Sancia entrouvrit une paupière pour mieux voir. La femme jetait des regards éteints autour d’elle, la bouche ouverte. Ses peintures faciales avaient été maladroitement appliquées, et une partie de sa coiffure élaborée se défaisait. Elle prit une inspiration et bafouilla :
« T… Tomas, mon chéri ! Que se passe-t-il ? Que… qu’est-ce qui t’est arrivé ?
– Estelle ? répéta Tomas. Qu’est-ce que tu fiches ici ? »
Son ton n’était pas celui d’un mari accueillant son épouse, mais d’un garçonnet apostrophant la sœur aînée qui vient gâcher son goûter d’anniversaire.
Estelle Ziani ? se dit Sancia. La… l’ancienne dulcinée d’Orso, celle qui nous a fourni le sang de son père ?
« J’ai… j’ai entendu parler d’une pert… » Elle eut un hoquet. « … d’une perturbation aux portes du campo… Tous les murs sont surveillés ? »
Elle ne parlait pas du tout comme Sancia s’y attendait et n’évoquait nullement la noble cultivée, riche et habile en enluminure qu’Orso avait décrite. Sa voix était étrangement… haletante. Aiguë. Elle parlait, se dit Sancia, comme un riche s’attendrait à ce que son idiote de femme parle.
« Par Dieu, dit Tomas. Tu es soûle ? Encore ?
– Euh, fondateur, dit Enrico avec inquiétude en jetant un regard de côté à Sancia. Ce n’est peut-être pas le meilleur moment… »
Estelle se tourna vers Enrico et chancela légèrement, comme si elle ne l’avait pas remarqué jusque-là. Pour l’observateur moyen, elle n’était que la femme ivre d’un fondateur. Mais Sancia n’était plus une observatrice moyenne et elle décelait les appareils incroyablement puissants que dissimulaient les manches d’Estelle, comme autant de minuscules étoiles.
À quoi elle joue ?
« Enrico ! s’écria Estelle avec surprise. Le plus brillant des enlumineurs qui nous restent ! Quelle joie de vous voir…
– Euh, fit Enrico. M… merci, fondatrice… »
Lorsque Estelle frôla l’enlumineur, elle laissa un petit point brillant sur son épaule qu’il ne sembla aucunement remarquer. Un appareil enluminé, comprit Sancia. Mais minuscule… et étonnamment puissant… Elle essaya de déterminer sa nature depuis la table, mais c’était plus difficile qu’elle ne le croyait. Apparemment, ses nouveaux talents dépendaient de la proximité et du contact. Elle songea néanmoins que cette petite chose semblait…
Affamée. Étrangement, redoutablement affamée.
« Qu’est-ce que tu fous ici ? répéta Tomas. Comment es-tu entrée ? »
Estelle haussa les épaules. Ce léger mouvement la déséquilibra et elle tituba.
« Je… Quand tu as quitté la Montagne, tu semblais si contrarié, si pressé… J’ai demandé à ma camériste de te suivre, jusqu’ici, pour te surpr…
– Tu quoi ? bafouilla Tomas. Ta camériste connaît cet endroit ? Qui d’autre ?
– Quoi ? fit Estelle, étonnée. Personne.
– Personne ? Tu en es sûre ?
– Je… je voulais juste t’aider, mon amour. Je voulais être la femme fidèle que tu as toujours v…
– Oh, Seigneur… » Il se pinça l’arête du nez. « Tu voulais m’aider, vraiment ? Encore. Tu voulais encore jouer à l’enlumineuse. Je t’ai dit la dernière fois, Estelle, que nous ne tolérerions pas une autre intrusion… »
Elle parut subitement abattue.
« Je suis désolée, chuchota-t-elle.
– Oh, je suis tellement soulagé que ça te désole, rétorqua Tomas. Quelle consolation ! Je n’arrive pas à croire que tu t’es débrouillée pour faire encore empirer notre situation !
– Je te promets que ça n’ira pas plus loin ! Ce sera seulement toi, moi, Enrico, et… et ces deux fidèles serviteurs. »
Elle posa brièvement la main sur l’épaule des gardes, qui échangèrent un regard – et Sancia vit qu’elle laissait également sur eux un minuscule appareil enluminé.
Tomas tremblait de rage.
« Je t’ai dit, siffla-t-il, que j’en avais assez de tes stupides fantaisies. De tes jeux idiots avec les enluminures, les finances. Vous autres… vous êtes tatillons et faibles et… si savants ! » Il cracha ce dernier mot comme si c’était la pire injure qu’il puisse imaginer. « J’ai passé une décennie de ma vie à essayer de moderniser ce taudis ! Et juste au moment où je vais renverser la situation, toi et ta bonniche déboulez ici, conduisant Dieu sait qui à mon ultime atout ! »
Elle baissa les yeux.
« Je voulais simplement être une bonne épouse…
– Je n’ai pas besoin d’une épouse ! cria Tomas. Seulement d’une maison marchande ! »
Estelle s’immobilisa, la tête de côté. Sancia ne voyait pas son expression – son visage était plongé dans les ombres – mais lorsqu’elle reprit la parole, sa voix n’était plus le babil sifflant, aigu et éméché qu’elle avait employé jusque-là. Elle parlait d’un ton sec, ferme et froid, le ton d’une femme qui sait ce qu’elle veut et compte bien l’obtenir.
« Ainsi, si tu pouvais mettre un terme à notre arrangement, tu le ferais ? demanda-t-elle.
– Absolument ! » hurla Tomas.
Estelle hocha lentement la tête.
« Bien. Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ? »
Elle sortit une petite baguette – dont les extrémités brillaient d’enluminures, constata Sancia – et la brisa comme un cure-dents.
Aussitôt, la pièce s’emplit de hurlements.
Les cris commencèrent dans un unisson si parfait que nul n’aurait su dire qui les poussait, et encore moins ce qui se passait.
Enrico et les gardes tressaillaient et se tordaient tout en poussant ces cris atroces, tels des malades en proie à une fièvre dévastatrice. Ils se griffaient le corps – les bras, la poitrine, le cou et les flancs – comme si un insecte venait de se faufiler sous leurs vêtements.
Et Sancia vit qu’effectivement, quelque chose rampait sur eux : les minuscules objets enluminés qu’Estelle avait posés s’étaient insinués sous leur peau, dans leur corps, et se frayaient peu à peu un chemin dans leur poitrine. Ces insectes – elle ne put les envisager autrement – se déplaçaient en brûlant la chair qui leur faisait obstacle, apparemment ; de petites volutes de fumée émergeaient des épaules, des bras et du dos de leurs victimes, au point exact où Estelle les avait placés.
Tomas regarda autour de lui, paniqué.
« Que… qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui se passe ?
– Tomas, dit doucement Estelle, ceci est le début de notre divorce. »
Tomas courut s’agenouiller à côté d’Enrico, qui s’était effondré, parcouru de spasmes terrifiants, les yeux écarquillés et emplis de douleur. L’enlumineur ouvrit la bouche pour hurler de plus belle… et une petite bouffée de fumée s’échappa de ses lèvres.
« Qu’est-ce qui leur arrive ? demanda Tomas. Qu’est-ce que tu leur as fait ?
– C’est un appareil que j’ai mis au point, rien de plus, dit calmement Estelle en regardant les gardes à l’agonie. Il se rapproche assez d’une gomme. Sauf que je l’ai conçu pour qu’il efface une chose bien spécifique : les tissus qui entourent le cœur. »
Les cris tournèrent aux gémissements, puis aux gargouillis hideux. Enrico hoqueta et s’étrangla. De nouvelles volutes de fumée s’échappèrent de sa gorge.
Tomas regarda Estelle, sonné et horrifié.
« Tu… tu quoi ? Tu as créé un appareil ? Un appareil enluminé ?
– C’était difficile, admit Estelle. J’ai dû méticuleusement régler les enluminures pour traquer les organes requis. Je me suis ruinée en cœurs de cochon. Savais-tu, Tomas, que les tissus d’un cœur de porc sont très similaires à ceux d’un cœur humain ?
– Tu… tu mens. » Il se retourna vers Enrico. « Ce n’est pas toi qui as fait ça ! Tu n’as pas pu créer un foutu appareil ! Tu… tu n’es qu’une petite greluche stup… »
Il se retourna juste à temps pour recevoir le pied d’Estelle en plein visage.
Le coup le cueillit exactement au menton et l’envoya s’étaler. Alors qu’il essayait de se relever en grognant, Estelle s’agenouilla, plongea la main dans sa toge et en sortit l’imperiat.
« Tu… tu m’as frappé ?! dit Tomas.
– En effet », répondit calmement Estelle en se relevant.
Tomas se toucha le menton, comme s’il peinait à le croire. Puis il remarqua l’imperiat.
« Tu… Rends-le-moi !
– Non.
– Je… C’est un ordre ! cracha-t-il. Estelle, rends-moi ça ou cette fois, je te casse vraiment le bras ! Les deux bras, et plus encore ! »
Estelle se contentait de le regarder, sereine et nullement troublée.
« Tu… » Il se releva et se rua sur elle. « Comment oses-tu ! Comment oses-tu me déf… »
Il ne termina jamais sa phrase. Lorsqu’il arriva tout près de sa femme, celle-ci tendit la main et posa une petite plaque sur sa poitrine ; aussitôt, il se figea et resta pétrifié à mi-bond, comme une statue suspendue au plafond par des cordes.
« Là, souffla Estelle. C’est mieux. »
Sancia observa discrètement la plaque enluminée collée sur la poitrine de Tomas ; une plaque gravifique, très semblable à celles que les assassins lancés contre Gregor et elle avaient utilisées.
Mais celle-ci était plus petite. Plus aboutie. Plus subtile et sophistiquée.
D’un seul regard, elle comprit que si la plaque avait effectivement paralysé Tomas, elle n’en avait pas fini avec lui. Elle possédait d’autres applications…
Estelle fit le tour de son époux tout en l’examinant, la tête penchée de côté, ravie et fascinée.
« C’est donc ça ? s’étonna-t-elle. Voilà ce que ça fait d’être toi, mon époux ? Être un homme de pouvoir ? Interrompre une vie sur un caprice, et réduire au silence ceux que tu méprises ? »
Tomas ne répondit pas, mais Sancia crut voir ses pupilles remuer.
« Tu transpires », lança Estelle.
Sancia se figea, interdite ; Tomas ne paraissait pas transpirer.
« Toi, sur la table, reprit Estelle, plus fort. Tu transpires. »
Merde. Sancia veilla soigneusement à rester immobile.
Estelle soupira.
« Laisse tomber. Je sais que tu es réveillée. »
La jeune voleuse prit une inspiration et ouvrit les yeux. Estelle se tourna vers elle et l’observa, le visage crispé sur une expression solennelle, royale et glacée.
« Je suppose que je te dois des remerciements, dit-elle.
– Pourquoi ? répondit Sancia.
– Lorsque Orso est venu me dire qu’il avait besoin de faire entrer un voleur dans la Montagne, j’ai aussitôt compris que si Tomas attrapait ledit voleur, il l’enfermerait sûrement dans un endroit sûr. Et l’endroit le plus sûr était certainement celui où il avait caché la collection de mon père. » Elle se tourna vers la table couverte d’artefacts. « Collection que je cherche depuis longtemps. On dirait que tout est là.
– Vous… vous nous avez poignardés dans le dos, dit Sancia. Vous avez prévenu Tomas !
– J’ai dit à quelqu’un de dire à quelqu’un de dire à quelqu’un de proche de Tomas de rester sur ses gardes. Il n’y avait rien de personnel, tu le comprends sûrement. Mais une créature telle que toi doit avoir l’habitude d’être utilisée comme un outil par ses supérieurs. J’espérais que Tomas t’aurait rapidement mise à mort, cela dit. » Elle soupira, légèrement contrariée. « Maintenant, il va falloir que je décide comment m’occuper de toi. »
À la mention de sa mort, Sancia s’était de nouveau concentrée sur les menottes et demandait :
< Écoutez, est-ce que le secret est limité dans le temps ? >
< Non. >
< Est-ce que… >
« Il avait une si haute opinion de lui-même, tu sais ? reprit Estelle en regardant Tomas. Il pensait que les enlumineurs étaient des faibles, des imbéciles blafards. Il détestait dépendre d’eux. Il aurait aimé évoluer dans un monde de conquêtes et de conflits, un monde sauvage avec du sang à la place de l’or. » Elle fit claquer ses lèvres. « Ce n’était pas un homme de réflexion. Lorsqu’il a commencé à découvrir de précieux gabarits dans les appartements de Tribuno, des cordes de sceaux qui apparaissaient du jour au lendemain, il s’en est réjoui… et ne s’est jamais demandé d’où elles provenaient.
– C’est… c’est vous qui avez fabriqué les plaques gravifiques ? demanda Sancia, surprise.
– J’ai tout fabriqué, dit Estelle sans quitter Tomas des yeux. J’ai tout fait pour lui. Par le biais de sous-entendus et de suggestions, au fil des ans, je l’ai poussé vers la collection occidentale de mon père. J’ai utilisé ce dernier pour lui transmettre mes inventions – des appareils d’écoute, des plaques gravifiques, et beaucoup, beaucoup plus. Je lui ai fait faire tout ce que je ne pouvais pas faire, tout ce que je n’avais pas le droit de faire. » Elle se pencha tout près du visage figé de Tomas. « J’ai fait plus que toi, tellement plus, et tu me barrais la route chaque fois. Quand tu me réprimandais, quand tu m’ignorais, quand tu m’empoignais et… et… »
Elle s’interrompit et avala sa salive.
Cela, Sancia le comprenait bien.
« Il vous traitait comme une simple possession, dit-elle.
– Un malheureux objet qu’il avait hérité, peut-être, dit doucement Estelle. Mais peu importe. Je l’ai accepté et j’ai essayé d’en tirer parti. J’ai rarement eu le luxe de la fierté. Alors, peut-être que ça ne m’a pas fait autant de mal que cela aurait dû. »
Sancia regarda Tomas et remarqua qu’il était à présent étrangement plié par endroits. Comme un tambour de fer plissé et froissé par des années de coups.
« Que… qu’est-ce que vous lui faites ? demanda Sancia.
– Je lui fais ce que lui et mon père ont voulu me faire. M’écraser. »
Sancia fit la grimace et vit que Tomas semblait se… rétracter. Très légèrement.
« Du coup, sa gravité…
– Augmente d’un dixième toutes les trente secondes, dit Estelle. De manière exponentielle, forcément.
– Et il est encore conscient…
– Pleinement, compléta doucement Estelle.
– Oh mon Dieu, dit Sancia avec horreur.
– Pourquoi tant d’épouvante ? Tu ne veux pas voir cet homme mort après ce qu’il t’a fait ? Il t’a capturée, t’a battue, t’a ouvert la tête ?
– Bien sûr que si ; ce type est une merde. Mais ça n’empêche pas d’être correct. Je veux dire, même si je compatis avec vous, vous n’allez pas me libérer, n’est-ce pas ? Je risquerais de gâcher vos chances de mettre la main sur tout cet argent.
– L’argent ? fit Estelle. Oh, jeune fille… Je ne fais pas ça pour l’argent.
– À part l’argent et tuer Tomas, pour quoi, alors ? Ou alors… une Candiano reste une Candiano ? Vous pensez que vous pouvez fabriquer des outils occidentaux ? Que vous allez réussir là où votre père a échoué ? »
Estelle eut un sourire froid.
« Oublie les outils occidentaux. Ce que tout le monde ignore, c’est… qui étaient les hiérophantes… Comment sont-ils devenus ainsi ? La réponse était juste sous le nez de mon père, depuis le début. Je l’ai découverte il y a une éternité, mais il ne m’écoutait jamais. Et je savais que Tomas ne m’écouterait pas non plus. Cependant, j’avais besoin de ressources pour prouver ma théorie. » Elle fit encore le tour de Tomas. « Une collection d’énergies. Toutes les pensées capturées en un seul être. Et le grand privilège de la lingai divina – qui est réservée aux sans-mort, à ceux qui prennent et donnent la vie. » Elle sourit et regarda Sancia. « Tu ne vois pas ? Tu ne comprends pas ? »
La peau de Sancia se hérissa.
« Vous… voulez dire que…
– Les hiérophantes se sont créés de la même manière qu’ils ont créé leurs appareils. Ils ont pris les esprits, les âmes d’autres personnes, et les ont investis dans leur propre corps. »
Écœurée, Sancia regarda Tomas qui commençait à frémir, comme s’il se liquéfiait. Ses yeux s’emplissaient de sang.
« Oh, Seigneur…
– Une forme humaine unique ! s’écria Estelle sur un ton triomphant. Et en elle, des dizaines, des centaines, des milliers d’esprits et de pensées… Une personne débordant de vitalité, de volonté, de pouvoir, qui fait tourbillonner la réalité autour d’elle, capable non seulement de la corriger mais aussi de la modifier selon son gré… »
Le corps de Tomas s’effondra sur lui-même ; du sang jaillit de ses bras et de sa poitrine rompus puis, au mépris des lois de la physique, revint aussitôt dans son corps, attiré par son impossible gravité.
« Vous êtes une curain de dingue, dit Sancia.
– Non ! rit Estelle. Je suis simplement érudite. J’ai attendu longtemps que Tomas rassemble les outils et les ressources dont j’avais besoin, les sceaux antiques. J’ai été tellement patiente… Et alors, ce vieil Orso m’a offert une occasion fantastique. Et comme on dit, on ne laisse jamais passer une opportunité… »
Elle plongea la main dans sa robe et en sortit un objet long et luisant ; une longue clé aux dents bizarres.
Sancia la fixa.
« Clef…
– Clef ? fit Estelle. C’est ainsi que tu l’appelles ? Tu aurais pu trouver mieux, non ?
– Espèce de curain de salope ! cria Sancia, furieuse. Comment avez-vous mis la main dessus ? Comment… » Elle s’interrompit subitement. « Où… où est Gregor ? »
Estelle se tourna vers son mari.
« Qu’est-ce que vous avez fait ? demanda Sancia. Qu’est-ce que vous avez fait à Gregor ?
– Le nécessaire pour gagner ma liberté, dit Estelle. Tu en aurais fait autant, non ? »
Sancia regardait, dégoûtée et terrifiée, le corps de Tomas perdre peu à peu sa forme et ses contours pour se réduire à une boule mouvante de sang et de viscères, qui rétrécissait, rétrécissait…
« Si vous lui faites du mal, avertit Sancia, si vous osez lui faire du mal, vous… vous…
– Cela aurait pu être pire, coupa Estelle en désignant la boule monstrueuse. J’aurais pu lui faire subir ça. »
Le corps de Tomas faisait à présent la taille d’un petit boulet de canon. Il frémissait légèrement dans les airs, comme s’il ne pouvait supporter davantage de pression.
Estelle se redressa de toute sa taille, et malgré ses cheveux en désordre et son maquillage sali, ses yeux étaient vifs, durs et autoritaires, et Sancia comprit pourquoi les gens traitaient Tribuno Candiano tel un roi.
« Demain, je ferai ce que mon père a toujours rêvé d’accomplir. Et dans la foulée, je prendrai tout ce qu’il chérissait, et tout ce que tu chérissais aussi, mon époux. Je deviendrai la Compagnie Candiano. Et alors, j’obtiendrai tout ce dont j’ai été privée ! »
Alors, la petite boule rouge qui avait été Tomas Ziani… explosa, tout simplement.
Il y eut un bruit qui ressemblait bizarrement à une quinte de toux tonitruante et la pièce s’emplit aussitôt d’une fine brume rouge tourbillonnante. Sancia ferma les yeux et tourna la tête en sentant une averse de gouttelettes chaudes maculer son visage et son cou.
Elle entendit Estelle cracher et hoqueter quelque part dans la pièce.
« Beurk. Pouah ! J’aurais dû anticiper… Mais toute invention a ses limites. »
Sancia essaya de ne pas trembler. De ne pas penser à la présence de Clef dans les mains d’Estelle, à ce que celle-ci avait pu faire au pauvre Gregor. Concentre-toi. Qu’est-ce que je peux faire, en ce moment ? Comment sortir d’ici ?
Estelle cracha et toussa encore un peu, puis lança d’une voix forte :
« C’est terminé ! »
La brume rouge continuait de retomber. Des pas résonnèrent dans le couloir et deux soldats Candiano entrèrent. Ils ne semblèrent pas surpris par le spectacle des cadavres, ni par le fait que la pièce entière était couverte d’une fine couche de sang.
« On les brûle comme prévu, madame ? demanda l’un d’eux.
– Oui, capitaine. » Estelle était rouge de la tête aux pieds ; elle tenait l’imperiat et Clef dans ses mains comme on berce des jumeaux. « J’ai hâte d’enfin jouer avec eux, mais… y a-t-il des mouvements chez les Dandolo ?
– Pas encore, madame.
– Bien. Préparez mon escorte pour la Montagne, et rassemblez nos forces. Tout le campo doit être verrouillé et surveillé, et ce jusqu’à minuit. Donnez des ordres qui laisseront penser que Tomas a disparu, et que nous soupçonnons un crime.
– Bien, madame. »
Sancia écoutait attentivement. Et le mot « ordre » lui donna subitement une idée.
Elle prit une inspiration, se concentra encore sur les menottes… et se rendit compte qu’elle s’y était mal prise. Elle s’était focalisée uniquement sur les bracelets d’acier, et ce qu’ils espéraient ou désiraient. Elle n’avait pas imaginé que le système puisse être plus complexe.
Qu’est-ce qui est un souffle sans être un souffle ?
Elle avait des entraves aux poignets et aux chevilles, oui. Mais maintenant qu’elle les étudiait, elle comprenait que les menottes attendaient impatiemment un signal venu d’une autre partie de l’appareil – une partie qu’elle avait totalement négligée, à l’autre bout de la table. Elle baissa les yeux et constata que le petit composant était installé au bord de la surface de pierre. Elle passa ses injonctions en revue et vit qu’il était conçu tel qu’Orso avait décrit l’appareil de relais sonore : une fine et délicate aiguille enserrée dans une cage, qui se déplaçait selon les vibrations du son… mais d’une manière spécifique.
Bien sûr, pensa Sancia. Bien sûr !
< Est-ce que… le secret est un mot ? > demanda-t-elle rapidement aux menottes. < Un ordre ? Un mot de passe ? >
< Oui >, répondirent-elles simplement.
Elle faillit laisser échapper un soupir de triomphe. Ce devait bel et bien être une sorte de mot de passe : si quelqu’un le prononçait à haute voix, l’aiguille se déplaçait comme prévu, et les menottes s’ouvraient…
< Quel est le mot ? > demanda Sancia.
< Secret >, dirent les menottes, l’air amusé.
< Dites-moi le mot secret. >
< Pouvons pas dire le mot. C’est secret. Si secret que même nous ne le connaissons pas. >
< Alors comment savez-vous quand le secret est dit ? >
< Quand l’aiguille se déplace comme il faut. >
C’était exaspérant. Elle se demanda comment Clef aurait démêlé la situation. Il formulait et reformulait toujours ses questions ou ses idées jusqu’à ce que, en substance, elles enfreignent les règles. Comment procéder ici ?
Elle eut une idée.
< Le secret >, dit-elle, < Si je dis « peuh », est-ce que l’aiguille se déplacera dans la bonne direction, comme au début du secret ? >
Une longue pause. Puis les menottes dirent :
< Non. >
< Si c’était le cas, vous auriez dit oui ? >
< Oui. >
Elle déglutit, soulagée. Bien sûr, songea-t-elle. Parce que poser des questions sur les sons plutôt que sur les mots n’enfreint pas les règles.
< Si je dis « teuh », est-ce que l’aiguille se déplacera dans la bonne direction, comme au début du secret ? >
< Non. >
< Si je dis « sss », est-ce que l’aiguille se déplacera dans la bonne direction, comme au début du secret ? >
< Non. >
< Si je dis « mmh », est-ce que l’aiguille se déplacera dans la bonne direction, comme au début du secret ? >
< … oui >, répondirent les menottes.
Elle prit une inspiration. Le mot de passe commence donc par un « m ». Maintenant, je dois continuer à jouer aux devinettes, aussi vite que possible.
« Et la fille ? demanda le garde.
– Débarrassez-vous d’elle comme bon vous semble, dit Estelle. Elle n’a aucune importance.
– Bien, madame. »
Il salua alors qu’Estelle tournait les talons et sortait, le laissant seul dans la pièce avec Sancia.
Merde ! pensa cette dernière. Elle continua de poser des questions, de plus en plus vite, et se rendit compte que la communication avec les enluminures était bien plus rapide qu’avec les humains. Comme lorsque Clef et un appareil échangeaient de soudaines rafales d’informations cryptiques, elle pouvait focaliser ses pensées et poser des dizaines, sinon des centaines de questions à la fois.
Son esprit devint un chœur de « non » et de « oui » occasionnels. Et peu à peu, elle reconstitua le mot de passe.
Le garde se rapprocha et la toisa. Il avait des petits yeux vitreux profondément enfoncés dans leurs orbites. Il la parcourut du regard avec l’air d’un homme qui examine son repas mais plissa le nez.
« Mmh. Pas vraiment mon genre…
– Nnnh », dit Sancia.
Elle ferma les yeux, l’ignora, et se concentra sur ses liens.
« Tu pries, gamine ?
– Non, dit Sancia en ouvrant les yeux.
– Tu vas faire du bruit ? » demanda-t-il. Il pinça distraitement le tissu du pantalon de Sancia, juste à côté de son entrejambe, et commença à le pétrir. « Ça me dérange pas, pour être honnête. Mais ça serait un peu gênant, avec les autres dans le couloir…
– Le seul bruit que je vais faire, c’est mangue.
– Quoi ? »
Avec un pop, les menottes de Sancia s’ouvrirent.
Le garde la regarda, bouche bée.
« Que… »
Sancia se releva, attrapa la main du garde, glissa son poignet dans les menottes et les referma.
Sonné, l’homme fixa sa main et tira, en vain.
« Tu… tu… »
Sancia sauta de la table et écrasa l’aiguille dans son coffret.
« Là. Tu vas rester tranquille.
– Clemente ! cria l’homme. Elle s’est échappée ! Appelle tout le monde ! »
Sancia lui envoya son poing sur le côté de la tête, de toutes ses forces. Le garde tituba et glissa, la main toujours prise dans les menottes. Avant qu’il n’ait pu se remettre, elle s’agenouilla et lui prit sa rapière enluminée.
Elle regarda la lame qui brillait d’injonctions. Elle était conçue pour amplifier la gravité, pour se croire lancée dans les airs avec une force inhumaine.
De nombreux bruits de pas résonnèrent alors dans le couloir. Sancia évalua rapidement la situation. Ce corridor était la seule issue et il se remplissait apparemment de gardes. Elle n’avait que cette épée mais, vu ses nouveaux talents, cela lui accordait un avantage considérable. Probablement pas suffisant, toutefois, pour triompher d’une dizaine d’hommes sûrement armés d’espringales et autres.
Elle parcourut la pièce du regard. Le mur opposé à la porte était en pierre, mais ses capacités lui permirent de distinguer les injonctions situées de l’autre côté. Elles semblaient plus faibles et plus difficiles à déchiffrer, sûrement en raison de la distance, mais Sancia constata que l’un des appareils présents – une fine plaque rectangulaire apparemment enchâssée dans le mur – était enluminé pour être surnaturellement dense, presque indestructible…
Une fenêtre de fonderie, pensa-t-elle. Or, Sancia bénéficiait d’une expérience récente avec ce genre d’accès.
Elle s’adressa à la rapière :
< Tu… tu amplifies la gravité, non ? >
< LORSQUE J’APPROCHE DE LA VITESSE CONVENABLE, MA DENSITÉ SUBIT UNE AMPLIFICATION ET LA GRAVITÉ EST TRIPLÉE >, rugit promptement l’épée.
< À quel point ta densité est-elle amplifiée ? >
< COMME S’IL Y EN AVAIT VINGT DE MOI-MÊME >, dit l’épée.
< Et combien pèses-tu ? >
< AH… CELA EST MOINS DÉFINI… JE PÈSE MON POIDS ? >
< Oh, non, non, non. C’est faux. En fait, tu pèses… >
Les gardes étaient tout proches, à présent. Sancia posa l’épée par terre et pesa dessus des deux pieds. Puis elle la récupéra, s’écarta du mur de quelques pas et la brandit. Elle visa soigneusement et lança l’arme avant de se jeter au sol derrière la table en se couvrant la tête.
Ce fut étonnamment facile, en fait. Le poids de la lame était globalement non défini, Sancia n’avait eu qu’à se jucher sur elle et à lui dire que le poids qu’elle éprouvait était le sien.
Mais cette définition n’avait d’importance que lorsque ses enluminures s’activaient – spécifiquement, lorsqu’on la maniait à la vitesse voulue. Ou qu’on la lançait.
Lorsque l’épée activa ses enluminures, elle n’estima pas être aussi lourde que vingt rapières de trois kilos, mais que vingt rapières de cinquante-deux kilos. Et, naturellement, sa gravité amplifiée rendit l’impact encore plus puissant.
Lorsque l’épée frappa le mur, elle le fit avec la force d’un boulet dévalant le flanc d’une montagne. Après un choc prodigieux, des éclats et des débris s’envolèrent dans toute la pièce et l’air s’emplit de poussière.
Sancia, couchée par terre, se protégea de l’averse de gravats, puis se releva, fila à travers la brèche ouverte dans le mur et vers la fenêtre, à l’autre bout de la pièce voisine. Elle eut à peine le temps de risquer un regard dehors. Elle se trouvait environ à vingt mètres au-dessus du sol. Comme la majeure partie du campo Candiano, ce secteur était désert, mais un large canal passait juste sous le mur. Elle bondit, tira sur la fenêtre, se hissa dans l’ouverture et resta suspendue au bord de l’ouvrant, envisageant diverses manières de redescendre.
À l’intérieur du bâtiment, des cris retentissaient ; sept gardes Candiano déboulèrent dans la pièce. Ils la fixèrent, médusés, et épaulèrent leurs espringales.
Elle eut un instant d’hésitation. Elle savait que la fenêtre était enluminée pour être fondamentalement solide. Mais un simple coup d’œil lui révéla que les armes des soldats étaient très perfectionnées.
Au diable, pensa-t-elle. Elle se retourna et plongea, les bras tendus vers le canal.
Tourbillonnant sur elle-même, elle entendit la fenêtre exploser au-dessus d’elle et ouvrit les yeux.
Bien qu’elle ne soit aucunement d’humeur à ça, elle faillit s’écrier « Oh, mon Dieu ! » ; non par peur ou par détresse, mais par émerveillement.
Car elle voyait encore les enluminures qui l’entouraient. Et, tout en tombant, elle fit une chose dont elle s’ignorait capable : comme si son esprit était muni d’une écluse, et que par frayeur, étonnement ou instinct, celle-ci s’était ouverte en même temps que ses paupières…
Sancia contempla le paysage nocturne de Tevanne soudainement rehaussé de l’éclat fébrile et chantant de milliers et de milliers d’enluminures argentées, telle une sombre chaîne de montagnes parsemée de minuscules bougies. Elle regarda avec émerveillement les carreaux siffler dans les airs au-dessus d’elle, scintiller comme des étoiles filantes en volant au-dessus de la cité, une cité qui grouillait d’esprits, de pensées, de désirs, à l’instar d’une forêt pleine de lucioles.
Comme un ciel nocturne, se dit-elle en tombant. Non, encore plus beau…
Les eaux du canal se ruèrent à sa rencontre, et elle les fendit.
Sancia nagea à travers d’indicibles immondices, à travers la pourriture, les débris, l’écume, la crasse et les déchets industriels. Elle nagea jusqu’à ce que son corps soit tout aussi assommé que son esprit, jusqu’à ce que ses épaules soient en feu et ses jambes de plomb, jusqu’à ce qu’elle rampe enfin sur la rive boueuse du canal, loin en dessous des murailles du campo Candiano, épuisée et tremblante.
Lentement, elle se releva. Sale, puante et sanglante, elle se tourna et fit face à cette Tevanne fumante, brumeuse, étoilée qui s’étirait sous le ciel.
Elle se concentra et ouvrit les écluses dressées en elle. Tevanne s’embrasa de pensées, d’injonctions et de mots, vagues et clignotants, comme des chandelles spectrales brûlant sous le ciel pourpre de l’aube.
Alors, encore essoufflée, elle serra les poings et poussa un long hurlement rauque de défi, de révolte, de victoire. Et alors qu’elle criait, des phénomènes étranges se produisirent dans les quartiers des campos alentour.
Des lampes enluminées clignotèrent de manière incertaine. Des lanternes flottantes s’affaissèrent de quelques pieds, comme abattues par de funestes nouvelles. Des carrioles ralentirent brusquement, l’espace d’un ou deux pâtés de maisons. Des portes enluminées pour rester closes s’entrouvrirent. Des armes et des équipements améliorés pour paraître plus légers semblèrent, un instant, plus lourds.
Comme si toutes les machines et tous les appareils qui faisaient tourner le monde connaissaient un bref moment de doute, et que tous chuchotaient : Qu’est-ce que c’était ? Vous avez entendu ?
Sancia n’avait aucune idée de ce qu’elle avait fait. Mais elle comprit une chose, de manière instinctive, abstraite : la Sancia sur qui brillaient les étoiles en ce moment était un peu moins humaine que celle de la nuit précédente.