28

Sancia se réveilla et le regretta aussitôt.

Ses pensées grouillaient de clous, d’épines, de ronces, et sa bouche était si sèche qu’elle lui faisait mal. Elle entrouvrit une paupière et, malgré la pénombre qui régnait dans la pièce, ce soupçon de lumière lui blessa les yeux.

Le venin de dolorspina, pensa-t-elle en grognant. C’est donc ça, que ça fait…

Elle se palpa. Elle ne semblait pas blessée, mais tout son matériel avait disparu. Elle se trouvait dans une sorte de cellule : quatre murs de pierre vierges, une porte de fer. Une petite fente faisait office de fenêtre au sommet de l’un des murs et laissait filtrer un vague rai de lumière pâle. Hormis cela, rien.

Elle essaya de se redresser, jurant et gémissant. Ce n’était pas la première fois qu’elle était capturée, et elle avait l’habitude d’entrer et de sortir d’endroits pareils, même aussi hostiles que celui-ci. Avec un peu de chance, elle allait trouver un moyen de s’évader et de prévenir Orso à temps.

Alors, elle remarqua qu’elle n’était pas seule.

Il y avait une femme dans la cellule. Une femme faite d’or.

Elle l’observa. La femme se tenait dans un coin de la pièce, grande et bizarrement immobile. Sancia n’avait aucune idée d’où elle venait, puisque lorsqu’elle avait balayé la cellule du regard, à son réveil, elle avait bien vu – elle n’en démordait pas – qu’elle y était seule. Et pourtant, la femme se trouvait bien là.

Merde, pensa-t-elle. Quelle autre dinguerie m’attend ?

Cette femme, nue, semblait entièrement faite d’or, jusqu’à ses yeux, vides et immobiles telles des pierres qui l’épiaient depuis son crâne. En temps normal, Sancia l’aurait prise pour une statue, mais elle ne pouvait s’empêcher de déceler une intelligence prodigieuse et puissante derrière ces yeux dorés et vides, un esprit qui la jaugeait avec une indifférence perturbante, comme si Sancia n’était rien de plus qu’une goutte de pluie dévalant une vitre…

La femme s’avança et baissa les yeux sur Sancia. Le côté du crâne de cette dernière devint chaud.

Elle dit :

« Lorsque tu te réveilleras, fais-le sortir. Alors, je te dirai comment te sauver. »

Elle parlait étrangement, comme si elle connaissait les mots mais n’avait jamais entendu quelqu’un les prononcer à voix haute.

Sancia, toujours couchée sur les dalles de pierre, leva les yeux vers l’être, perplexe. Elle essaya de dire : « Mais je suis réveillée. »

Et pourtant, d’une certaine manière, elle se rendit compte que ce n’était pas le cas.

 

Sancia se réveilla en sursaut, renifla et tendit le bras. Elle regarda autour d’elle.

Elle ne semblait pas avoir bougé du tout. Elle était encore seule, encore dans sa cellule sombre – aucunement différente de ce qu’elle en avait vu –, encore couchée sur le dos, dans la même position. Et pourtant, la femme en or avait disparu.

Elle scruta les recoins sombres de la pièce, inquiète. Était-ce un rêve ? Qu’est-ce qui m’arrive ? À quoi joue mon cerveau ?

Elle se frotta la tempe, qui lui faisait terriblement mal. Peut-être qu’elle perdait la boule. Elle frissonna en repensant à ce qui s’était passé dans le bureau de Ziani. Apparemment, l’imperiat pouvait non seulement éteindre les objets enluminés, comme il l’avait fait dans les Verts, mais aussi les contrôler. Ce qui signifiait, indirectement, que dans la mesure où Sancia avait un appareil enluminé dans le crâne, il était aussi à même de la contrôler.

Ce que Sancia trouvait profondément horrifiant. Elle avait grandi dans un endroit où elle n’avait aucun véritable pouvoir sur ce qu’elle faisait. Alors, voir quelqu’un la priver littéralement de sa volonté…

Je dois me tirer d’ici. Tout de suite.

Elle se releva, se rapprocha d’un mur et toucha la pierre. Ses capacités fonctionnaient encore, visiblement : le mur lui parla de sa conception, des nombreuses pièces qu’il reliait, de toiles d’araignée, de ciment, de poussière…

Je suis dans une fonderie, comprit-elle. Mais elle n’avait jamais entendu une fonderie faire aussi peu de bruit.

Une vieille fonderie, alors. Désaffectée ?

Elle retira sa main. Je suis toujours dans le campo Candiano, non ? C’est le seul campo où une fonderie à enluminures resterait vide. Elle se demanda si elle se trouvait dans la Cattaneo, mais estima que c’était peu probable. La Cattaneo lui avait paru plus avancée que celle-ci.

Alors, le côté de son crâne recommença à chauffer, au point qu’elle eut l’impression que sa chair grésillait. Avant qu’elle ne puisse crier, ses pensées la désertèrent et, une fois de plus, elle perdit le contrôle de son corps.

Elle se vit se relever, faire trois pas maladroits en avant et pivoter pour attendre devant la porte de fer.

Il y eut des bruits de pas, à l’extérieur, puis des claquements. La porte s’ouvrit sur Tomas Ziani, l’imperiat dans la main, qui cillait dans la pénombre.

« Ah ! dit-il en la voyant. Bien. Tu es vivante et en bonne santé. » Il plissa le nez. « Et tu es drôlement dégoûtante, aussi. Mais… »

Il ajusta une roue dentelée sur l’imperiat, puis le brandit devant Sancia et le promena autour d’elle, jusqu’à ce qu’il se rapproche enfin du côté droit de sa tête. L’imperiat se mit alors à gémir doucement.

« Intéressant, dit doucement Ziani. Étonnant ! Tous ces enlumineurs qui pensaient qu’on ne verrait jamais un humain altéré – et c’est moi qui en ai trouvé un ! Nous allons donc t’examiner. Viens. »

Il régla l’imperiat, agita la main et Sancia, impuissante, le suivit hors de la cellule.

 

Il lui fit traverser les couloirs ténébreux et décrépits de la fonderie. C’était un bâtiment sombre et crépusculaire dont le silence n’était occasionnellement brisé que par la chute d’une goutte d’eau. Enfin, ils arrivèrent dans une grande pièce ouverte, éclairée par des lanternes enluminées disposées au sol. Quatre gardes Candiano d’aspect aguerri se tenaient à l’autre bout de la pièce, près du mur. Quand ils regardèrent Sancia, leurs yeux trahirent une absence d’humanité qui lui donna la chair de poule.

Outre ces hommes de main, une longue table basse accueillait des livres, des parchemins, des gravures de pierre… et une vieille et immense boîte en fer rouillé qui pour Sancia ressemblait au lexique de test de l’atelier d’Orso.

Elle essaya de mieux discerner les objets disposés sur cette table, mais puisqu’elle ne contrôlait pas ses yeux, elle n’en eut qu’un aperçu. Elle réussit néanmoins à songer : C’est la collection de Tribuno, à coup sûr. La cache de trésors occidentaux mentionnée par Ziani…

Alors, elle vit ce qui attendait au milieu de la salle. Et malgré sa paralysie, le besoin de hurler submergea son esprit.

C’était une table d’opération, munie de liens pour les poignets et les chevilles du patient.

Tomas Ziani régla l’imperiat, et elle s’immobilisa. Puis elle vit avec horreur que deux gardes s’emparaient d’elle, la couchaient sur la table et l’attachaient.

Non, non, non, pensa-t-elle, paniquée. Tout mais pas ça…

Ils ajustèrent ses liens en tournant une petite clé métallique sur le côté. Un chuchotement et des chants emplirent ses oreilles.

Elles sont enluminées, pensa-t-elle. Les menottes sont enluminées.

Les gardes reculèrent.

Je ne vais pas réussir à sortir d’ici…

Tomas vint se poster au-dessus d’elle, l’imperiat toujours dans la main.

« Voyons…, murmura-t-il. Si ce qu’Enrico a dit est correct, ça devrait… »

Il effectua un nouvel ajustement.

Sancia sentit sa volonté lui revenir ; son corps lui appartenait de nouveau. Elle se tendit et claqua des mâchoires pour mordre Ziani de toutes ses forces. Elle faillit y parvenir, mais il recula maladroitement, surpris.

« Bordel ! » s’écria-t-il.

Sancia grogna, poussa sur ses jambes et se cambra en tirant sur ses liens ; étant améliorés, ils ne cédèrent pas d’un pouce.

« Sale petite… », grogna Tomas.

Il fit mine de la frapper, mais voyant qu’elle ne tressaillait pas, se ravisa, craignant sans doute qu’elle n’en profite pour à nouveau tenter de le mordre.

« Vous voulez qu’on la descende ? demanda un garde.

– Est-ce que je vous ai sonnés ? » rétorqua Ziani.

Le garde détourna les yeux. Tomas fit le tour de la table et tourna une manivelle. Les entraves enluminées glissèrent lentement sur la surface de la table, étirant les membres de Sancia au point qu’elle se retrouva immobilisée, bras et jambes écartés. Puis il refit le tour de la table, leva le poing et la frappa au ventre.

Le souffle coupé, elle se tordit, toussa, hoqueta.

« Bien, dit Ziani d’un ton mauvais. Voici comment ça se passe, d’accord ? Tu fais ce que je te dis, ou alors je te fais ce que bon me semble. Compris ? »

Elle cligna des paupières pour chasser ses larmes et le foudroya du regard. Il avait une lueur sadique dans les yeux.

« Maintenant, je vais te poser quelques questions, commença-t-il.

– Pourquoi avoir tué Sark ? contra-t-elle.

– C’est moi qui pose les questions.

– Il n’avait aucune importance pour vous. Il n’avait personne auprès de qui vous trahir. Il ne savait même pas qui vous étiez.

– La ferme, coupa Tomas.

– Qu’est-ce que vous avez fait de son corps ?

– Seigneur, quelle bavarde. »

Il soupira, tourna une molette de l’imperiat et, comme si elle sombrait au fond d’une mer glaciale, sa volonté l’abandonna encore.

« Voilà, reprit Tomas. J’aime mieux ça. Si seulement tout le monde était pareillement équipé… Je pourrais neutraliser n’importe qui à volonté… »

Sancia demeura inerte et muette sur la table d’opération. Piégée une fois encore dans son corps, elle tempêta et hurla silencieusement… jusqu’à ce qu’elle remarque que sa tête était tournée vers le mur le plus éloigné de la pièce, là où se trouvait la table chargée de trésors occidentaux.

Faute de contrôler ses yeux, elle peinait à les détailler, mais elle fit de son mieux. Les objets regroupés ici ne lui disaient pas grand-chose – beaucoup de papiers et de livres – mais la boîte qui ressemblait à un lexique… était intéressante. Ce n’était pas exactement un lexique : elle ne mesurait pas des dizaines de mètres et n’était pas brûlante, à tout le moins, mais un assortiment de disques enluminés, bien qu’horriblement vieux et corrodés, courait sur sa longueur.

En vérité, la majeure partie de la boîte tombait en morceaux, à une exception notable : un joint situé à mi-hauteur au niveau duquel, sur le devant, était incrusté un gros mécanisme complexe, percé d’une fente en son centre…

Je sais reconnaître une serrure quand j’en vois une, se dit Sancia en scrutant le mécanisme doré. Et ça, c’en est une, et une solide. Quelqu’un ne voulait à aucun prix qu’on ouvre ce machin, quoi qu’il soit.

Ce qui, naturellement, la poussa à se demander ce qu’il contenait. Qu’est-ce qui pouvait être si précieux pour que les Occidentaux aient construit un appareil spécialement pour le remiser ?

Et maintenant qu’elle y pensait, pourquoi lui rappelait-il quelque chose ?

Alors, elle sentit des mains. Une sur son genou, qui remontait lentement l’intérieur de sa cuisse en direction de son entrejambe. L’autre qui agrippait son poignet et enfonçait ses doigts dans sa chair et ses os.

« Une main douce, lui murmura Ziani, et une main ferme. Telle est la sagesse des rois, non ? »

Écœurée, Sancia rua contre les liens invisibles qui entravaient son esprit.

« Je sais que tu avais la clé », dit doucement Ziani. Il continuait de lui masser la cuisse et de lui broyer le poignet. « Tu as ouvert la boîte que tu as volée, tu as regardé ce qu’elle contenait. Tu as pris la clé, et tu t’en es servie pour m’échapper. Je suis sûr que tu l’as expédiée par le balcon avant qu’on t’attrape… Ma question est donc : où ? »

À ces mots, un froid glacial l’envahit. Il était au courant de tout… Mais au moins, il ignorait où se trouvait Clef.

« Je vais te ranimer », chuchota Tomas dans son oreille, son haleine brûlante sur sa joue. Il lâcha son poignet et lui tapota la cuisse. « Essaye encore de me mordre et je m’amuserai un peu avec toi. D’accord ? »

Il y eut une pause, et elle sentit sa volonté revenir peu à peu. Tomas la regardait avec des yeux froids et impatients.

« Alors ? » demanda-t-il.

Elle réfléchit. Manifestement, Ziani prendrait autant de plaisir à la tuer qu’un enfant qui torture une mouche. Mais elle ne voulait pas en révéler trop sur ce qu’elle savait. Elle espérait que Gregor avait réussi à faire sortir Clef du campo, qu’il avait retrouvé Orso et qu’ils réfléchissaient à un plan de sauvetage. Peut-être.

Mais comment Tomas savait-il que Sancia était enluminée ? Comment l’imperiat avait-il décelé la plaque dans sa tête ? Et, pire, comment avait-il su qu’elle se trouvait dans le bureau de Tribuno ? Est-ce que l’imperiat l’avait détectée ? Ou avaient-ils été trahis ?

« L’appareil à voile est retourné au campo Dandolo, dit Sancia.

– Faux, répondit Tomas. Nous savons qu’il s’est posé dans le campo Candiano.

– Alors, quelque chose a foiré. Il n’était pas censé faire ça. Peu importe. Ofelia Dandolo va vous écraser comme une punaise. »

Il bâilla.

« Ah bon.

– Oui. Elle sait que vous êtes derrière tout ça. Elle sait que c’est vous qui avez attaqué Orso, et son propre foutu fils.

– Alors pourquoi n’est-elle pas ici pour te défendre ? Pourquoi te retrouves-tu livrée à toi-même ? » Face au silence de Sancia, Ziani sourit. « Tu n’es pas très douée pour raconter des bobards, hein ? Mais ne t’inquiète pas, on finira bien par trouver qui a intercepté ton colis. Dès que tu es entrée dans la Montagne, j’ai fait verrouiller les portes. Quiconque t’a aidée est piégé dans le campo. Et si un complice essaye de te venir en aide, il sera criblé de carreaux. S’il n’est pas déjà mort, bien sûr. »

Merde, pensa Sancia. J’espère que Gregor a pu dégager.

« Dis-le-moi, reprit Tomas, et je te laisserai peut-être vivre. Pendant un temps.

– Les autres maisons ne vont pas vous laisser faire, dit Sancia.

– Bien sûr que si.

– Elles vont se liguer contre vous.

– Non, rit-il. Tu veux savoir pourquoi ? Parce qu’elles sont vieilles. Elles sont bouffies de traditions, de normes, de règles, de bonnes manières. “Vous faites ce que vous voulez sur la Durazzo”, disent ces chers grands-pères, “mais ici, à Tevanne, vous devez vous comporter avec respect.” Oh, ils s’espionnent gentiment ici et là, mais tout reste poli et bien ordonné, en fait. Comme tous les gens installés, ils deviennent vieux, gras, lents et paresseux. » Il se rassit et soupira pensivement. « Peut-être que c’est à cause des enluminures… cette obsession des règles… Mais la victoire reviendra au plus rapide, à celui qui brisera toutes les lois nécessaires. Moi, je n’en ai rien à foutre, des traditions. Je suis plus honnête. Je suis un homme d’affaires. Quand je fais un investissement, la seule chose qui m’intéresse, c’est que le rendement soit le plus élevé possible.

– Vous ne savez rien de rien, répondit Sancia.

– Ah ? Et une traînée des Communes va me donner des cours de philosophie économique ? » Il rit de plus belle. « Ça tombe bien, j’avais besoin d’un divertissement.

– Non, connard. Je viens des curains de plantations, dit-elle en lui souriant. J’ai vu plus d’horreurs et de tortures que ton petit cerveau ne pourrait en concevoir. Tu crois que tu vas pouvoir me faire parler avec tes petits bras, tes poignets délicats ? J’en doute. »

Il fit mine de la frapper, une fois de plus, mais là encore elle ne cilla même pas. Il la fusilla du regard un moment, puis soupira et dit :

« Si je ne pensais pas que tu avais de la valeur… » Il se tourna alors vers l’un des gardes. « Va chercher Enrico. J’imagine qu’il va falloir qu’on précipite un peu ces conneries. »

Le garde quitta la pièce. Tomas se dirigea vers un placard, en sortit une bouteille de rhum pétillant et en but une gorgée avec un air renfrogné. Il faisait l’effet à Sancia d’un enfant à qui on a pris son jouet préféré.

« Tu as de la chance, tu sais, reprit-il. Enrico estime que tu es un atout potentiel. Probablement parce que c’est un enlumineur, et que les enlumineurs sont tous des crétins. Des petits hommes laids et maladroits qui préfèrent les cordes de sceaux au contact d’une peau chaude… Mais il m’a dit qu’il voulait t’examiner avant que je m’amuse un peu.

– Génial », marmonna-t-elle.

Son regard tomba sur la table des trésors occidentaux.

« Ridicule, n’est-ce pas ? dit Tomas. Toutes ces vieilleries. J’ai payé une fortune pour voler cette boîte à Orso. » Il tapota l’objet abîmé qui ressemblait à un lexique. « Et j’ai dû engager une bande de pirates pour intercepter ça. Mais on n’arrive même pas à ouvrir cette saloperie. Les enlumineurs savent tout, hormis la valeur de l’argent. »

Elle s’attarda sur la boîte. Elle commençait à comprendre ce qu’elle lui rappelait.

Je l’ai déjà vue, pensa-t-elle. Dans la vision de Clef, dans Cattaneo… L’être enveloppé de noir, debout sur les dunes… et à côté de lui, un coffret…

Des pas retentirent. Alors, un clerc avachi, blafard, aux paupières lourdes et vêtu aux couleurs de Candiano émergea d’un couloir. Sancia reconnut l’homme présent dans la fonderie Cattaneo, celui que Tomas avait apostrophé dans la chambre, avec la fille nue. Il était rondelet et, avec ses joues charnues, évoquait un garçonnet qui a grandi trop vite.

« Ou-oui, monsieur ? dit-il avant d’apercevoir Sancia. Ah. C’est l’une de vos… compagnes ?

– Ne m’insultez pas, Enrico, répondit Tomas en désignant l’imperiat du menton. Vous aviez raison. Je l’ai allumé, et il m’a dit où la trouver.

– V… vraiment ? C’est elle ? » demanda-t-il, abasourdi. Puis il éclata de rire et courut vers l’imperiat. « Ça alors, c’est incroyable ! » Comme Tomas plus tôt, il passa l’instrument autour de la tête de Sancia tout en prêtant l’oreille à ses gémissements. « Mon Dieu. Mon Dieu… un être humain enluminé !

– Enrico est l’enlumineur le plus doué de tout le campo », commenta Tomas sans enthousiasme, comme si l’idée même le dégoûtait. « Depuis des années, il patauge dans les conneries de Tribuno. Tel que tu le vois, il bande encore plus que le jour où il a surpris sa mère dans son bain, je parie. »

Enrico vira au rose vif et baissa l’imperiat jusqu’à ce que son bruit se réduise à un gémissement sourd.

« Une humaine enluminée… Est-ce qu’elle sait où est la clé ?

– Elle ne me l’a pas encore dit, mais j’ai été plutôt gentil avec elle. J’ai pensé que vous voudriez la voir avant que je commence à lui couper quelques orteils et à poser des questions sérieuses. »

Un froid glacial envahit Sancia. J’ai intérêt à échapper à ce petit sadique merdeux…

« Bon, elle est enluminée, dit Tomas. Et après ? En quoi ça la rend différente ? Et en quoi ça va nous aider à fabriquer des imperiats, comme vous le prétendiez ?

– Eh bien, je ne sais pas si ça va vraiment nous aider, dit Enrico, mais c’est une acquisition intéressante.

– De quelle façon ? Selon vous, nous avions besoin d’objets occidentaux pour compléter l’alphabet. Et seulement alors, nous pourrions commencer à fabriquer nos propres imperiats. En quoi cette pute crasseuse va nous aider ?

– Oui, monsieur, oui. Mais… bon. » Enrico la regarda, légèrement honteux, comme s’il l’avait surprise alors qu’elle était nue. « Dans quelle… plantation a eu lieu la procédure ? »

Elle le fixa en plissant les yeux ; il avait manifestement peur d’elle.

« Réponds-lui, ordonna Tomas.

– Silicio, dit-elle à contrecœur.

– J’en étais sûr, dit Enrico. Je le savais ! C’était l’une des plantations personnelles de Tribuno ! Il s’y rendait régulièrement, au début. Il dirigeait souvent les expériences qu’on y menait.

– Et alors ? demanda Tomas avec impatience.

– Eh bien… jusque-là, nous avons émis la théorie que l’imperiat était une arme hiérophantique. Un outil à employer contre d’autres hiérophantes ou d’autres enlumineurs durant quelque guerre civile occidentale, afin de détecter, de contrôler et de neutraliser les appareils ennemis.

– Et ?

– Je soupçonne que l’imperiat ne remarque pas les enluminures ordinaires, dit Enrico. Autrement, il se serait mis à hurler dès qu’on se serait approchés de Tevanne. Il n’identifie que les enluminures qu’il perçoit comme étant une menace – en d’autres termes, les enluminures occidentales. Alors… vous comprenez ? »

Tomas le dévisagea, puis se tourna vers Sancia.

« Attendez. Vous voulez dire que…

– Oui, monsieur. » Enrico essuya son front maculé de sueur. « Je pense qu’elle est une double anomalie, de deux façons qui sont forcément liées. Elle est la seule humaine enluminée qu’on ait jamais vue. Et ce qui est inscrit dans son corps… les choses mêmes qui l’alimentent, qui la font fonctionner, sont des sceaux occidentaux – la langue des hiérophantes. »

 

« Quoi ? dit Tomas.

– Hein ? » fit Sancia.

Enrico reposa l’imperiat.

« Eh bien, c’est ce que je pense, d’après les notes de Tribuno.

– Ça n’a pas de sens ! s’écria Tomas. Personne – et à ma grande frustration, je nous inclus – n’a jamais été foutu de dupliquer ce qu’ont créé les hiérophantes ! Pourquoi est-ce que ça marcherait ici, sur un foutu être humain ? Pourquoi est-ce que non pas une, mais deux choses incroyablement peu probables seraient réunies ?

– Eh bien, dit Enrico, nous savons que les hiérophantes étaient capables de fabriquer des appareils à l’aide du, hum, du transfert spirituel.

– Du sacrifice humain, glissa Sancia.

– La ferme ! grogna Tomas. Continuez.

– Cette méthode est une transaction à somme nulle. La totalité de l’esprit est transférée dans le réceptacle. Mais dans le cas de cette, euh, personne, la relation est symbiotique. Les enluminures ne sapent pas totalement leur hôte, mais empruntent son esprit, l’altèrent, en deviennent partie intégrante.

– Il me semble vous avoir entendu dire que les sceaux occidentaux ne pouvaient être utilisés que par des choses infinies, dit Tomas. Des choses qui ne sont pas nées et ne pourront jamais mourir.

– Mais aussi par ce qui prend et donne la vie, dit Enrico. La plaque dans sa tête est symbiotique, mais aussi parasite. Elle siphonne sa vie, lentement, probablement douloureusement. Peut-être qu’un jour, elle la consumera, à l’instar des autres enveloppes occidentales. Selon moi, le résultat est bien inférieur à ce dont étaient capables les hiérophantes, mais le sujet est encore… en bonne santé. C’est un appareil fonctionnel.

– Vous avez compris tout ça uniquement parce que l’imperiat s’est mis à sonner comme une foutue cloche lorsqu’on la poursuivait dans les Verts ? »

Enrico rosit encore.

« À ce moment, nous savions seulement que l’imperiat était une arme. Nous n’avions pas encore déterminé ses pleines capacités.

– Ça s’est un peu vu, glissa Sancia. Puisque vous avez fait s’écrouler la moitié des maisons du Creuset et tué Dieu sait combien de gens, bande de cons. »

Tomas la frappa encore à l’estomac. Une fois de plus, elle tira sur ses liens en s’efforçant de reprendre son souffle.

« Comment est-ce qu’une bande d’enlumineurs des colonies a bien pu accomplir ça, bordel ? demanda Tomas.

– Je ne pense pas qu’ils aient véritablement réussi, dit Enrico. C’était seulement… un coup de chance. Sur la fin, Tribuno n’avait plus toutes ses facultés. Il se peut qu’il leur ait envoyé l’alphabet hiérophantique qu’il avait compilé jusque-là, qu’il leur ait demandé d’essayer toutes les combinaisons possibles, l’une après l’autre, toujours à minuit. Ce qui a dû résulter en… beaucoup de morts.

– On a l’habitude de ça, dit Tomas. Et ils ont obtenu un miracle par accident : cette fille.

– Oui. Et je pense qu’elle a un lien avec l’incendie de la plantation. »

Tomas soupira et ferma les yeux.

« Et lorsqu’on a voulu voler des appareils hiérophantiques… on a recruté une voleuse à la tête farcie de sceaux occidentaux, forcément. »

Enrico toussota.

« Nous l’avons engagée parce qu’on disait d’elle qu’elle était la meilleure. J’imagine que ses qualités sont liées à ses altérations.

– Sans rire ? » grimaça Tomas. Ses yeux parcoururent le corps de Sancia. « Détail important : si les enlumineurs de la plantation ont suivi les instructions de Tribuno… alors, ils ont employé des sceaux que nous possédons déjà, puisque nous avons ses notes.

– C’est possible. Mais… comme je le disais, Tribuno n’avait plus toute sa tête. Il était devenu très secret. Peut-être qu’il n’a pas réuni toutes ses découvertes au même endroit.

– Vous voulez dire que ça vaudrait la peine de s’en assurer ? demanda Tomas d’un ton plat. C’est bien ça ?

– Euh… oui ? Je crois ? »

Ziani produisit un stylet.

« Alors, pourquoi vous ne l’avez pas dit tout de suite, curain ?

– Monsieur, que… qu’est-ce que vous faites ? s’écria Enrico avec inquiétude. Il nous faudrait un physiquere, ou du moins quelqu’un qui s’y connaît un peu…

– Oh, la ferme, Enrico ! »

Tomas attrapa Sancia par les cheveux. Elle hurla et se débattit, mais il lui cogna la tête contre la table avant de la faire brutalement pivoter pour exposer sa cicatrice.

« Je ne suis pas physiquere », dit Tomas d’une voix rauque en se juchant à califourchon sur elle pour l’empêcher de lutter, « mais pas la peine de connaître les subtilités de l’anatomie humaine. » Il posa la lame du stylet contre la cicatrice. « Pas pour des choses comme ça… »

Elle sentit l’arme mordre dans son cuir chevelu et hurla.

Et tandis qu’elle criait, le son parut… grandir.

Un crissement assourdissant, douloureux emplit la pièce. Mais il n’émanait pas de Sancia ; malgré le couteau posé contre son crâne, elle le savait. Non, il provenait de l’imperiat.

Tomas lâcha le stylet, se pressa les mains contre les oreilles et s’effondra subitement sur le côté. Enrico s’écroula aussi, de même que les gardes.

Une voix remplit l’esprit de Sancia, prodigieuse et assourdissante :

FAIS-LES PARTIR. JE TE DIRAI ALORS COMMENT TE SAUVER. >

Sancia frémit et s’étrangla tandis que ces paroles la traversaient ; et en dépit de son volume impossible, la voix lui parut familière.

La femme dorée de la cellule.

Le cri abominable de l’imperiat reflua. Sancia, toujours couchée sur la table, haletait et fixait le plafond sombre.

Lentement, Tomas, Enrico et les gardes se redressèrent en chancelant, grognant et clignant des yeux.

« Qu’est-ce que c’était ? s’écria Tomas. Putain, qu’est-ce que c’était ?

– C’était… l’imperiat », dit Enrico.

Il ramassa l’appareil et le fixa, hébété.

« Qu’est-ce qui arrive à cette saloperie ? demanda Tomas. Il est cassé ? »

Sancia tourna lentement la tête vers l’antique lexique à serrure d’or.

« C’était… comme une alarme qui se déclenche, dit Enrico en cillant, paniqué. Mais elle l’a été par quelque chose de… significatif.

– Quoi ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? Par elle ?

– Non ! dit Enrico en jetant un bref regard à Sancia. Pas par elle ! Elle n’aurait pas pu… »

Il s’interrompit et la dévisagea.

Sancia ne lui prêtait pas attention ; elle restait concentrée sur le lexique.

Ce n’est pas un lexique, pensa-t-elle comme dans un rêve. Ou si ? C’est un sarcophage, comme ceux de la crypte. Mais il y a quelqu’un là-dedans… quelqu’un de vivant.

« Oh mon Dieu ! dit soudain Enrico. Regardez-la. »

Tomas se rapprocha et ouvrit la bouche, horrifié.

« Seigneur… Ses oreilles… ses yeux… ils saignent ! »

Sancia cligna des paupières et se rendit compte qu’il disait vrai : du sang coulait de ses yeux et de ses oreilles, exactement comme dans la maison d’Orso. Mais elle ignora le phénomène ; elle ne pensait qu’aux mots qui résonnaient encore dans sa tête.

Comment est-ce que je peux les faire sortir ?

Elle comprit qu’elle n’avait qu’une option ; leur donner quelque chose qui les éloignerait. Un mensonge éhonté, mais peut-être qu’ils la croiraient.

« La capsule, dit-elle subitement.

– Quoi ? fit Tomas. C’est quoi, cette histoire de capsule ?

– C’est comme ça que je suis entrée dans le campo. » Elle toussa et avala du sang. « Que j’ai pu m’approcher de la Montagne. L’un des hommes d’Orso m’a aidée. Il m’a mise dans un gros cercueil en fer qui glissait au fond du canal. Et c’est lui qui était censé rattraper l’appareil à voile. S’il s’est caché quelque part, ce sera là. Vous ne l’auriez jamais trouvé. »

Enrico et Tomas échangèrent un regard.

« Où est cette… capsule ? demanda Tomas.

– Je l’ai laissée près du dock des barges, au sud de la Montagne », dit-elle doucement. « L’homme d’Orso se cache au fond du canal… ou repart tranquillement vers le campo Dandolo avec la clé.

– En ce moment ? En ce moment même ?

– C’était l’un de mes plans d’évasion, improvisa-t-elle, mais la capsule n’est pas très rapide.

– Nous… nous devons faire draguer tous les canaux du campo, monsieur », dit doucement Enrico.

Tomas se mâchonna la lèvre quelques instants.

« Préparez une équipe. Immédiatement. On va passer les canaux au peigne fin. Et prenez ce truc, ajouta-t-il en désignant l’imperiat.

– L’appareil ? s’étonna Enrico. Vous êtes sûr, monsieur ?

– Oui. On a affaire à Orso Ignacio. Je sais ce que je fournis à nos gros bras, mais Dieu seul sait comment il équipe les siens. »