— Je vais te raconter quelque chose, ma chérie, et tu vas me croire. J’ai la mafia russe derrière moi. En la personne de Yaskine. Tous moscovites, tous goys, tous. Des brutes, mais on ne fait plus rien sans eux aujourd’hui. Ce sont les hommes de Yaskine qui ont volé le stradivarius. Par hasard. Par ouï-dire. Oui, crois-moi ! Ces moujiks qui ne connaissent rien à rien ont réussi à voler le Habeneck. On vole, on voit après. Ces incultes n’avaient pas idée de qui voudrait ou pourrait acheter un violon de ce prix. Alors ils ont fait appel à moi, Lucien Mankievitch, trafiquant notable. Russe encore un peu quelque part. Mon arrière-grand-père diamantaire né à Kiev lorsque l’Ukraine était une région de la Grande Russie. Mon arrière-grand-père donc, ruiné au jeu. Je me demande encore si c’est un conte à dormir debout de ma mère ou la réalité. Mankievitch le Russe, le juif russe. Né à Issy-les-Moulineaux. Il y a cinquante-cinq ans.
Lucien Mankievitch était attablé au Piranha, un troquet prétentieux employant deux serveurs léthargiques. Installé juste derrière la devanture avec une poivrote à qui il offrait son deuxième pastis de la demi-heure, il se contentait d’un café sans arôme et d’une tartine chiche en beurre. La poivrote faisait au moins quatre-vingts ans, ressemblait à l’une de ses tantes du côté de sa mère. Une gitane fumeuse de pipe qui avait fini chez les dingues. Même dingues, même crasseuses, les vieilles femmes étaient rassurantes. Il était important d’aller les voir de près régulièrement. La poivrote entendait sans écouter. Idéal. D’ailleurs, il parlait bas. Rien que pour se soulager. Il fallait que ça sorte de temps en temps. On se sentait tellement mieux après. Il ajouta :
— Cette histoire est fausse comme toutes celles que racontaient ma mère et ma grand-mère. Elles se donnaient le mot, les femmes de ma famille. Après, impossible de faire le tri.
La poivrote fourgonna un peu dans un sac en raphia bourré à bloc de mystérieuses vieilleries en marmonnant. Ça la prenait toutes les quatre ou cinq minutes comme une vague. Vérifier que tout était en place dans sa besace de Mary Poppins retraitée.
— Mais si tu étais capable de me comprendre, ma chérie, je deviendrais aussi causant qu’une carpe farcie. Parce que quand il s’agit de me taire, je me tais. C’est comme pour la nourriture. Je mangerais bien tout le temps mais je sais qu’il y a toujours un moment où il faut s’arrêter. Pour que le ventre n’éclate pas. Et le pire, c’est que cette histoire de Yaskine qui fait voler le Habeneck par ses mafieux, je l’ai racontée à des gens intelligents. À Martin Reix et à Christian Donovan. Des commerçants de l’art. Comme moi mais en bien plus gros. En bien plus chics. Et ils m’ont cru. Alors que ce Habeneck, c’est moi qui l’ai volé. Mais avec Yaskine derrière moi, avec Yaskine l’ange noir qui n’a même pas besoin d’exister pour que tout le monde chie dans son froc de trouille, moi je n’ai peur de rien. Tu vois l’idée, ma chérie ?
Le seul avantage du Piranha était d’offrir une vue excellente sur la rue de Bellechasse et l’immeuble de Martin Reix. Et d’ouvrir tôt. Très tôt. Le vieux allait sortir avec son jogging de marque, avec son sac anglais de marque et son air de prendre la rue tout entière à témoin de son importance. Un type de soixante-dix ans qui s’y croyait encore. Qui pensait que s’il respirait le même air que les autres, ça voulait dire qu’il était encore vivant. Il allait faire trempette pour se maintenir en forme alors que sa fille venait de mourir. Sophistiqué.
Le roi Reix parut à six heures et quart. Dire qu’il se plaignait de sa femme de ménage portugaise. Il n’y en avait pas beaucoup qui acceptaient de démarrer leur journée à six heures ! Mankievitch refusa son troisième pastis à la poivrote et paya l’addition.
Elle ouvrit et lui sourit parce qu’il y avait quatre mois de ça, elle l’avait vu chez Reix. Elle avait son petit chiffon doux dans la main droite. Mankievitch lui envoya un coup de boule en pleine gueule. Et la poussa à la renverse dans l’appartement. Il la cogna deux fois avec une matraque légère et ferma la porte. Étendue pour le compte et sans un cri. Originale, la carte de visite pour Martin Reix. Il ficela la bonne femme au radiateur avec la cordelette achetée ce matin à la droguerie et lui colla de l’adhésif brun sur la bouche.
— Kitakitakitakita ! Viens mon chat. Viens.
Mankievitch se sentit particulièrement fier de se souvenir du nom du chat de Reix. Une belle bête au poil soyeux. Un chat d’antiquaire rive gauche.
— Kitakitakitakita !
Il le trouva sur le lit du vieux. Tout au bout de ce couloir plein de tableaux. Il se demanda au passage s’il ne devrait pas en piquer un. Et puis non. On allait se montrer princier.
L’angora était planqué sous l’armoire de son vieux maître maintenant. Mankievitch enfila des gants et se noua son écharpe d’hiver sur le visage, mit ses lunettes. Sage précaution, la Kita se débattit et griffa, siffla tant qu’elle put. Elle était partout à la fois dans la piaule du vieux. Mais Mankievitch la sonna comme la femme de ménage, à coups de matraque.
Il alla à la cuisine splendidement équipée et mit le chat dans le four à chaleur tournante. Il tourna le bouton sur P, comme pyrolyse. Et comme 330o. Il attendit que la petite clé jaune apparaisse sur l’écran. Une fois le programme enclenché, il n’y avait pas moyen d’ouvrir la porte du four avant que la chaleur ne soit redescendue à une température moins extrême. Sous la barre de quoi ? Des 150o ? Le temps nécessaire au nettoyage s’afficha : deux heures trente. Le corps du chat faisait comme une tache opalescente derrière la vitre fumée de ce beau four dernier cri.
Cette cuisine était vraiment splendide. Mankievitch paria pour un luxe inutile. Le vieux si mince ne devait même pas se faire sérieusement à manger dans cette cuisine terrifiante de perfection. Le réfrigérateur contenait du caviar, du saumon fumé, une demi-bouteille de champagne, une botte de radis, du beurre, des tranches de magret de canard séché. Mankievitch hésita. Il pouvait manger tout ça. Il pouvait à six heures du matin bouffer d’un seul coup toutes les provisions d’un vieil antiquaire rien que pour l’emmerder. Mais quand il avait décidé de ne pas manger, il ne mangeait pas et puis le chat allait commencer à cramer. Il referma la porte de ce réfrigérateur américain qui fabriquait des glaçons à la demande.
En repassant à côté de la Portugaise allongée et qui grognait vaguement, Mankievitch vit un plumeau qui dépassait de la poche de sa blouse. Il le prit et le glissa dans son encolure. Ça lui faisait comme une aigrette derrière la tête. Touche finale.
Il referma doucement la porte derrière lui, emprunta l’escalier. Tapis feutré, du marbre, des moulures. La vieille France du vieux Reix. Le vieux Reix avait perdu le violon qui lui avait été confié par le camarade Yaskine. Comme c’était bête. Et comme ça allait devoir s’arranger vite tout ça. Parce que Lucien Mankievitch avait autre chose à foutre que de laisser passer la putain d’affaire de sa vie ! Lucien Mankievitch voulait aller à Kiev sur les traces de sa fausse famille et aux Bahamas sur les traces de la vraie vie. Il lui fallait aussi de toute urgence une cuisine de luxe avec comme point d’orgue un réfrigérateur qui pondait des glaçons.
Il traversa la rue de Bellechasse pour aller récupérer sa voiture garée devant le Piranha. Et soudain, il se souvint de ce que Donovan avait dit à Reix et que Reix (qui était un peu gâteux) racontait à tout le monde et donc à Mankievitch : le chat avait été une femme dans une autre vie. C’est désagréable, ça, comme pensée, se dit-il en imaginant une belle blonde mince aux yeux verts dans un manteau de fourrure.