34

« Est-ce qu’une attaque directe est seulement possible ? demanda Claudia. Si tu dis vrai à propos de cet imperiat, Estelle pourrait tout simplement nous court-circuiter, non ?

– L’imperiat n’est pas tout-puissant, répondit Sancia. Sa portée est limitée, et je pense qu’il est difficile à manier. Si Estelle l’utilise mal, il peut éteindre toutes les enluminures de la Montagne – ce qui la ferait s’effondrer sur sa tête. Je pense qu’elle le sait ; elle sera prudente.

– Alors, il faut frapper rapidement, dit Gio. Avant qu’elle n’ait le temps de se préparer.

– Oui, mais la rapidité est un problème, contra Sancia. Je ne vois pas comment entrer dans la Montagne sans embûches. Il y a des centaines de soldats entre nous et elle.

– Une confrontation directe est toujours à éviter…, dit Claudia.

– Comme nous le savons, il existe toujours trois options, reprit Gio. À travers, par-dessus ou par-dessous. Il n’y a pas de tunnels pour passer en dessous ; impossible de passer à travers tous ces mercenaires, et je doute qu’on puisse utiliser la voie des airs. Pour cela, il faudrait placer une ancre afin de propulser un appareil à voile ; et ça implique de se rendre à la Montagne, ce qui est un peu notre problème…

– Ça peut paraître fou, mais est-ce qu’on pourrait mettre au point une manière de voler sans ancre ? » demanda Claudia.

Berenice, Orso et Sancia se figèrent et se regardèrent.

« Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Claudia.

– On a vu des gens voler, dit Berenice.

– Et bien, en plus ! ajouta Orso. C’était curain de fantastique ! »

Claudia les dévisagea.

« Ah… vraiment ? »

Berenice se leva d’un bond et courut jusqu’à un gros coffre, dans un coin de la salle. Elle l’ouvrit, en tira quelque chose et le rapporta sur la table.

L’objet ressemblait à deux plaques de fer attachées par de fines et solides cordes, une jauge de bronze en leur centre… et l’ensemble était couvert de ce qui évoquait une couche de sang séché.

« C’est…, commença Claudia.

– Des plaques gravifiques, dit Berenice avec entrain. Fabriquées par Estelle Candiano en personne ! Grâce à elles, ses assassins bondissaient par-dessus les murs et les bâtiments !

– Et plus encore, dit Sancia. Ils volaient carrément, avec ces saloperies !

– Ben merde, fit Claudia.

– C’est simple, alors ! s’écria Giovanni. Il suffit d’utiliser ces plaques pour voler jusqu’à la Montagne. Ou, disons, pour sauter de toit en toit jusque-là. »

Sancia regarda les plaques. Elle exerça le muscle de son esprit, ouvrit les écluses, et vit…

Elle s’attendait à ce que les plaques émettent une forte lueur, comme tout puissant objet enluminé. Mais ce n’était pas le cas : elles évoquaient un patchwork d’argent, qui ne brillait que par endroits. Elle secoua la tête.

« Non. Elles ne marchent pas correctement. Certaines des injonctions enluminées fonctionnent, mais pas toutes. L’appareil dans son ensemble n’est pas opérationnel.

– Vous arrivez à le déterminer d’un simple regard ? s’étonna Orso.

– Ouais, répondit Sancia. Et je peux lui parler, aussi.

– Vous pouvez lui p…

– Taisez-vous et laissez-moi jeter un œil… »

Elle ferma les paupières, posa ses mains nues sur les plaques et écouta.

< … localisation… localisation de MASSE ? > demandèrent les plaques. < Pouvons pas… compilation incomplète… MASSE, MASSE, MASSE. Manquons de direction… MASSE ? Avons besoin densité de MASSE ? Localisation de MASSE. Orientation de masse… nécessaire pour activer séquence de… de… >

Elle secoua la tête.

« C’est… bizarre. C’est comme écouter quelqu’un qui a pris un vilain coup sur la tête marmonner dans son sommeil. Ça n’a pas de sens. » Elle rouvrit les yeux. « On dirait qu’elles sont cassées. »

Claudia fit claquer sa langue.

« Vous dites que c’est Estelle Candiano qui les a fabriquées ? demanda-t-elle.

– Ouais, répondit Sancia. Pourquoi ?

– Si j’étais elle, et si je savais que mes ennemis risquent de voler mes joujoux… Je me contenterais de couper la définition de ces enluminures au niveau de leur lexique. Ça les rendrait inopérantes – ou les détraquerait, comme cet appareil.

– Bien sûr ! s’écria Orso. C’est pour ça que les plaques ne peuvent pas parler ! Estelle a retiré l’un des supports vitaux de leur logique, et l’ensemble s’effondre !

– Donc, elles ne fonctionnent plus, dit Claudia. On est écurés.

– Je suppose qu’on ne pourrait pas créer nos propres plaques de définitions pour les refaire fonctionner ? proposa Gio.

– Estelle a accompli l’impossible avec cet appareil, dit Orso. Personne n’a fait montre d’un contrôle aussi précis de la gravité, hormis les hiérophantes. Reproduire l’impossible en une journée est tout à fait hors de question. »

Chacun y réfléchit un instant en silence.

Enfin, Berenice s’avança.

« Mais… nous n’avons pas à tout refaire, dit-elle.

– Non ? fit Sancia.

– Non ! Estelle s’est probablement contentée de désactiver quelques enluminures critiques, mais le reste opère encore. Quand on a un trou dans un mur, on ne l’abat pas pour le rebâtir entièrement, on se contente de découper une pierre à la bonne taille pour le colmater.

– Attendez, coupa Orso. Est-ce que vous dites que… nous pourrions fabriquer nous-mêmes les définitions manquantes ?

– Pas nous, moi. Je suis plus rapide que vous, monsieur. »

Orso cligna des yeux, interloqué, mais retrouva rapidement ses esprits.

« D’accord. Mais votre métaphore est à chier ! Il ne s’agit pas de simplement reboucher un trou dans un mur ! On parle d’une curain d’enluminure complexe, jeune fille !

– Du coup, cela tombe très bien que l’un d’entre nous puisse parler aux appareils », dit Berenice. Elle se glissa sur un siège en face de Sancia et tira une feuille de papier et une plume. « Allez-y, dites-moi tout ce que racontent les plaques.

– Mais c’est du charabia ! protesta Sancia.

– Alors racontez-moi ce charabia ! »

Sancia commença à parler.

Elle décrivit la manière dont la plaque demandait plaintivement la localisation de cette « masse », suppliait quelqu’un de lui indiquer son emplacement, sa densité, et ainsi de suite. Elle espéra que Berenice l’interromprait, en vain. La jeune fille se contentait de noter tout ce que Sancia disait ; jusqu’à ce qu’enfin, elle lève le doigt.

Berenice s’adossa lentement à sa chaise en fixant sa feuille. La moitié de sa surface semblait couverte de notes, l’autre moitié de sceaux et de cordes de symboles. Elle se tourna vers Orso.

« Je… je commence à croire que tout le monde a abordé la gravité dans le mauvais sens, monsieur. Et que seule Estelle Candiano a vraiment compris. »

Orso se pencha pour examiner ce qu’elle avait écrit.

« C’est de la folie… mais je pense que vous avez raison. Continuez.

– Vous arrivez à piger tout ça ? s’étonna Claudia.

– Pas tout, dit Berenice, mais il y a un thème récurrent. Il y a cette histoire de masse… l’appareil essaye de trouver où elle se situe, et son ampleur.

– Et alors ? demanda Sancia. Quel est le rapport avec le vol ?

– Eh bien, je ne suis pas sûre de moi… mais tous les enlumineurs, jusque-là, partaient du principe que la gravité ne fonctionnait que d’une seule manière : qu’elle nous attirait vers le bas, vers la terre. Mais les motifs d’Estelle laissent songer que… que toute chose exerce une gravité. Toute chose attire les autres vers elle. La différence est que certaines exercent une attraction puissante, d’autres une attraction réduite.

– Quoi ? ! fit Giovanni. Quelle connerie !

– Ça a l’air insensé, mais c’est ainsi que fonctionne l’appareil. Les motifs d’Estelle ne défient pas la gravité : l’appareil convainc simplement ce qu’il touche que, par exemple, il y a un curain de monde entier juste au-dessus de lui, avec une gravité égale à celle de la Terre, si bien que cette dernière est contrebalancée et que le sujet… flotte. Les motifs se contentent de… réorienter la gravité, de la compenser… presque à la perfection.

– C’est seulement possible ? demanda Claudia.

– On s’en fout, de ce qui est possible ! grogna Orso. Est-ce que vous pouvez déterminer ce qui manque, Berenice ? Est-ce que vous pouvez fabriquer des définitions pour que cette saloperie fonctionne ?

– Si j’avais un mois devant moi, j’y arriverais sûrement. Mais je ne pense pas qu’on ait besoin de tout. Il me suffirait de créer quelques définitions qui donnent à l’appareil une impression de localisation et de densité de masse. Et qui correspondent à ses sceaux, naturellement. »

Orso se lécha les lèvres.

« Combien de définitions ? »

Berenice fit quelques calculs sur un coin de la feuille.

« Je crois que… quatre feraient l’affaire. »

Il la dévisagea.

« Vous pensez pouvoir fabriquer quatre définitions ? En quelques heures seulement ? La plupart des fabricators arrivent à peine à accoucher d’une par semaine !

– J’ai passé les derniers jours plongée jusqu’au cou dans les affaires des Candiano, dit Berenice. J’ai étudié leurs cordes, leurs gabarits, leur méthodologie. Je… je crois que je peux le faire. Mais il y a un autre problème : on doit encore intégrer ces définitions à un lexique pour les rendre opérantes. Et on ne peut pas se contenter de se pointer dans une fonderie Dandolo pour les glisser dans un lexique ; les gardes ne laisseraient personne, même pas vous, faire ça, monsieur.

– Est-ce qu’elles pourraient être intégrées à un lexique de combat ? demanda Claudia. Du genre des modèles portables utilisés durant les guerres ?

– Ce type de lexique se limite souvent à alimenter les armes, dit Berenice. Et il est difficile de s’en procurer un, comme tout ce qui a trait aux guerres.

– Le lexique de mon atelier ne porte pas assez loin, dit Orso. Il ne couvre que deux kilomètres et quelques ; bien trop peu pour amener Sancia jusqu’à la Montagne.

– Et on ne peut pas le déplacer, ajouta Berenice. Non seulement il est encore sur ses rails dans l’atelier, mais il pèse près de cinq cents kilos.

– En effet. Merde ! »

Orso fit silence, bouillonnant face à un mur.

« Alors… on est écurés ? dit Sancia.

– On dirait bien qu’on est écurés, répondit Gio.

– Non ! » fit soudainement l’hypatus en levant le doigt. Une lueur sauvage, démente, avait envahi son regard. Il se tourna vers Claudia et Giovanni, et les deux Ferrailleurs reculèrent légèrement. « Vous deux… vous travaillez souvent sur le jumelage ? »

Claudia haussa les épaules.

« Euh… autant que n’importe quel enlumineur digne de ce nom…

– Ça suffira. Vous tous, levez-vous. Nous allons dans mon atelier. Berenice aura besoin de beaucoup de place et d’outils pour faire sa part. Et c’est là qu’on se mettra au travail nous aussi, dit-il en donnant un coup de menton vers Claudia et Gio.

– Sur quoi ? demanda Claudia.

– J’y réfléchirai en chemin ! » répondit-il sèchement.

Ils sortirent du tunnel et émergèrent dans le Golfe à la file indienne, puis entamèrent l’ascension de la colline. Ils cheminaient rapidement et traversèrent les Communes tels des réfugiés ou des fugitifs. Orso, plein d’une énergie maniaque, soliloquait à voix basse et rapide, mais ce ne fut qu’à l’approche des murailles de Dandolo que Sancia, lui jetant un bref regard, vit que ses joues brillaient de larmes.

« Orso ? dit-elle doucement. Vous, euh… vous allez bien ?

– Ça va, dit-il en s’essuyant les yeux. Je vais bien. C’est juste que… Seigneur, quel gâchis !

– Un gâchis ?

– Estelle. Elle a réussi à comprendre comment fonctionne vraiment la gravité. Elle a mis au point un appareil d’écoute. Et tout ça depuis le trou où elle est cantonnée, dans la Montagne ! » Il s’interrompit un instant, trop affligé pour enchaîner, puis : « Imaginez les miracles qu’elle aurait pu accomplir pour tous, si elle en avait eu l’occasion ! Et voilà qu’elle est devenue trop dangereuse pour qu’on la laisse faire. Quel gâchis. Quel curain de gâchis ! »

 

Lorsqu’ils arrivèrent à l’atelier, Sancia s’assit à une table, les mains sur les plaques, tandis que Berenice disposait des blocs d’enluminure, des parchemins et, bien sûr, des dizaines de plaques de définitions, du bronze fondu et des stylets pour la fabrication à proprement parler. Orso conduisit Claudia et Giovanni au fond de l’atelier, où son lexique de test reposait sur les rails qui le faisaient coulisser dans une chambre pareille à un four dans le mur, fermée par une épaisse porte de fer.

« Seigneur, dit Gio en contemplant l’installation. Comme j’aimerais mettre la main sur un de ces trucs… Quelque chose qui, en fin de compte, vous permet vraiment de jouer avec les définitions ! »

Claudia examina la porte de fer et la chambre.

« Vous l’avez muni de puissantes injonctions de résistance à la chaleur, constata-t-elle. C’est un lexique relativement minuscule, mais il émet une température conséquente. Si vous comptez nous faire construire un lexique de test portable, sachez que c’est une tâche colossale.

– Je ne veux pas que vous construisiez un lexique, dit Orso. Seulement un coffre. Plus précisément, un coffre ayant cette forme. »

Il désigna la chambre du doigt.

« Hein ? fit Claudia. Vous voulez simplement qu’on construise une autre chambre thermique ?

– Oui. Je veux que vous reproduisiez celle-là, et que vous jumeliez les deux – mais il nous faudra un interrupteur pour activer et désactiver les gabarits de jumelage. Vous me suivez ? »

Les Ferrailleurs échangèrent un regard.

« Je crois, dit Claudia.

– Bien. Alors, au travail. »

Pour les Ferrailleurs, qu’Orso savait être d’habiles constructeurs, la tâche n’avait rien de sorcier, sans compter que son atelier recelait des outils bien plus efficaces que ceux qu’ils avaient utilisés dans la crypte. En moins de trois heures, ils eurent bâti la structure du coffre, puis ils commencèrent à le munir de sceaux de jumelage.

Claudia regarda Orso, à moitié enfoui dans la chambre thermique, concentré sur sa propre tâche.

« Qu’est-ce qui va se passer dans le coffre, au juste ? demanda-t-elle.

– Techniquement ? Rien.

– Pourquoi est-ce qu’on construit un coffre vide, alors ? fit Gio.

– Parce que, répondit Orso, c’est ce que le coffre pense contenir qui importe.

– Dans la mesure où la curain de date butoir approche, glissa Claudia, est-ce que vous pourriez aller droit au but ?

– L’idée m’est venue lorsqu’on parlait à la clé de Sancia. À Clef. Bref. » Orso émergea de la niche, se précipita vers un tableau noir couvert de sceaux et leur apporta quelques corrections. « Il nous expliquait que le jumelage était une technique impressionnante, et je n’ai compris que plus tard que Tribuno Candiano avait trouvé un moyen d’enluminer la réalité. La Montagne est une grosse boîte sensible à tous les changements qui ont lieu en son sein, après tout ! Elle est consciente de ce qu’elle abrite, en d’autres termes. Tribuno et moi jouions avec ce concept, dans le temps, mais cela nécessitait trop d’efforts pour être mis en application. Sauf que… imaginons qu’on puisse construire une boîte consciente de son contenu, puis que nous la jumelions ? Ainsi, on y mettrait quelque chose, et sa jumelle penserait contenir exactement la même chose ! »

Claudia le dévisagea et son menton s’affaissa à mesure qu’elle comprenait.

« Alors… votre projet est de dupliquer la chambre thermique, ici dans votre atelier, de la jumeler… et d’emporter le double vide dans le campo Candiano ?

– Précisément, répondit joyeusement Orso.

– Et puisque la première chambre sait qu’elle contient un lexique de test, alors son double pensera aussi contenir un lexique de test… si bien que le coffre vide projettera les définitions nécessaires assez loin pour que l’appareil de Sancia fonctionne ? C’est bien ça ?

– C’est la théorie, oui ! » Le large sourire d’Orso révéla toutes ses dents. « En essence, on jumelle un pan de réalité ! Et ce pan particulier contient un petit lexique chargé des définitions nécessaires pour nous permettre de faire tout ce qu’on va devoir faire. Logique, non ?

– Je… Je n’arrive même pas à comprendre, dit doucement Gio. Vous enluminez un objet pour qu’il se croie enluminé, en d’autres termes ?

– En gros. C’est la définition même de l’enluminure, n’est-ce pas ? La réalité n’a pas d’importance : modifiez suffisamment l’esprit d’un objet, et cet objet croira à la réalité de votre choix.

– Comment est-on censés accomplir ça, au juste ? demanda Claudia.

– Vous deux, en fait, vous faites que dalle, coupa Orso. C’est moi qui me charge de la partie délicate ; je rends la chambre thermique consciente de ce qu’elle contient ! Vous vous contentez d’appliquer vos motifs de jumelage classiques. Bref, si on arrêtait de bavasser, je pourrais me remettre au travail. »

Ils besognèrent encore quelques heures ; les Ferrailleurs et Orso couraient en tous sens, entraient et sortaient de la chambre thermique, plaçaient avec précision des sceaux et des cordes aux endroits voulus. Enfin, les Ferrailleurs eurent terminé. Ils s’assirent et se contentèrent de regarder les jambes d’Orso dépasser de la niche tandis qu’il achevait sa tâche.

Il s’extirpa.

« Je… crois que c’est terminé, dit-il doucement en s’essuyant le front.

– Comment est-ce qu’on va tester tout ça ? demanda Claudia.

– Bonne question. Voyons… » Orso se dirigea vers une étagère et y prit ce qui ressemblait à une petite boîte en fer. « Un appareil de chauffage, dit-il. On l’utilise pour vérifier que les salles des lexiques sont correctement isolées. » Il activa un interrupteur sur le côté de l’objet, le jeta dans la chambre, puis ferma et verrouilla sa porte. « Ça devrait atteindre des températures assez impressionnantes, là-dedans.

– Et maintenant ? » fit Gio.

Orso regarda autour de lui, prit une boîte en bois sur une table, jeta les pots de peinture qu’elle contenait et l’envoya dans le coffre vide.

« Aidez-moi à poser ce truc par terre et allumez-le. »

Ils soulevèrent la structure et, grognant, la posèrent prudemment par terre. Puis ils refermèrent et verrouillèrent les grosses portes de fer de la chambre thermique et activèrent les enluminures de jumelage en faisant pivoter une molette de bronze placée sur son flanc.

Soudain, le coffre grinça, comme si l’on venait d’y déposer une charge conséquente.

« C’est bon signe, dit Orso. Les lexiques de test pèsent un âne mort. Si le coffre croit en contenir un, alors en théorie, il devrait subitement gagner en poids. »

Ils attendirent un instant, puis Orso dit :

« Bon, éteignez. »

Gio fit pivoter la molette dans l’autre sens. Orso souleva le loquet et ouvrit la boîte. Un gros nuage de fumée noire s’en échappa. Tout le monde toussa en chassant la fumée de son visage, puis regarda dans la réplique de la chambre thermique. Au milieu de la fumée qui se dissipait apparut la forme ratatinée d’une petite boîte calcinée.

Orso ricana joyeusement.

« On dirait bien que ça fonctionne, curain ! Le double a cru contenir le même appareil de chauffage que l’original !

– Ça fonctionne ? dit doucement Gio. J’arrive pas à le croire…

– Oui ! Nous n’avons plus qu’à mettre ce truc sur roues et on aura un lexique portable et léger ! En quelque sorte. »

Ils montèrent le coffre vide sur un chariot en bois et s’assurèrent que l’ensemble était solide. Une fois qu’ils eurent terminé, ils prirent le temps de contempler leur œuvre.

« Ça paye pas de mine, remarqua Gio.

– Une couche de peinture ne lui ferait pas de mal, oui, admit Orso.

– Mais c’est sûrement le truc le plus impressionnant qu’on ait jamais accompli.

– Orso, coupa Claudia, vous vous rendez compte de ce que vous avez réalisé ? Les enluminures ont toujours été limitées par l’espace ; il faut rester à proximité de ces grosses machines pour qu’elles fonctionnent. Mais, en substance, vous venez d’inventer un moyen facile et peu onéreux de couvrir une région entière sans avoir à construire quarante lexiques ! »

Orso cligna des yeux, surpris.

« Vraiment ? Eh bien… c’est encore assez primitif, notez… Mais j’imagine que vous avez raison.

– Si nous survivons à tout ça, dit Claudia, cette technique sera incroyablement précieuse.

– Puisqu’on parle de survivre, intervint Gio, comment est-ce qu’on va survivre, après ? N’oublions pas qu’on parle d’attaquer le cœur d’une maison marchande et de tuer son héritière. »

Orso fixa le coffre sur son chariot et pencha lentement la tête.

« Claudia, dit-il doucement. Combien y a-t-il de Ferrailleurs, au total ?

– Combien ? Je ne sais pas. Une cinquantaine.

– Et combien vous suivent fidèlement ? Une dizaine, au moins ?

– Ouais, à peu près. Pourquoi ? »

Orso eut un sourire délirant et se tapota le côté de la tête.

« Je ne sais pas ce qui fait que mes meilleures curains d’idées surviennent toujours au milieu d’une panique mortelle. On n’aura qu’à remplir quelques papiers. Et peut-être acheter des terres. »

Les Ferrailleurs échangèrent un bref regard.

« Ben mince », souffla Gio.

 

Sancia, assise en face de Berenice, la regardait aller et venir d’un pas rapide entre le tableau noir, les parchemins, les blocs d’enluminure, et rédiger des cordes de sceaux sur la moindre surface disponible avec une grâce aussi fluide que fascinante. Elle avait terminé deux plaques de définitions jusque-là. Celles-ci mesuraient environ soixante centimètres de diamètre, étaient faites d’acier et couvertes de spirales de sceaux de bronze d’une minutie impossible, tous appliqués par le preste stylet de Berenice.

La fabricator leva la tête de sa tâche, une mèche de cheveux collée au front par la sueur. Elle semblait rayonner d’une énergie joyeuse ; Sancia ne la quittait pas des yeux.

« Demandez-leur si elles parlent d’altitude », dit Berenice, le souffle court.

Sancia cligna des yeux, surprise.

« Hein ? Quoi ?

– Demandez à l’appareil s’il a besoin d’informations sur l’altitude !

– Je vous l’ai dit, il ne répond pas à mes quest…

– Faites-le ! »

Sancia s’exécuta. Elle ferma les yeux, les rouvrit et dit :

« Il ne semble même pas savoir ce qu’est l’altitude.

– Parfait !

– Ah ?

– Ça fait une faille de moins à combler », dit Berenice en se remettant à griffonner.

Orso les rejoignit et regarda par-dessus l’épaule de Sancia.

« On a fait notre part. Où en êtes-vous ? »

Berenice examinait la troisième plaque à l’aide d’une énorme loupe. Elle inscrivit une dernière corde de son écriture minuscule, puis mit la plaque de côté et prit la quatrième, encore vierge.

« Trois de faites, plus qu’une.

– Bien, dit Orso. Je vais les charger dans le lexique de test. »

Il emporta les plaques de définitions. Sancia gardait les yeux et les mains sur l’appareil gravifique ; mais alors qu’Orso martelait et bricolait derrière elle, celui-ci devint de plus en plus lumineux… et commença à lui parler.

Localisation de MASSE est actuellement NULLE ! > dit l’appareil avec une joie démente. < DENSITÉ de MASSE ? Définir DENSITÉ de MASSE pour appliquer effet. Niveaux de… de… Hum. Pouvons pas définir les niveaux de DENSITÉ de MASSE. >

« Oh mon Dieu, dit-elle à voix basse. Ça fonctionne.

– Excellent, répondit Berenice. Qu’est-ce qu’il demande, à présent ?

– Je crois qu’il veut connaître la densité de la masse. En gros, il veut savoir quelle quantité de force appliquer sur l’objet en contact avec lui. » Elle déglutit. « Autrement dit, mon propre corps. »

Berenice s’interrompit et se redressa.

« Ah… Bon. Je dois vous poser une question.

– Ouais ?

– Je n’ai pas le temps d’ajouter des contrôles minutieux. Alors, c’est vous qui devrez indiquer à l’appareil la densité de cette masse – en gros, à quelle vitesse vous voulez progresser. Vous devrez lui dire, par exemple, qu’il y a six Terres dans le ciel – ainsi, vous serez expédiée vers le haut à la vitesse de six fois la gravité de la Terre, moins sa gravité réelle. Vous comprenez ? »

Sancia fronça les sourcils.

« Alors… vous voulez dire qu’il y a une immense marge d’erreur ?

– D’une immensité inimaginable, oui.

– Et… quelle est la question que vous vouliez me poser ?

– En fait, il n’y a pas de question. Je voulais juste vous informer sans vous faire paniquer. »

Elle retourna à son travail.

« Fantastique », souffla Sancia.

Une heure s’écoula. Puis une autre.

Orso gardait un œil sur le clocher de Michiel par la fenêtre.

« Il est six heures, dit-il avec nervosité.

– J’ai presque fini, répondit Berenice.

– Vous ne cessez de le répéter. Vous l’avez déjà dit il y a une heure.

– Cette fois, je le pense.

– Ça aussi, vous l’avez dit il y a une heure.

– Orso, coupa Sancia, taisez-vous et laissez-la travailler ! »

Un autre sceau. Une autre énorme feuille de parchemin. Une autre dizaine de stylets ruinés, d’encriers et de bols de plomb fondu. Puis, à huit heures…

Berenice s’interrompit et regarda une dernière fois à travers la loupe. Puis elle s’adossa à sa chaise et poussa un soupir, l’air épuisée.

« Je… je crois que c’est fini. »

Orso s’empara de la définition sans un mot, courut jusqu’au lexique de test, y inséra la plaque et alluma l’ensemble.

« Sancia ! appela-t-il. Qu’est-ce que ça donne ? »

L’appareil luisait d’un éclat vif mais flou sous ses mains. Autrement dit, il n’était pas complet. Mais, selon Berenice, ils n’avaient pas besoin d’un appareil complet.

Définir LOCALISATION et DENSITÉ de MASSE pour activer effet ! > lança l’appareil avec une joie frénétique.

Le ventre de Sancia se noua. Elle voulut s’assurer du fonctionnement de l’objet avant de lui dire quoi faire.

Dis-moi comment te faire fonctionner. >

D’abord nous devons décider LOCALISATION de MASSE ! > couinèrent les plaques.

Qu’est-ce que la masse ? >

MASSE est la CHOSE LA PLUS GROSSE. Presque tout le FLUX est dirigé vers la CHOSE LA PLUS GROSSE. >

< D’accord, un… >

< Ensuite, devons définir la FORCE du FLUX de la CHOSE LA PLUS GROSSE. Toute matière TOMBE vers la CHOSE LA PLUS GROSSE selon la direction du FLUX. >

Sancia commençait à comprendre.

La localisation est vers le haut >, dit-elle.

Excellent ! > dirent les plaques. < Très inhabituel ! Et la DENSITÉ ? >

< La densité est… la moitié de la densité habituelle de la Terre ? Ça irait ? >

< Bien sûr ! Voulez-vous que j’applique les EFFETS maintenant ? >

< Euh… oui. >

< Fait ! >

Aussitôt, l’estomac de Sancia remua de manière très déplaisante, comme si une souris se promenait dans ses intestins. Quelque chose avait… changé. Sa tête lui semblait lourde, comme si tout son sang était attiré dans son crâne.

« Alors ? » demanda Orso avec impatience.

Sancia prit une inspiration et se leva.

Et… continua de s’élever.

Elle regarda autour d’elle, terrifiée, tandis que son corps montait à une allure régulière vers le plafond. Le mouvement n’était pas très rapide mais lui paraissait tout le contraire, sans doute parce qu’elle paniquait.

« Oh mon Dieu ! dit-elle. Bon sang ! Attrapez-moi, merde ! »

Ils se contentèrent de la fixer, médusés.

« On dirait que ça marche, ouais », commenta Gio.

À son grand soulagement, elle commença à redescendre ; mais elle dérivait vers une grosse pile de bols en métal vides posés sur une table non loin.

« Merde ! cria-t-elle. Merde, merde ! »

Elle rua avec impuissance et tous la regardèrent percuter lentement, inévitablement, la pile de bols, qui s’éparpilla bruyamment sur le sol de l’atelier.

Arrêtez les effets ! > cria-t-elle à l’appareil.

Fait ! >

Aussitôt, la légèreté qui l’habitait disparut, elle tomba sur la table et bascula par terre.

Berenice, ravie, se leva et brandit le poing.

« Oui. Oui ! Oui ! J’ai réussi, j’ai réussi, j’ai réussi ! »

Sancia, grognant, regarda le plafond.

« C’est comme ça qu’elle va arrêter Estelle ? demanda Gio. Vraiment ?

– Disons qu’il s’agit d’un succès mitigé », conclut Orso.

Une heure après, ils passaient en revue leur plan.

« Donc, on a tout ce qu’il nous faut, dit Orso. Mais… nous devons encore apporter la boîte vide dans un rayon de deux kilomètres de la Montagne. C’est la portée maximale de l’appareil gravifique.

– Du coup, on doit encore trouver comment entrer dans le campo, non ? fit Claudia.

– Oui, mais à peine. Quelques centaines de mètres ou peu s’en faut. »

Claudia soupira.

« J’imagine que Sancia ne pourrait pas utiliser l’appareil pour passer par-dessus les murs et nous ouvrir de l’intérieur ?

– Pas sans se faire cribler de carreaux, intervint Gio. Si le campo entier est verrouillé, les gardes des portes tireront sur tout ce qui bouge. »

Sancia, les plaques gravifiques dans la main, leur chuchota quelque chose et écouta leur réponse. Enfin, elle se leva de sa chaise.

« Je peux nous faire passer au-delà des murs, dit-elle doucement. Ou plutôt, les traverser.

– Comment ? demanda Berenice.

– Une porte de campo n’est jamais qu’une porte. Et Clef m’a appris beaucoup de choses sur les portes. Il faudra seulement que je m’approche suffisamment. » Elle balaya l’atelier du regard et repéra quelque chose qu’elle avait remarqué lors de sa dernière visite, lorsqu’elle avait fouillé les lieux à la recherche de l’appareil d’écoute. « Ces rangées de cubes noirs, là-bas, qui semblent absorber la lumière… ils sont stables ? »

Orso regarda autour de lui, surpris.

« Ceux-là ? Oui. Ils sont chargés dans l’un des lexiques de la principale fonderie Dandolo, on peut donc les emporter presque n’importe où.

– Vous pourriez les relier à une cuirasse, ou à quelque chose de portable ? N’être qu’une ombre dans le noir pourrait drôlement m’aider.

– Bien sûr, mais… pourquoi ?

– J’en aurai besoin pour me faufiler à l’est des murailles de Candiano. Alors, je lancerai l’opération. Berenice et Orso, il faudra que votre boîte magique soit chargée sur une carriole et prête, près de la porte sud-ouest. D’accord ?

– Tu vas longer tout le rempart de Candiano ? s’étonna Claudia.

– La majeure partie, oui, dit doucement Sancia. On aura besoin d’une diversion, et je peux la fournir. »

Gio examinait les cubes noirs.

« À quoi servent-ils, Orso ? Je n’ai jamais vu de la lumière enluminée comme ça.

– Je les ai fabriqués pour Ofelia Dandolo, répondit Orso. Un projet secret de son cru. Gregor m’a dit que, grâce à eux, elle avait inventé une sorte de lorica d’assassin… une machine à tuer qu’on ne voit pas venir. »

Gio siffla doucement.

« Ça serait bien pratique d’en avoir une, ce soir. »

Sancia se laissa retomber sur sa chaise.

« J’aurais aimé partir au combat avec le seul qui avait de l’expérience dans ce domaine. Mais il nous a été enlevé. » Elle poussa un triste soupir. « Alors, on se débrouillera autrement. »