied dans la Montagne.
Gregor suivait prudemment les sentiers extérieurs du campo Candiano. Il rasait les façades et se cantonnait aux ombres. C’était une expérience étrange ; il n’avait jamais passé autant de temps dans un campo autre que le sien, jusque-là.
Il aperçut le carrefour qu’Orso lui avait indiqué, juste devant lui. Il entreprit de franchir la placette qui l’en séparait… mais, en chemin, ralentit imperceptiblement.
Gregor tourna brusquement à droite, à l’opposé du croisement. Il gagna une petite allée, se glissa dans le renfoncement d’une porte et observa la placette et les rues alentour.
Personne. Pourtant, il avait eu l’impression subite et nette d’être suivi ; il avait surpris un mouvement quelque part, en lisière de son champ de vision.
Il attendit sans bouger. Peut-être que j’ai rêvé. Il patienta encore. Je dois me dépêcher, ou Sancia va sauter de la Montagne sans nulle part où atterrir. Enfin, il se rendit au carrefour, s’agenouilla, et commença à installer l’ancre sur les pavés.
Le plus frappant n’était pas tant la taille de la Montagne que son dépeuplement. Sancia parcourut des salles de banquet aux voûtes prodigieuses, des jardins intérieurs sillonnés de lampes flottantes roses, d’immenses bureaux de comptabilité abritant d’infinies rangées de pupitres, et la plupart de ces pièces étaient vides ou seulement occupées par une ou deux personnes. Elle avait entendu des rumeurs selon lesquelles la Montagne était hantée, mais peut-être était-ce son abandon qui donnait cette impression.
< Candiano est vraiment sur le déclin >, constata Clef.
< Sans blague. >
Elle savait qu’elle allait devoir trouver un ascenseur et l’emprunter sans se faire remarquer. Elle tomba enfin sur un secteur plus animé que parcourait un mélange de résidents et d’employés. Ils passaient près d’elle d’un pas vif ou au contraire vaquaient nonchalamment à leurs occupations en l’ignorant. Ce qui était bien normal puisque Orso lui avait fourni la tenue d’une fonctionnaire de niveau moyen.
Elle repéra plusieurs jeunes hommes à l’allure importante et les suivit jusqu’à un ascenseur. Ils attendirent que la petite pièce arrive, bavardant avec lassitude. Enfin, la porte d’airain ronde s’ouvrit pour eux – l’appareil vérifia probablement leur sang pour s’assurer qu’ils avaient le droit de l’utiliser – et ils entrèrent en discutaillant et en gesticulant. Puis la porte se referma et l’ascenseur s’éleva.
< Je prendrai le prochain >, pensa Sancia.
< Cet endroit est… bizarre >, dit Clef.
< Ah ouais, tu crois ? >
< Non, je veux dire que je ressens la pression qu’il exerce, comme si j’étais dans une pièce qui contient trop d’air. C’est dur à expliquer… et je ne suis même pas sûr de comprendre. >
Les portes de l’ascenseur se rouvrirent et elle entra. Un panneau de laiton était installé près de la porte, une jauge ronde graduée de nombres allant de 1 à 15 en son centre, actuellement pointée sur le 3.
< Ça ne va pas jusqu’au sommet >, pensa-t-elle.
< Montons aussi haut que possible. >
Elle fit tourner la molette jusqu’au 15, la porte se referma et la petite cabine s’éleva.
< Il nous suffit de prendre divers ascenseurs jusqu’au trente-cinquième niveau >, dit Clef. < Facile. J’espère. >
Ils firent le trajet en silence.
Alors, Sancia entendit une voix. Exactement comme quand elle avait entendu celle de Clef, sauf que ce n’était pas celle de Clef. C’était la voix d’un vieil homme autoritaire, et ses mots résonnèrent puissamment dans sa tête :
< Une Présence sentie. Mais… inconnue. >
De surprise, Sancia faillit tomber. Elle regarda autour d’elle pour s’assurer qu’elle était seule dans la cabine.
< Clef ? > demanda-t-elle. < Qu’est-ce que c’était, merde ? >
< Tu l’as entendue aussi ? > Clef semblait tout aussi abasourdi qu’elle. < La voix ? >
< Ouais ! Est-ce que… c’est déjà arrivé, av… >
< Des mots, des mots j’entends >, tonna la voix du vieil homme. < Une Présence est trouvée… et localisée. Un ascenseur. Ascension ? >
< Oh-ho >, fit Clef.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent. Sancia en sortit au quinzième niveau, qui semblait plus industriel que résidentiel. Tout n’était que pierre grise vierge, portes de fer et tuyaux. Un panneau annonçait : HANGAR D’ENLUMINURE 13.
Sancia n’y prêta qu’à peine attention ; quelqu’un leur parlait, à elle et à Clef. Quelqu’un qui apparemment pouvait entendre leurs conversations, comme il aurait surpris deux buveurs en train de commérer dans une taverna. L’idée était tout simplement ahurissante.
< Destination ? > demanda la voix du vieillard. Il parlait d’un ton dur, syncopé, comme un perroquet qui a appris à imiter le langage humain. < Objectif ? Pourquoi vous trouver en mes frontières ? >
< Comment est-ce possible, Clef ? > demanda Sancia.
< Je ne sais pas. En général, il faut que je touche les objets enluminés pour les entendre parler… >
< C’est ce que tu penses ? Que c’est un objet enluminé ? >
< Eh bien, je… >
< Vous êtes… pas Tribuno Candiano >, reprit le vieillard. < Des mots qu’il n’a pu mettre directement en moi. Seulement prononcés… oui. Pas comme ça. >
< Merde >, fit Sancia. < Merde ! >
Elle franchit un virage et emboîta le pas à un groupe d’enlumineurs qui se dirigeait vers un autre ascenseur. D’un bref regard, elle constata que celui-ci ne faisait que descendre. Elle passa son chemin.
< Mais Présence porte la marque de Tribuno >, ajouta la voix âgée. < Son signal. Comment est-ce possible ? >
Elle descendit un long couloir, ouvrit une porte – qui se déverrouilla instantanément devant elle – et se retrouva au milieu d’une fête ; des enlumineurs éclusaient des chopines de rhum pétillant pendant qu’un groupe de femmes, la plupart court vêtues, jouait de la flûte et des cuivres.
< Confirmation >, reprit la voix du vieillard. < Présence secondaire localisée dans les appartements de Tribuno Candiano. Qui est autre Présence ? >
Les enlumineurs ignorèrent Sancia et son costume d’humble fonctionnaire. Elle traversa la pièce et sortit par la porte située de l’autre côté des festivités, cherchant désespérément un autre ascenseur.
Elle se retrouva dans un couloir assez court terminé par une porte ouverte.
< Non >, tonna la voix.
La porte se claqua brutalement. Sancia se figea, se retourna et essaya d’ouvrir celle qu’elle venait de franchir pour découvrir qu’elle était verrouillée.
< Devez fournir identité >, exigea la voix. < Et nature. > Même si ses demandes souffraient d’une syntaxe primitive, bizarre, la question suivante leur parut étrangement naturelle. Voire passionnée. Elle chuchota : < Êtes-vous… l’un d’eux ? >
< Utilise-moi sur l’autre porte >, dit Clef. < Tout de suite ! >
Sancia courut jusqu’à la porte et posa Clef contre sa poignée puisque, comme tant d’autres au sein de la Montagne, elle ne possédait pas la moindre serrure.
< C’est… curieux >, dit Clef. < Je n’ai aucune enluminure à vaincre, parce que la porte ne peut pas vraiment te résister. Elle pense que tu es Tribuno et a simplement été mise en attente. Réessaye dans dix secondes. >
Sancia obéit. La porte s’ouvrit enfin sur des escaliers, qu’elle entreprit de monter quatre à quatre.
< Étrange >, dit la voix de vieillard. < Anormal. >
Elle continua de courir.
< Je n’ai jamais contenu une Présence pareille. Deux esprits en un ? Comment est-ce possible ? >
< Clef ? > fit Sancia.
< Ouais ? >
< C’est moi qui deviens folle, ou cette voix, c’est celle de la foutue Montagne ? >
Clef soupira alors qu’elle atteignait le haut des escaliers.
< Ouais. Ouais, je pense que c’est ça. >
Sancia balaya son environnement du regard.
< Qu’est-ce qu’on fait ? >
< Je ne sais pas. Mais je crois que c’est plus, beaucoup plus qu’un bâtiment >, dit Clef.
< Est-ce qu’elle peut me faire du mal ? >
< Je ne suis pas sûr. Je ne pense pas. Je doute qu’elle en ait envie. >
< Quelle est la nature de Présence ? > demanda la voix – la Montagne, supposait Sancia. < Personne ne m’a jamais parlé directement… Est-ce que Présence est un… un hiérophante ? Devez donner la vérité. >
< Un hiérophante ? > pensa Sancia. < Putain, mais qu’est-ce qui se passe ? >
Sancia s’engouffra au hasard dans un couloir. Berenice et Orso l’avaient prévenue que la Montagne risquait de la démasquer rapidement. Mais elle n’avait pas pensé que ça arriverait si tôt.
< Au moins, donnez destination >, fit la Montagne d’un ton résigné.
< Nous voulons monter >, répondit Clef.
< Clef ! > s’écria Sancia.
< Ben quoi ? Il nous entend et il peut te suivre. Il aurait fini par comprendre, non ? >
< Si la localisation visée est en haut >, dit la Montagne, < procédez vers la troisième droite. Cela fera aller Présence vers haut. >
Sancia se rendit au troisième couloir sur sa droite, l’examina et vit qu’il débouchait sur un ascenseur.
< Procédez >, répéta la Montagne.
< Comment être sûre que vous n’allez pas me piéger là-bas ? > demanda Sancia.
< Impossible >, répondit la Montagne. < Vous portez le signal de Tribuno Candiano. Cela entraîne maintes règles limitant comportement. Peux pas alerter quiconque de la localisation de Tribuno. Et il est requis que je protège Candiano à tout prix. Tels étaient ses ordres, quand j’ai été formé. >
Sancia commença à se diriger vers l’ascenseur.
< Tribuno vous a créé ? A créé votre… esprit ? >
< Créé, non. Initié, oui. >
L’ascenseur s’ouvrit devant elle. Elle n’eut même pas le temps d’indiquer à quel étage elle voulait se rendre qu’il se mit en branle.
< Votre nature est : l’un des Anciens ? > chuchota la Montagne. < Vous devez me dire. Vous devez… C’est l’une de mes règles. La localisation de tel est mon objectif. >
Ils l’ignorèrent et continuèrent de monter.
< Pas juste >, dit doucement la Montagne. < Pas juste que je continue d’approcher l’accomplissement d’Objectif. Pourtant, il m’échappe… >
La porte de l’ascenseur s’ouvrit, mais non sur un couloir, une pièce ou un balcon. Devant Sancia s’étendait une vaste plaine sablonneuse sous un ciel noir piqueté de minuscules étoiles blanches. Au centre de cette plaine se dressait un obélisque de pierre noire couvert d’étranges gravures.
« Qu’est-ce que c’est ce merdier ? » chuchota Sancia.
< Ce n’est pas réel >, dit Clef. < C’est comme la scène d’un théâtre. C’est un ciel peint incrusté de très petites lampes enluminées. Et je soupçonne que le sable est importé. C’est comme un jardin. >
< Vrai >, confirma la Montagne. < Mais Obélisque est réel. Rapporté des déserts gothiens, où les Anciens refirent jadis le monde. >
Sancia lança un regard angoissé sur la plaine, puis se mit en marche, le murmure de ses pas résonnant bruyamment dans le vaste espace vide.
< Il y a une porte de l’autre côté de la pièce >, murmura Clef. < Je vais t’aider à la trouver. >
< Il résidait ici, avant >, dit la Montagne. < Il y a longtemps. Est-ce que Présence en était consciente ? >
Sancia secoua la tête, ahurie, tout en traversant l’étrange plaine sablonneuse. Elle avait l’impression que la Montagne ne se montrait pas hostile envers eux. Même, elle semblait se sentir seule et se réjouir d’avoir quelqu’un à qui parler ; Sancia soupçonna qu’elle l’avait conduite dans cet étrange désert artificiel pour une bonne raison. À l’instar d’un hôte montrant une toile à ses invités, la Montagne souhaitait aborder le sujet.
< Tribuno ? > demanda-t-elle. < Il venait ici ? >
< Oui. A créé cet endroit. Il venait et se localisait devant Obélisque pour… réfléchir >, dit la Montagne. < Penser. Et parler. J’écoutais. J’écoutais tout ce qu’il disait. Et apprenais à imiter ses mots. >
< Pourquoi est-ce que Tribuno Candiano vous a créé ? > demanda Sancia.
< Pour attirer un hiérophante >, répondit la Montagne.
< Quoi ? > s’écria Clef. < C’est fou ! Les hiérophantes sont tous morts. >
< Non vrai >, objecta la Montagne. < Mort ne peut pas être l’état des hiérophantes. Cela a été déterminé par les recherches de Tribuno. Regardez Obélisque. Procédez. >
Elle fit ce que la Montagne demandait. Rien ne lui parut familier, de prime abord, mais…
Sur l’un de ses flancs était gravé un visage. Le visage d’un vieil homme sévère, aux pommettes saillantes, au-dessus d’une main qui tenait un court bâton, peut-être une baguette. Et au-dessous, un symbole que Sancia connaissait bien : un papillon – ou un papillon de nuit. Elle l’avait déjà vu sur l’anneau de Clef et sur les gravures représentant les hiérophantes, dans l’atelier d’Orso.
« Crasedes le Grand », comprit-elle.
< Oui >, dit la Montagne. < S’est changé lui-même. Altéré par ses pratiques pour devenir sans-mort. Le Magnus ne peut pas mourir. Lui et les siens ne peuvent entrer dans un état de mort. Ils persistent d’une autre manière, et parcourent le monde. Tribuno m’a construit pour les attirer, comme une flamme attire un papillon de nuit… >
Sancia finit par trouver la porte et l’ouvrit. Elle fit mine de sortir mais poussa un cri et recula précipitamment.
La porte s’ouvrait sur un balcon étroit entouré d’une rambarde, situé presque au sommet de l’immense hall central de la Montagne ; Sancia se trouvait des dizaines de mètres au-dessus du sol. Si elle s’était précipitée, elle aurait basculé par-dessus la rambarde et fait une chute fatale.
« Vous auriez pu me prévenir ! » dit-elle à haute voix.
< Je n’aurais pas permis mort >, dit la Montagne sur un ton d’excuse.
Sancia retourna sur le balcon et vit qu’une courte passerelle en partait et longeait le mur courbe, au sommet du hall colossal, une porte à son extrémité. Elle s’y engagea.
< Bon Dieu >, dit-elle. < Cet endroit est immense. >
< Oui >, répondit la Montagne. < Je suis vaste. Il m’a construit ainsi. Je devais l’être, pour accomplir mon Objectif. >
< Est-ce qu’il a voulu construire un dieu ? > demanda Sancia.
< Un dieu ? Comme celui façonné par Crasedes Magnus ? > La Montagne semblait amusée. < Non. Mais un esprit, oui. Et pourtant… comment fabriquer un esprit ? Comment fabriquer des pensées ? Comment créer le langage ? Difficile. Doit disposer d’exemples. Beaucoup, beaucoup, beaucoup, beaucoup d’exemples. Des milliers. Des millions. Des milliards. Alors, il a… élargi mon Objectif. >
< Qu’est-ce que vous voulez dire ? Comment a-t-il pu élargir votre objectif ? >
< Beaucoup pensent que je ne suis que murs. Et niveaux. Et ascenseurs et portes. Mais Tribuno a tissé des sceaux dans mes frontières, mes os… et quand il en a eu terminé, je suis devenu… davantage. >
< Oh ! > s’écria subitement Clef. < Je… je crois que je comprends ! Je pense que je vois ce que vous êtes. Mais, mon Dieu, c’est dur à croire… >
< Qu’est-ce que tu veux dire, Clef ? > demanda Sancia.
< Tu te rappelles quand je t’ai dit que je sentais qu’on franchissait quelque chose, dans le tunnel ? Et que j’ai détecté une sorte de pression, comme si j’étais au fond de la mer… En outre, je ne peux converser qu’avec un objet que je touche, n’est-ce pas ? Et si se trouver au sein des frontières de la Montagne revenait à la toucher ? >
< Tu veux dire… >
< Oui. La Montagne n’est pas le bâtiment. C’est le bâtiment et tout ce qu’il contient. En gros, c’est un bout de réalité enluminé pour agir comme un appareil ! >
< Quoi ? Mais c’est impossible, curain ! On ne peut pas enluminer la réalité comme on enluminerait un bouton ou une assiette ! >
< Bien sûr que si. Les enluminures modifient déjà la réalité d’un objet, non ? Alors, pourquoi ne pas partir d’un objet vraiment massif, semblable à une immense bulle, ou à un dôme ? Ensuite, on fait en sorte qu’il soit sensible à tous les changements, toutes les transactions et toutes les fluctuations qui ont lieu en son sein. On lui apprend à les remarquer, à les enregistrer… et, petit à petit, on lui apprend à apprendre. >
< Mais les enluminures ne peuvent pas faire ça ! Elles peuvent changer la réalité physique, pas… créer un esprit. >
< Peut-être peuvent-elles s’en approcher. Si les gabarits sont appuyés par une puissance suffisante. Et Tribuno s’en est beaucoup approché, non ? Avec ses six curains de lexiques, tous spécialement conçus par lui dans cet unique objectif ? >
< Oui >, dit la Montagne. < Je suis ce lieu. Tout ce qui est en lui est en moi. Et pourtant, je n’exerce pas un contrôle total. De même que les gens ne contrôlent pas leur cœur, leurs os. Je peux seulement… inciter. Rediriger. Atermoyer. Comme vous l’avez dit ; appliquer une pression. Et j’écoute. Observe. Apprends. Un enfant observe les adultes pour comprendre ce qu’est la vie. J’ai déjà constaté ce phénomène ; j’ai observé la naissance, la croissance et la mort d’enfants en moi, des milliers et des milliers de fois. Et j’ai été tel un enfant. J’ai appris. Je me suis Fait à partir du Néant. >
Sancia scruta les innombrables anneaux décrits par les niveaux inférieurs.
< Il… il cherchait à prouver quelque chose, n’est-ce pas ? > demanda-t-elle. < Tribuno pensait que les hiérophantes étaient encore en vie et observaient le monde. Il voulait leur montrer, leur prouver qu’il était capable d’accomplir les mêmes choses qu’eux, à savoir créer un esprit artificiel. Et il espérait que ceux-ci, du coup, viendraient lui parler. >
< Oui. >
< Tout cela >, dit Clef, < a été conçu de même qu’un tisserin façonne son nid pour attirer sa partenaire… >
Sancia arriva à la porte, la franchit et se retrouva dans une sorte de puits de maintenance.
< Mais ça n’a pas marché >, dit-elle. < Vous dites que vous devez encore accomplir votre objectif. Aucun hiérophante ne s’est pointé. >
< Oui >, admit la Montagne.
Sancia descendit le puits et trouva une autre porte, qui donnait sur un nouveau couloir dallé de marbre.
< Ou peut-être pas >, chuchota la Montagne.
Sancia s’arrêta.
< Comment ça, peut-être pas ? >
< Vous voulez dire que vous avez été approché par un hiérophante ? > demanda Clef.
< C’est… possible >, dit la Montagne.
Sancia continua de marcher jusqu’à ce qu’elle trouve un ascenseur qui conduisait jusqu’au dernier et quarantième niveau. Elle prit une inspiration, soulagée, et régla la molette sur le trente-cinquième.
< Vous ne savez pas si vous avez rencontré un hiérophante ou non ? > demanda Clef.
< Autrefois, j’ai contenu… quelque chose >, dit la Montagne. < Quelqu’un, le nouvel homme, l’a amené. >
< Tomas Ziani ? >
< Oui. Lui. > D’après son intonation, la Montagne ne semblait guère l’apprécier. < C’était étrange… J’ai senti un esprit, là. Impossiblement grand, immense, puissant. Mais… il n’a pas daigné me parler. Malgré toutes mes supplications. Puis ils l’ont emmené ailleurs. Localisation désormais inconnue. >
L’ascenseur s’ouvrit. Sancia émergea au trente-cinquième niveau, qui s’avéra très différent de ce qu’elle avait vu jusque-là. D’une part, par sa taille immense, qui équivalait presque à deux étages. D’autre part, les bureaux qui l’occupaient étaient décorés de tapisseries somptueuses et complexes, et munis d’immenses portes en métal et en pierre et de salles d’attente luxueuses.
< Est-ce que cette chose était un artefact ? > demanda Clef.
< Un morceau des Anciens… peut-être >, répondit la Montagne.
< Un autre artefact… qui peut parler, comme moi… >, songea Clef. < Seigneur. J’aurais adoré voir ça. >
< Comme vous ? > s’étonna la Montagne. < Vous êtes… aussi un artefact ? >
< Oui. Et non. Je suis différent, à présent. Je pense que vous et moi nous ressemblons beaucoup… deux instruments qui ont perdu leur créateur, et se retrouvent désormais dans un état imprévu. >
< Dans quelle direction est le bureau de Ziani ? > demanda Sancia.
< Droit devant >, répondit la Montagne qui cette fois semblait distraite, impatiente. < Sur votre gauche. Pour confirmer : êtes-vous instrument ? >
< Oui >, répondit Clef.
< Des hiérophantes ? >
<… oui. >
< Et… je crois sentir que vous êtes… une clé ? >
< Ouais. >
Sancia avança jusqu’à ce qu’elle trouve une grande porte noire au chambranle de pierre. À côté, une plaque annonçait :
TOMAS ZIANI
PRÉSIDENT ET OFFICIER PRINCIPAL
Elle essaya d’ouvrir la porte, qui céda facilement, peut-être à cause du sang qu’elle transportait. Elle se faufila dans le bureau.
Une fois entrée, elle s’arrêta et regarda autour d’elle. Le bureau de Ziani était… insolite. Tout n’était que pierre sombre massive, majestueuse, sévère et immense, même la table de travail. Elle ne vit aucun des schémas élaborés ou des matériaux colorés des autres pièces. Hormis une porte latérale donnant sur un balcon, cette salle n’avait rien de conventionnel.
Et pourtant, elle lui paraissait familière. N’avait-elle pas déjà vu un endroit semblable ?
Si. La pièce ressemblait exactement à celle représentée sur les gravures de Crasedes le Grand, qu’elle avait aperçues dans les ateliers d’Orso, celle où les hiérophantes se tenaient devant un coffre dont émergeait… une forme.
« La salle au centre du monde », chuchota-t-elle.
Cela seul expliquait ces énormes et étranges corniches de pierre, ces gigantesques fenêtres en ogive… Puis elle se remémora que c’était aussi le bureau de Tribuno, avant.
< Êtes-vous de Crasedes ? > chuchota la Montagne. < Êtes-vous son outil ? >
< Je… je ne sais pas >, répondit Clef.
Sancia regarda autour d’elle en se demandant où diable Ziani avait pu cacher l’imperiat. Il n’y avait pas beaucoup de mobilier, ici, seulement le gros bureau de pierre au centre de la salle. Elle s’y rendit et commença à fouiller ses tiroirs. Tous ne contenaient que des choses ordinaires ; papiers, crayons, encriers.
« Allez, allez… », chuchota-t-elle.
< Êtes-vous sa clé ? > murmura la Montagne. < Ou… sa baguette ? >
< Sa quoi ? > demanda Clef.
< La baguette de Crasedes ? Vous êtes au courant ? >
< Ben, ouais. J’ai entendu des gens en parler. >
< Une erreur de traduction >, dit la Montagne. < Assez fréquente. >
< Qu’est-ce que vous dites, à la fin ? Quelle erreur de traduction ? >
< Vous avez entendu les histoires évoquant Crasedes le Magicien, qui utilisait sa baguette pour altérer le monde ? Elles sont incorrectes. De nombreuses erreurs perdurent, de l’ancien gothien au gothien moderne. Car dans la langue antique, le mot désignant une « baguette » ne diffère que par une seule lettre du mot désignant une « clé ». >
Sancia s’arrêta.
« Quoi ? » s’écria-t-elle à voix haute.
< Quoi ? > dit doucement Clef.
< Oui >, confirma la Montagne. < Selon Tribuno, ce n’était pas une baguette que possédait Crasedes, mais une clé. Une clé en or. Et il l’utilisait de même qu’un horloger utilise la sienne, pour remonter ou défaire la grande machine de la création. Alors, je dois vous demander : êtes-vous la clé de Crasedes Magnus ? >
Sancia en resta stupéfaite.
« Clef…, chuchota-t-elle. De quoi est-ce qu’il parle ? »
Clef resta un long, long moment silencieux avant de répondre.
< Je ne sais pas >, dit-il d’une petite voix. < Je ne me souviens pas. >
< Crasedes prétendait que sa clé était capable de briser n’importe quelle barrière, n’importe quelle serrure >, déclara la Montagne. < Et lorsqu’il la tenait dans sa main, elle pouvait démêler l’écheveau de la création entière. >
Sancia avait la tête qui tournait. Elle s’assit lentement par terre.
« Clef… es-tu… »
< Je ne sais pas >, répondit ce dernier plus sèchement.
« Mais tu… tu pourrais être… »
< J’ai dit que je ne savais pas ! JE N’EN SAIS RIEN, D’ACCORD ? JE NE SAIS PAS ! >
Elle resta assise, troublée. Elle avait entendu bien des histoires sur la manière dont Crasedes le Grand tapotait une pierre avec sa baguette pour la faire danser, ou en frappait la mer pour ouvrir les flots… Imaginer que ce n’était pas une bête baguette magique mais son ami, la personne qui l’avait déjà maintes fois sauvée…
< Assez de spéculations à la con ! > dit Clef d’un ton agacé. < Où est l’imperiat ? >
< Imperiat ? > demanda la Montagne, surprise. < Vous vouliez trouver imperiat ? L’autre artefact ? >
« Oui ! » dit Sancia.
< Imperiat est souvent remisé dans trappe derrière bureau >, annonça la Montagne.
« Une trappe ! s’écria Sancia. Parfait ! »
Elle se releva aussitôt.
< Mais imperiat pas ici à présent >, dit la Montagne.
Elle s’arrêta.
« Quoi ? Où est-il ? »
< Ziani l’a pris. >
Le cœur de Sancia lui tomba dans l’estomac.
« Il… Il l’a emporté ailleurs dans le campo ? Il a disparu ? On a fait tout ça pour rien ? »
< Non, imperiat n’est pas ailleurs dans le campo. Ziani le détient ici, en moi. >
< Où est-il ? > demanda Clef.
< Originellement >, répondit la Montagne, < Ziani le gardait dans une autre pièce, deux étages plus bas. Mais quand vous êtes entrés dans ce bureau, je… sens qu’il l’a apporté au même niveau. >
Sancia écouta, totalement immobile.
« Il quoi ? » chuchota-t-elle.
< Tomas Ziani détient en ce moment l’imperiat à ce niveau >, dit la Montagne. < À onze pièces d’ici, dans le couloir. >
< Et… est-ce qu’il est seul ? > ajouta Clef.
< Non. >
Sancia avala sa salive.
« Combien ? demanda-t-elle d’une voix rauque. Est-ce qu’ils sont armés ? »
< Quatorze. Et oui. Et ils… approchent de votre localisation en ce moment même. >
Tout lui parut subitement lointain, vague.
« Oh, seigneur, chuchota-t-elle. Mon Dieu, mon Dieu… C’est… c’est un piège. C’est un piège depuis le début ! »
< Est-ce que vous pouvez l’aider à s’en sortir ? > demanda rapidement Clef. < Est-ce que vous pouvez les arrêter ? >
< Non. Ziani dispose des mêmes droits que Tribuno. >
< Pars, Sancia >, dit Clef. < Sors ! Sors d’ici, sur-le-champ ! >
Elle courut jusqu’à la porte du balcon et souleva la poignée, qui refusa de bouger.
« C’est verrouillé ! glapit-elle. Pourquoi ça ne s’ouvre pas ? »
< Ziani a posé un lien sur cette issue >, expliqua la Montagne. < Ce matin même. Cette porte doit rester scellée. >
« Ouvrez-la ! hurla-t-elle. Ouvrez-la tout de suite ! »
< Pas la permission. >
< Pose-moi sur la poignée ! > cria Clef.
Sancia saisit Clef et s’exécuta. Mais contrairement à ce qu’elle attendait, la porte ne se déverrouilla pas sur-le-champ. Le panneau frémit, mais à peine.
< Je vous l’avais dit >, reprit la Montagne. < Je n’ai pas la permission de laisser cette porte s’ouvrir. Elle doit être scellée. Telles sont mes instructions. >
< Allez ! > fit Clef en grognant comme s’il poussait un tombereau vers le sommet d’une colline.
Apparemment, la Montagne était un adversaire puissant.
< Je ne peux pas l’autoriser >, reprit cette dernière. < Ce n’est pas permis. >
Sancia imagina tout le poids du bâtiment peser contre la porte, chaque brique, chaque colonne.
< Allez, allez, s’il vous plaît, s’il vous plaît… >, disait Clef.
La porte s’entrebâilla d’un pouce, puis d’un autre…
< Ils sont tout près ! > s’écria Clef subitement. < Je… je les sens dans le couloir, je les sens juste dehors, Sancia ! > La porte était à présent entrouverte d’une dizaine de centimètres. < Je ne sais pas si je vais y arriver ! Je ne sais pas si je vais pouvoir l’ouvrir à temps ! >
Sancia réfléchit à ce qu’elle pouvait faire. Elle ne devait pas être capturée ici, surtout pas avec Clef, pas avec la dernière chose dont Tomas Ziani avait besoin pour achever son imperiat – et surtout pas si Clef était la seule et unique baguette de Crasedes.
Elle regarda la porte, réfléchit à toute allure.
Le panneau n’était qu’entrouvert, mais ça suffirait peut-être.
Elle attrapa la fiole de sang de Tribuno Candiano et la logea dans l’embrasure pour l’empêcher de se refermer. Puis elle ôta Clef, attrapa le coffret renforcé fixé à l’appareil à voile, et l’ouvrit.
< Qu’est-ce que tu fous ? > hurla Clef. < Pourquoi m’as-tu interrompu ? >
< Parce que ta sécurité importe plus que tout le reste >, répondit-elle.
< Quoi ? Sancia, non ! Non, n… >
< Je suis désolée, Clef. Adieu. >
Elle le glissa dans le coffret renforcé, le fit passer avec l’appareil à voile par l’embrasure, et arracha la languette de bronze.
L’appareil se déplia dans un claquement et quitta aussitôt ses mains. Son parachute noir partit à la dérive au-dessus du campo Candiano, filant, elle l’espérait, vers un lieu sûr.
Puis le côté de sa tête s’embrasa.
Elle voulut hurler. Elle devait hurler tant la douleur était épouvantable, inhumaine. Mais elle ne pouvait pas, non parce que la souffrance étouffait tout, mais parce qu’elle était paralysée. Elle ne pouvait même pas cligner des yeux ou respirer. Son corps manquait déjà d’oxygène.
Quelque chose changeait dans sa tête. La plaque posée sur son crâne était tel l’acide qui sifflait dans ses os – mais elle sentit une force envahir ses pensées, prendre leur contrôle. Comme lorsque Clef avait utilisé son corps pour s’entretenir avec Orso, mais… en bien pire.
Elle prit une inspiration sans le vouloir. Son corps était une sorte de marionnette ; son manipulateur avait compris ses besoins et fait entrer autant d’oxygène que possible dans ses poumons. Elle ne contrôlait même plus ses propres organes.
Elle se vit pivoter, impuissante. Puis elle marcha, d’un étrange pas raide, vers la porte qui donnait sur le couloir. Elle leva la main, l’abattit sur la poignée, ouvrit et sortit en chancelant maladroitement.
Une dizaine de gardes Candiano la cernèrent aussitôt, tous armés, tous cuirassés, tous prêts à fondre sur elle si nécessaire. Derrière eux, un jeune homme, grand, aux épaules voûtées, avec des cheveux frisés et une barbe éparse ; Tomas Ziani. Il tenait un étrange appareil dans ses mains, une sorte de montre de gousset surdimensionnée en or. Elle vibrait doucement sous ses doigts.
« Ça marche ! s’écria-t-il avec ravissement. Je n’en étais pas sûr. Il a commencé à gémir dans ma poche dès l’instant où tu es entrée dans mon bureau, exactement comme dans les Verts. »
Sancia, naturellement, ne répondit pas, puisqu’elle était toujours réduite à l’état de statue. Pourtant, en son for intérieur, elle hurlait, crachait et écumait de rage. Elle ne désirait rien davantage que se jeter sur ce type et le griffer, le mordre, le mettre en pièces – mais elle était obligée de rester immobile.
Tomas Ziani parut se rappeler quelque chose. Il traversa le groupe de soldats et la détailla des pieds à la tête.
« Tiens donc…, dit-il en examinant sa ceinture. Ah. Voilà ce que je cherchais. Nos informateurs nous ont dit que tu t’en servais beaucoup… »
Elle ne vit pas ce qu’il fit, mais sentit qu’il prenait l’une de ses fléchettes enduite de venin de dolorspina.
« Ça devrait faire l’affaire, je pense… »
Une douleur vive dans le bras, puis plus rien.
Gregor Dandolo, tassé dans les ombres, épiait les rues. Il sursauta lorsqu’il entendit le bruit.
Il regarda la plaque d’ancrage. Il estimait l’avoir plutôt bien arrimée aux pavés du campo, mais elle venait de tressaillir…
Peut-être qu’elle a actionné l’appareil à voile, pensa-t-il. Il lorgna le ciel nocturne, scrutant la Montagne.
Alors, il vit : un point noir qui grossissait rapidement.
« Dieu soit loué », souffla-t-il.
L’appareil se rapprocha, puis s’enroula deux fois sur lui-même en amorçant sa descente. Mais Gregor comprit aussitôt que quelque chose clochait.
Sancia n’était pas dans l’appareil. Apparemment, il n’y avait rien d’autre que le parachute.
Il le regarda descendre, le rattrapa au vol et vit qu’un objet y était accroché : le coffret destiné à recevoir l’imperiat.
À l’intérieur, il trouva une clé d’or. Clef. Pas d’imperiat ni de message.
Il regarda la clé, puis la Montagne.
« Sancia…, souffla-t-il. Oh, non… »
Il attendit un moment, espérant envers et contre tout qu’elle pouvait encore revenir. En vain.
Je dois aller chercher Orso. Je dois l’avertir que tout a échoué.
Il glissa la clé dans sa poche, pivota et se dirigea à vive allure vers la porte sud qui donnait sur les Communes. Il essaya de conserver une posture et une allure nonchalantes, mais ne put s’empêcher d’avoir l’impression de tituber dans le brouillard. Avait-elle été capturée ? Était-elle morte ? Il n’en savait rien.
Une petite voix émergea du tourbillon confus de ses pensées : Tu as vu ce mouvement ? Là, juste au coin de ton champ de vision ? Est-ce que quelqu’un te suit ?
Il l’ignora. Il devait sortir. À tout prix.
Il prit un virage vers l’un des ponts et percuta quelqu’un, qu’il détailla brièvement : une femme à la parure élégante, droit sur son chemin, comme si elle l’attendait… et une douleur fulgurante lui vrilla le ventre.
Gregor se figea, poussa un hoquet et baissa les yeux. La passante avait une dague à la main, qu’elle venait de plonger presque entièrement dans son abdomen.
Il fixa l’arme.
« Que… », marmonna-t-il. Il leva les yeux. La femme le dévisageait avec un calme glacial. « Q-qui… ? »
Elle s’avança et enfonça un peu plus la lame. Il s’étrangla, frémit, essaya de reculer, mais ses genoux lui firent défaut. Il s’effondra, le sang coulant à gros bouillons de son estomac.
La femme le contourna, se pencha, fourra la main dans la poche de son manteau et en sortit la clé d’or. Elle l’examina calmement en laissant échapper un « Hmm ».
Gregor tendit le bras pour la reprendre. Il nota inutilement que sa main était couverte de sang.
Des bruits de pas, nombreux, venaient du chemin qu’il avait emprunté.
Un guet-apens. Je… je dois sortir. Je dois m’échapper. Il se mit à ramper.
Une voix d’homme lança :
« Un problème, madame ?
– Aucun », répondit la femme. Elle continuait de regarder la clé d’or. « Mais… je ne m’attendais pas à ceci. L’imperiat, oui, mais pas ça. Personne n’a quitté la Montagne en volant ?
– Non, madame. L’appareil ne contenait que ça.
– Je vois, dit-elle pensivement. Tomas doit l’avoir capturée. Mais peu importe. C’est pour cela qu’on doit toujours être paré à toute éventualité.
– Oui, madame Ziani. »
Gregor cessa de ramper. Il déglutit et regarda par-dessus son épaule. Madame Ziani… Est-ce… Estelle ? L’Estelle d’Orso ?
« Qu’est-ce qu’on fait de lui, madame ? » demanda l’homme.
Elle jeta un regard glacial à Gregor, puis désigna le canal du menton.
« Bien, madame. »
L’homme s’avança et attrapa Gregor par le dos de son manteau. Ce dernier essaya de se débattre, mais il n’en avait plus la force. Ses bras et ses pieds étaient glacés, lointains, endoloris. Il ne put même pas crier lorsqu’on le jeta à l’eau, et ne vit bientôt plus que des tourbillons sombres et des panaches de bulles. Le monde l’abandonna.