Clémenti se demandait ce qu’il y avait de plus remarquable chez Denise. Les scarabées emprisonnés dans les disques en résine sertis dans ses lobes d’oreilles évoquant d’ancestrales parures africaines, son crâne rasé en contraste avec le regard vert bordé de faux cils ou la perfection plastique de ses seins pâles entre lesquels dansait une bonne fois pour toutes un papillon. Denise ne portait qu’un string. Allongée sur un lit recouvert d’un drap blanc, le tatoueur noir assis derrière elle, la jeune femme rappelait l’Olympia de Manet. Le prénom de la sœur défunte d’Ophélie. Selon les goûts, une coïncidence plus ou moins poétique.
Denise parlait sans arrêt, peut-être pour oublier la douleur, avait expliqué qu’elle voulait une salamandre, qu’il s’agissait d’un motif typique des îles Marquises. On visualisait déjà le tatouage en devenir grâce au dessin fait au stencil que suivait l’aiguille électrique. La queue du batracien partait de l’arrière du cou, la tête s’arrêtait au milieu de l’avant-bras droit. On allait faire les yeux dorés pour ajouter du mystère, « car vois-tu, monsieur le flic, si les grands tatoueurs ne se risquent pas à introduire dans le derme des particules métalliques, ils sont toutefois capables comme les maîtres de la peinture classique de rendre l’effet de la dorure ou celui de l’argent ». Clémenti avait dit qu’il préférait tant qu’à faire qu’elle l’appelle Serge.
— D’accord, appelons-nous par nos prénoms. Moi c’est Denise et lui c’est Donatien. C’est le plus grand tatoueur de Paris. Au physique et au mental. C’est aussi un sage.
Avant de repasser au quai des Orfèvres, Clémenti avait fait un détour par son quartier. Malgré le panneau Fermé, il avait frappé chez TatouRage, une officine de réalisation de tatouages et de piercings, sur le trajet reliant le métro République à la rue de Lancry. Donatien, parce qu’il le connaissait de vue, l’avait fait entrer avant même qu’il ne décline son identité de commissaire.
— C’est un sage comme on n’en fait plus parce que tout en transformant nos corps en œuvres d’art, il raconte des histoires. Tu veux connaître celle de mon papillon, Serge ?
— Pourquoi pas ?
— En grec, psyche veut dire à la fois « âme » et « papillon ». Il représente la faculté que possède l’âme de quitter le corps. Sur des urnes anciennes, on a retrouvé des motifs montrant des papillons qui s’approchent des flammes. C’est l’idée de la purification de l’âme par le feu. Et le papillon qui émerge de son cocon est le symbole de la renaissance. Mais un cocon ce n’est pas trop excitant comme motif.
— Un papillon est en effet plus excitant.
Pour un conteur, Donatien était remarquablement silencieux. Sa machine faisait en revanche un bruit d’essaim d’abeilles incitant Denise à parler fort. Il se concentrait sur le tracé mais on avait l’impression que l’encre partait dans tous les sens. Clémenti vit bientôt la patte de la salamandre émerger dans une ligne nette. De minuscules gouttes de sang se mêlaient à l’encre humide. Donatien releva la tête et dit enfin :
— Intrigants, les tatouages, n’est-ce pas ? Mais je me demande tout de même pourquoi tu es là.
— J’enquête sur la mort d’Ophélie Reix. Tu as sûrement entendu parler d’elle.
— Je suivais son travail avec intérêt. Un personnage de Philippe Djian dit que pour être un bon écrivain, il faut avoir de la générosité, le sens de la dérision et être en colère. Je trouve que ces qualités sont valables pour tout artiste. Et Ophélie Reix les possédait.
— Et elle portait un magnifique tatouage dorsal.
— L’ange et la sirène. Tous les tatoueurs le connaissent.
— On m’a dit qu’il avait été réalisé par un maître japonais, continua Clémenti.
— Exact. Maître Inoshi III. Au Japon, l’apprentissage lie des disciples à un maître. Il faut des années pour savoir faire un bonji.
— Un bonji ?
— C’est une technique ancestrale. On utilise des aiguilles plantées dans des tiges de bambou. Ça prend beaucoup de temps, c’est douloureux et si c’est fait dans les règles de l’art, le résultat est magnifique.
— Que représentent les figures de l’ange et de la sirène, à ton avis ?
— Ce qu’Ophélie Reix a voulu exprimer d’elle-même. Le tatouage est une démarche intime. Une des expériences les plus personnelles qu’on puisse vivre.
— Mais encore ?
Donatien avait souri. Il dit :
— Tu t’imagines que tu vas pouvoir lire le nom de son meurtrier sur son dos, Serge ?
— Sa mort ressemblait sacrément à une mise en scène. Je veux comprendre les détails avant de saisir le sens général du motif.
— On vit dans un monde trop cartésien, dit Denise d’une voix boudeuse.
— Comment ça ? demanda Clémenti.
— On ne sait plus lire les signes et les symboles comme les Anciens. J’ai entendu à la radio qu’elle était morte vers deux heures du matin. C’était bien l’Ascension, je ne me trompe pas ?
— Tu ne te trompes pas.
— Un ange abattu en pleine Ascension. Tu y as pensé ?
— Il me semble que j’essaie justement de les lire avec vous, ces symboles. Tu ne crois pas ?
— Je crois surtout que tu devrais réfléchir un peu moins avec ta tête, dit Denise. Tu es sympa mais trop cérébral.
— Dans les textes hindouistes, les anges sont des femmes offertes en récompense aux guerriers les plus braves, dit Donatien. Dans l’alchimie, ils représentent la sublimation. Le passage de l’état solide à l’éthéré. La frontière entre le physique et le spirituel. Mais pour la plupart des religions, les anges messagers et protecteurs symbolisent l’élévation spirituelle.
— Et les sirènes ? demanda Denise.
— Tout le contraire. Ce sont des tentatrices qui entraînent les hommes à leur perte. Elles incarnent l’autodestruction du désir.
— Les contradictions d’Ophélie se battaient en duel sur son dos, dit Denise d’un air rêveur.
Clémenti décida de rester chez TatouRage le temps que la salamandre soit terminée et apprit que les modifications corporelles étaient la réminiscence d’anciennes pratiques mais aussi l’expression d’un changement déjà amorcé. La race humaine n’avait jamais cessé d’évoluer. La silhouette féminine en était le meilleur exemple : bassin plus étroit autorisé par la césarienne, poitrine plate pour cause de prédominance du biberon. Un jour ou l’autre, nous ne serions plus jamais les mêmes. Quelques-uns avaient décidé d’accélérer le processus. Ces cyborgs prônaient la rencontre entre l’homme et la machine. Pour certains scientifiques et designers qui planchaient sur les implants fonctionnels, il n’était plus question de perpétuer la race par la reproduction mais d’améliorer le corps humain. En attendant, Donatien et Denise se considéraient comme des modernes primitifs. Un raccourci qui permettait de lier les anciennes cultures tribales au rêve du corps futuriste triomphant.
— Je pense que nous allons devenir androgynes, dit Denise avec conviction. On finira par libérer la femme du portage de l’enfant. D’ailleurs j’ai lu qu’un artiste voulait devenir sa femme.
— Comment ça ? demanda Donatien en s’esclaffant.
— Je te jure que c’est vrai ! Grâce à la chirurgie esthétique, il devient petit à petit le clone de sa femme. C’est une démarche un peu spéciale mais c’est le signe d’une révolution à venir. Avec les nouvelles techniques de reproduction, le sexe disparaîtra. On maîtrisera les gènes du vieillissement et on vivra plusieurs centaines d’années.
— C’est peut-être un peu long, non ? dit Donatien en prenant du recul pour regarder la troisième patte de la salamandre.
— Non, je ne trouve pas. Moi, j’ai plein d’idées pour m’occuper, dit Denise. Par exemple, je suis prête à vivre une histoire sexuelle torride avec un flic. Dès que j’aurai cicatrisé. Qu’est-ce que tu en dis, commissaire ?
— Que ton papillon me plaît beaucoup mais que malgré les apparences, je suis en service.
— Je t’ai dit qu’il fallait d’abord que je cicatrise.
— J’ai comme le sentiment que cette enquête va être longue.
— Tu préfères peut-être Donatien ?
— Tu vas un peu te taire, Denise ! Tu nous fatigues, dit le tatoueur.
— Donatien porte un Prince Albert. Tu sais ce que c’est ?
— Je sens que tu vas me le dire.
— C’est un piercing du pénis irrésistible. Je vais tout t’expliquer.
C’était le même type de matelas pneumatique en croix mais rouge cette fois. Ophélie y était sanglée sur le dos et avait les yeux grands ouverts et fixes. Elle flottait dans un bassin rempli de formol. Autour d’elle, des corps gris. Gros plan sur des mains émaciées aux ongles démesurément longs. Un autre sur un visage ni féminin, ni masculin, transformé par la mort. Le film durait trois minutes.
— C’est franchement dégueulasse, dit le lieutenant Argenson en allumant une cigarette comme pour chasser l’odeur qu’ils imaginaient tous.
— Je préfère de loin celui avec la fausse bite au hammam, dit Marcellin N’Diop.
— Moi, j’ai un faible pour la séance de Nutella, ajouta Argenson.
Serge Clémenti introduisit la quatrième cassette dans le magnétoscope et dit :
— Ça s’intitule Tokyo, la maison de verre.
La vue aérienne d’un parc entouré de maisons aux toits de tuiles bleues. Depuis l’hélicoptère, le cameraman fait le point sur une colline dégagée, bordée par un ruisseau. Un pont rouge. Et une structure en acier et verre. Qui se révèle être une petite maison complètement transparente. Le cameraman a atterri. Il tourne autour de la maison, s’attarde sur les visages de badauds, surtout des mères de famille avec leurs enfants et des vieillards. C’est sans doute l’été ; ces Japonais sont peu vêtus. Ophélie entre dans le champ de la caméra avant de pénétrer dans la maison. Elle se sert un verre d’eau du robinet et va s’asseoir devant la télévision qu’elle allume à la télécommande. Le cameraman la filme en alternance avec les visages interrogateurs des passants. Autre séquence : la nuit tombe. Plusieurs équipes de télévision sont là. Le nombre des badauds a considérablement grossi. Il y a bien plus d’hommes et de jeunes gens. Dans la maison de verre, Ophélie Reix prend sa douche. On distingue son tatouage. Dans l’assistance, les commentaires vont bon train. Autre séquence : sur le lit, Ophélie en pyjama occupée à lire. Les spectateurs sont assis en groupes, certains pique-niquent. Des jeunes ont apporté un sound system et dansent sur de la techno. Une sirène casse l’ambiance. Gros plan sur une voiture de police avec gyrophares. Trois hommes en uniformes sombres en sortent et dispersent la foule sans difficulté. Ophélie tapote son oreiller et éteint la lumière. Nouvelle séquence : un policier en gros plan chante une berceuse, ses deux collègues se poussent du coude en riant.
— Eh ! je connais cette chanson, dit Philippe Argenson. C’est dans le dessin animé Pokémon que regarde mon fils à la télé. Une bestiole ronde chante cette berceuse et ça endort tout le monde. Et la bestiole se vexe. Et pour se venger gribouille sur le visage des dormeurs avec un feutre. Oui, c’est ça ! Elle s’appelle Rondoudou.
— Je n’ose pas imaginer ce que le coup de la douche aurait donné à Rome, Paris ou New York, dit Marc Sanchez.
— Une émeute, répondit sobrement Marcellin N’Diop.
Le téléphone de Clémenti sonna. Clémenti décrocha en regardant le flic chanter sa berceuse.
— J’ai rêvé de toi cette nuit, dit Louise.
— Et qu’est-ce qui se passait ?
— L’espace était coupé en deux par une diagonale comme sur une carte à jouer. Chez moi, il faisait chaud et ensoleillé. Chez toi, il neigeait. En y repensant, j’ai eu très envie de t’appeler. Voilà, c’est fait.
— Je ne demande qu’à te faire rêver plus agréablement.
— On se verra ce week-end de toute façon.
— Une artiste a été tuée sous le pont de Grenelle, cette nuit. On est en plein boum mais je vais faire mon possible pour être libre.
— Entendu.
Il raccrocha avec la musique de ses mots en tête. Et sans doute un léger sourire parce que Argenson et N’Diop lui jetèrent un coup d’œil entendu.
— Serge, il y a quelque chose qui me tracasse, dit Sanchez.
— Dis toujours.
— Ophélie Reix était connue mais ce n’était pas une superstar. Elle a pourtant réussi à tourner dans des endroits où des laissez-passer étaient nécessaires.
— J’ai eu la même idée que toi. J’ai appelé son homme à tout faire, Gregory Patte. Mais je n’ai parlé qu’à son répondeur. Je réessaye.
Cette fois, Clémenti put s’entretenir avec Patte. Il dit ensuite à ses hommes :
— La vidéo au bassin de formol a été tournée à l’hôpital Saint-Gratien dans le 13e. Les démarches entamées sont remontées jusqu’au ministère de la Santé. Christian Donovan, l’ex-mari d’Ophélie Reix, est un ami du secrétaire d’État qui a donné l’autorisation de filmer. Donovan a aussi donné de sa personne pour la vidéo travelo. (Il marqua un temps d’arrêt et poursuivit : ) Il s’est prêté à un moulage de son pénis. Gregory Patte m’a expliqué qu’on avait utilisé une pâte de dentiste pour mouler l’organe sans qu’il y ait solidification1. Le démoulage fut indolore.
— Méticuleux, dit Sanchez d’un ton admiratif.
— « Il prête son sexe à son ex-femme », ça ferait un beau titre pour Paris-Match, dit Marcellin N’Diop.
— Ces gens-là sont des aliens venus d’une autre dimension, ajouta Philippe Argenson avec une grimace.
— Des aliens ? demanda N’Diop.
— Des extraterrestres, en anglais. C’est plus court et ça sonne mieux. On comprend tout de suite qu’un alien vient d’ailleurs et ne compte pas y retourner avant de nous avoir emmerdés un maximum.
1 D’après la performance de l’artiste polonaise Katarzyna Kozyra intitulée Les Bains des hommes.