Chapitre 6

Il était douze heures cinquante et Louise mangeait une pizza qu’on venait de lui livrer. Assise devant le mur vitré, elle fixait le salon au canapé rouge et attendait avec impatience le lever de Donovan. Un peu lent comme série mais on s’attache aux personnages, se dit-elle en attaquant la troisième part. L’antiquaire émergeait en général vers huit heures mais hier, après avoir emmené une jeune violoniste souper, il était rentré tard et passablement éméché. Enfin, il arriva, transportant sa tasse de café, et s’assit sur le voltaire. Cheveux blonds mouillés aux épaules, il ne portait qu’une serviette blanche nouée autour des reins. Il avait vraiment une belle musculature. Louise prit ses jumelles et étudia son expression : sereine malgré les yeux cernés. Il avait son pendentif autour du cou : Louise l’entendait encore expliquer à un collectionneur qu’il s’agissait d’un morceau de météorite.

Donovan prit la télécommande et alluma la télévision, zappa un temps, une jambe passée au-dessus de l’accoudoir dans une pose familière. Louise mit les écouteurs. Il avait choisi de suivre le treize heures ; la présentatrice parlait des rebelles tchétchènes aux prises avec l’armée russe. Elle enchaîna sur les chiffres du chômage : la France sous la barre des dix pour cent pour la première fois depuis 92.

Donovan se leva et s’approcha de l’écran, s’agenouilla à un mètre. Avec les jumelles, elle scruta son visage : choqué, il fixait la présentatrice et une photo de femme apparue en incrustation. Louise saisit la télécommande et chercha la chaîne. France 2. Un reportage sur les bords de Seine. Les quais face à la Maison de la Radio. Le tracé d’une grande croix en X sur le sol. Des hommes-grenouilles sondaient le fleuve non loin d’un cruiser blanc, le Normandie. Plan large sur le reporter posté devant le grand escalier de la Crime :

« L’assassinat d’Ophélie Reix, trente-deux ans, plonge les communautés artistiques française et internationale dans la consternation. À deux heures ce matin, la jeune artiste effectuait une performance sur la Seine lorsqu’elle a été abattue avec un fusil à pompe par un tireur embusqué sous le pont de Grenelle dans le 16e arrondissement de Paris. Une équipe de la Brigade criminelle a été dépêchée sur les lieux mais son responsable, le commissaire Serge Clémenti, n’a souhaité faire aucun commentaire. Rappelons que la victime était la fille de l’expert en instruments anciens Martin Reix. »

— Mince ! dit Louise à haute voix.

Elle monta le son :

« Ophélie Reix faisait partie de cette génération d’artistes aventureux qui a choisi le body-art. Ils utilisent leurs corps pour des performances souvent spectaculaires et parfois scandaleuses retransmises au moyen de médias tels que la photo ou la vidéo. Internet, les galeries, les musées et même les télévisions se font l’écho de leurs œuvres. On se souvient notamment du séjour d’Ophélie Reix dans une maison de verre à Tokyo pendant lequel rien de son intimité n’a été caché aux caméras et dont voici un extrait. »

Tu parles d’une épitaphe, pensa Louise en regardant une foule de Japonais matant une fille occupée à se brosser les dents. Puis poursuite sur l’interview d’un galeriste qui dit tout le bien qu’il pensait de la jeune artiste et de son talent : « … une femme courageuse qui cherchait l’émotion là où elle se love, dans les recoins dangereux de nos âmes fatiguées. Elle parlait avec fougue, violence, ironie de la solitude, de notre intense besoin d’amour, de notre méconnaissance de ce besoin. Il faut savoir qu’elle a commencé son œuvre après un traumatisme. Sa manière à elle de regarder la réalité en face. Il y a neuf ans, sa mère et sa sœur ont disparu dans un accident de voiture à la sortie de Toulouse. Seule Ophélie y a survécu. » Louise continua d’écouter tout en regardant Donovan immobile devant le téléviseur. « Elle m’a confié que cette même nuit, elle était morte puis revenue à la vie. Dans la peau d’une personne tout à fait différente. Par la suite, il lui a fallu beaucoup de temps pour découvrir qu’en fait, à la suite de cette tragédie, elle était devenue la vraie Ophélie Reix. »

Donovan se redressa brutalement et perdit sa serviette. Il resta debout tourné vers Louise, les mains aux hanches et la tête penchée. Louise, qui l’avait déjà vu se balader nu, lui trouva une fois encore un sexe d’acteur de porno. Il avait l’air malheureux comme les pierres et elle eut envie de le prendre dans ses bras pour le réconforter. Il se tourna vers le téléviseur. La présentatrice était de retour avec un autre sujet : la sortie d’un film sur une passion impossible entre Charlotte Gainsbourg et Gérard Lanvin. Donovan zappa. Dessins animés, un autre journal, un bout de pub. Des clips musicaux. Louise fit de même et arriva sur M6. Un jeune blondinet à tête de chien triste reprenait un tube des Beatles :

Happiness is a warm gun / Happiness is a warm gun / When I hold you in my arms / And I feel my finger on your trigger

Donovan composa un numéro sur son sans-fil et arpenta le salon l’oreille collée au combiné. Pas de réponse. Il recommença. Louise abandonna les jumelles pour le caméscope et le filma qui jetait le téléphone sur le canapé rouge, allait vers le bar. Il s’accroupit pour attraper une bouteille et but plusieurs fois au goulot. Louise zooma : c’était de la tequila.

I know no one can do me no harm / Because happiness is a warm gun

Yes it is

Il finit par s’asseoir sur son canapé, son corps si blanc sur le tissu si rouge, et regarda droit devant lui. Louise fit le point sur son visage. Il ne pleurait pas.

*

— J’ai jamais vu un truc pareil, Serge, dit Thomas Franklin en se resservant du confit de canard. On dirait Super Jaimie, la femme bionique.

En général, les médecins légistes ne se déplaçaient jamais pour les flics de terrain. Ceux-ci allaient recueillir l’information à l’IML, place Mazas. Franklin faisait une exception pour Clémenti parce qu’il appréciait ces trop rares déjeuners en sa compagnie, brasserie Beaucaire, une des cantines du quai des Orfèvres. En ce jour férié, l’ambiance était différente de l’accoutumée. Clémenti ne détestait pas cette atmosphère familiale et ces voix de gamins.

— Elle est truffée d’acier et de polymère, poursuivit le légiste. Sa chatte est percée. Un anneau sur la grande lèvre, un autre sur la petite. Idem pour le nombril. Et ses seins avec des aiguilles en croix. En haut de la poitrine, elle porte aussi des implants, deux barres horizontales de trois millimètres d’épaisseur sur quatre centimètres de long. C’est réalisé en Téflon et c’est biocompatible. Les chirurgiens les utilisent pour les coques de cœur artificiel. Quant au grand tatouage, elle a dû en baver pendant un bout de temps. Étonnant.

— Il a été réalisé au Japon suivant une méthode traditionnelle. Le bonji. Aiguilles d’acier sur bambou. Ça fait très mal.

— J’imagine, dit Franklin avec un frisson exagéré.

— Pas de trace de drogue ?

— Non. Ni d’alcool. Et son dernier repas remontait à dix heures environ.

— Ce qui veut dire qu’elle a démarré sa performance le ventre creux. Spartiate.

— Exact. D’autant que la nuit dernière, il faisait 10oC à tout casser. Il y a aussi ces points de suture sur l’abdomen et la cuisse droite. Une vieille blessure.

— Elle a eu un accident de voiture.

— J’ai entendu ça à la télé. On a du nouveau pour le fusil à pompe ?

— Les hommes-grenouilles n’ont rien récupéré.

— Difficile de se barrer avec un engin pareil dans les pattes, pourtant !

— On n’a trouvé aucun témoin. Le week-end de l’Ascension, la moitié de Paris file se mettre au vert. Et à deux heures du matin, le promeneur se fait rare.

— Et la vidéo ? C’est quand même pas tous les jours qu’on filme un meurtre en direct !

— Le labo m’a envoyé des tirages très artistiques. Je les ai là. Juge par toi-même.

Clémenti but une gorgée de madiran en observant Franklin. Le légiste sortit le paquet de photos envoyé par coursier le matin et fit la grimace.

— Fantômas, le génie du crime, dit-il en rendant le dossier au commissaire.

— Oui, c’est peu instructif mais assez esthétique. En fait, ça me rappelle Blow up, un de mes films préférés. Je l’ai vu à sa sortie. Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans. Ça m’a marqué. Tu connais ?

— Je ne suis pas très cinéma.

— C’est bâti comme un thriller mais c’est une étude sur l’illusion. L’histoire d’un photographe qui en développant sa pellicule jusqu’à la limite découvre un meurtre.

— Eh bien là, c’est raté. Le visage de ton meurtrier est aussi clair que du jus de boudin. La silhouette est celle d’un homme de taille moyenne ou même d’une femme.

— Le tireur savait qu’il y avait une performance et que comme toutes celles d’Ophélie Reix, elle était filmée.

— Nous voilà bien avancés, gloussa Franklin. Qu’est-ce que tu vas en faire ? Les encadrer pour les mettre dans ton living-room ?

— L’idée n’est pas plus stupide qu’une autre.

— C’était une personnalité hors normes, cette Ophélie, dit Franklin en se resservant du vin. (Il but une gorgée, attendit un peu et dit : ) Je parie que tu creuses de ce côté-là, hein, Serge ?

— Il est vrai que son mode de vie avait de quoi déplaire. Un dingue psychorigide ou un proche frustré a pu…

— Frustré de quoi ?

— Elle était artiste comme d’autres sont religieuses. C’est ce qu’a laissé entendre son père, l’antiquaire Martin Reix. Il y avait une vieille rancœur entre eux. Selon lui, le public d’Ophélie grossissait à l’inverse de ses relations personnelles. À part celles qu’elle entretenait avec sa tribu.

— Sa quoi ?

— Elle vivait avec un groupe de fidèles qui l’assistait dans son travail.

— Un petit côté gourou, non ?

— Peut-être bien, malgré ses airs de gamine.

— Et je constate qu’avec tout ça tu prends le temps de lire Shakespeare, ajouta Franklin en soupirant.

— Tu n’y es pas du tout. On nous a expliqué qu’Ophélie Reix dérivait sur le fleuve pour travailler sur le thème de son prénom. Or, elle a trouvé la mort sur l’eau comme la fiancée d’Hamlet. J’ai relevé un passage intéressant. Écoute : « Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse, ou comme une créature naturellement formée pour cet élément. Mais cela n’a pu durer longtemps : ses vêtements, alourdis par ce qu’ils avaient bu, ont entraîné la pauvre malheureuse de son chant mélodieux à une mort fangeuse. »

— Oui, c’est beau comme du Shakespeare. Et à part ça ?

— Qui te dit que le meurtrier n’avait pas lu Hamlet ?

— Tiens, voilà justement Othello, dit Franklin en désignant la porte.

Le lieutenant Marcellin N’Diop affichait son sourire grande largeur habituel. Il attendit que son patron l’invite à s’asseoir et dit qu’il était venu les interrompre parce que le téléphone de Clémenti ne répondait pas.

— Je le coupe toujours au restaurant, dit le commissaire.

— Quelle mentalité de fonctionnaire ! Et si tes hommes veulent te joindre ? demanda Franklin en servant du vin à N’Diop. Être moderne, c’est être disponible en permanence, mon vieux !

— Plus je vieillis, plus je les considère comme mes jambes, répondit Clémenti. Tous ces exercices me les gardent en forme.

— Vous allez être content, patron, dit N’Diop. Le labo a appelé. Une des lettres adressées à Ophélie Reix est écrite avec du sang humain.

— Entre les types qui ne se servent pas de leur portable et ceux qui ne lisent pas les derniers développements scientifiques dans le journal, il y a de quoi faire, dit Franklin.

— Les tests d’ADN sont lancés ? demanda Clémenti.

— Je suis allé moi-même déposer les pièces au labo de la préfecture, et j’ai mis la pression pour que ça sorte au plus vite.

— C’est ce que je te disais, Thomas. Mes lieutenants restent en grande forme.

— Et Argenson justement, qu’est-ce qu’il fout ? demanda Franklin.

— Il déjeune d’un sandwich en étudiant les papiers de la victime, dit Clémenti. Un garçon impeccable. De toute façon, je crois qu’il n’aime pas le confit.

— Il a relevé des déplacements en Europe et neuf voyages à Tokyo sur une période d’un an, ajouta N’Diop. Dans ces périodes, les frais sont réduits. Pas d’hôtels et peu de restaurants. On peut supposer qu’elle a été invitée.

— Les artistes ont des avantages que nous n’avons pas, dit Franklin.

— Bon, je retourne au Quai aider Argenson, dit N’Diop.

— Argenson se débrouille très bien tout seul, dit Clémenti. Vous m’accompagnez chez Christian Donovan, N’Diop.

— C’est qui celui-là ? demanda Franklin.

— L’ex-mari d’Ophélie Reix.

— C’est peut-être l’homme bionique. Demande-lui s’il a la bite percée. Figure-toi que c’est très en vogue…

— Je suis parfaitement au courant. Il existe une grande variété de possibilités. Le Prince Albert est un piercing très prisé, connu pour augmenter le plaisir de son propriétaire comme de ses partenaires et qui cicatrise en un ou deux mois. L’anneau en métal biocompatible entre par l’urètre et sort au niveau du frein du prépuce.

— Tu parles comme une planche anatomique, dis donc !

— Il paraît que le mari de la reine Victoria y passait un lien de cuir qu’il nouait autour de sa cuisse. Ce dispositif permettait à Albert, lors des cérémonies officielles, de soustraire au regard du public les érections provoquées par la présence de sa femme.

— La reine Victoria. Bandante.

— Eh oui. On peut aussi se faire implanter des billes en Téflon tout le long de la verge. L’opération est peu douloureuse car la peau est souple à cet endroit. On ouvre au scalpel un passage entre deux incisions pour passer un tube en acier avec lequel on va loger la bille sous la peau. Certains trouvent que l’espèce humaine ne mute pas assez vite et que la science peut accélérer les choses. Le corps est perfectible, vois-tu.

— Et moi qui croyais t’épater. Comment sais-tu tout ça ?

— C’est comme pour Shakespeare, je m’imprègne.

— Shakespeare portait un Prince Albert ? demanda N’Diop.