— Les Japonais veulent la peau d’Ophélie. Il faut la leur donner.
Serge Clémenti écoutait Gregory Patte lui expliquer que le représentant du musée d’Anatomie de l’université de médecine de Tokyo avait atterri à Paris ce matin. Norio Murakami était aussi un ami d’Ophélie. Il n’avait jamais manqué une seule de ses performances au Japon. Il souhaitait prolonger son séjour pour assister à l’incinération au crématorium du Père-Lachaise. Patte réglait les derniers détails pour en faire des adieux mémorables mais désacralisés. La cérémonie aurait lieu lundi à dix-sept heures.
— Le problème, c’est que les fonctionnaires de l’Institut médico-légal ne veulent pas nous laisser procéder au prélèvement sans votre accord écrit.
— Je peux leur faxer. Mais qu’en dit Martin Reix ?
— Ophélie était majeure ! Elle a exprimé sa volonté dans un document dont j’ai une copie. Norio Murakami est bien sûr venu avec l’original. Vous pouvez faire le nécessaire ?
— Je peux. Gérard Gropiron, ça vous dit quelque chose ?
— Non, qui est-ce ?
— Le signataire d’une des lettres anonymes. Un type porté sur les amphétamines. Il était dans un fichier d’empreintes génétiques pour une autre affaire. C’est un garçon de salle de la clinique Esthetica, rue de Constantinople.
— Comment ça, « oh » ?
— C’est dans cette clinique qu’Ophélie s’est fait implanter ses deux barres en Téflon.
— On vient de sauter quelques cases grâce à vous.
— Vous pensez que ce garçon de salle l’a tuée ?
Clémenti releva une note de déception. Le meurtrier potentiel manquait de chic. Garçon de salle. Technicien de surface. Garçon de surface. Technicien de salle. On pouvait le tourner dans tous les sens : rien que du prosaïque.
— Il faudrait être stupide pour apposer sa signature génétique au bas d’une lettre destinée à sa future victime. Surtout quand on travaille dans le milieu médical.
— Un garçon de salle, vous savez !
— Justement, reprit Clémenti. Le meurtrier a choisi la période de l’Ascension pour descendre un ange. Et la performance où Ophélie joue avec son prénom. « Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons, comme insensible à sa propre détresse. »
— C’est du Shakespeare, ça !
— Exact. Et Shakespeare nous dit que celui qui a tué Ophélie est plus intelligent, voire plus pervers, que Gropiron.
— C’est quelqu’un qui la connaissait bien alors ?
— Pourquoi ?
— La pire des perversions est de faire du mal aux gens persuadés qu’on ne leur veut que du bien.
— Pas forcément. Ophélie appartenait à tout le monde. Il suffisait de voir ses vidéos une fois pour sentir qu’elle s’adressait à tout un chacun. L’idée d’un spectateur choqué n’est pas à exclure.
— Au lieu de sauter quelques cases, on revient au point de départ, dit Patte d’un ton las.
— C’est toujours comme ça. Il ne faut pas être trop optimiste. Pourquoi Ophélie avait-elle choisi cette clinique ?
— Parce que le patron, Geoffrey Bilal, ne pouvait pas refuser sa clientèle.
— Comment ça ?
— La clinique Esthetica a essuyé un gros revers il y a deux ans lorsque le fisc s’est penché sur leurs dossiers après des plaintes pour publicité mensongère. Bilal et ses associés avaient vu gros. Des millions d’investissements. Un budget publicitaire colossal. Après le redressement, il a fallu la jouer modeste. Une fois la tempête essuyée, toute cliente était la bienvenue. Même une moderne primitive tentée par d’étranges modifications. Tel que je vous connais, je parie que vous savez déjà ce qu’est un moderne primitif. Je me trompe ?
— C’est quelqu’un qui remet au goût du jour d’ancestrales pratiques de décorations corporelles. Il déclare ainsi à qui veut l’entendre que son corps lui appartient, mais refuse tout de même l’individualisme ambiant. Il n’est pas loin de rêver d’un idéal communautaire. Ou tribal comme vous.
— Pas mal du tout. Et qu’est-ce que vous en pensez ?
— Rien, monsieur Patte. Ce qui m’intéresse c’est de trouver le meurtrier de votre amie. Et j’aimerais savoir si vous connaissiez la famille d’Anita Scoli.
— J’avais trop peu de contacts avec Anita.
— Pourquoi ?
— Manque d’atomes crochus.
— Son frère possède un fusil à pompe. C’est illégal.
— Vous voulez dire que c’est peut-être cette arme qui…
— Les résultats balistiques sont négatifs. Anita n’a jamais parlé armes avec vous ou avec Ophélie ?
— Ça ne me dit rien. Vous voyez Anita ou un Scoli derrière le fusil ? Je veux dire celui qui a vraiment servi à tuer Ophélie ?
— La mère et les fils Scoli n’ont pas bougé de Toulouse. Mais j’étudie toutes les possibilités.
— Anita vivait aux crochets d’Ophélie. Elle n’avait aucun intérêt à lui nuire.
— Vous saviez qu’elle avait couché avec Donovan ?
— Tout se sait dans la tribu.
— Ophélie l’avait bien pris ?
— Ils étaient divorcés !
— Des divorcés très proches.
— Ophélie n’a jamais dit qu’elle en avait souffert. Et ça n’a été qu’une passade pour Donovan.
— À bientôt, monsieur Patte.
— Merci d’avance pour le fax, commissaire !
— Je vous en prie.
Clémenti ouvrit son petit réfrigérateur personnel à la recherche d’une boisson énergétique et la but en laissant ses pensées vagabonder. Ensuite il alla dire à N’Diop et Argenson qu’il allait falloir relancer l’interrogatoire parce que le rapport entre Ophélie Reix et Gérard Gropiron était trouvé. Le garçon de salle n’aimait pas les modernes primitifs.
Louise s’était fait ouvrir la porte de l’atelier de Montreuil par le type qui avait un drôle de nom. Gregory Patte. Il avait aussi un texte en tibétain ancien tatoué sur le crâne. Il ne s’était pas fait prier pour expliquer qu’il s’agissait du mantra de sa naissance : « le vaisseau de lune ». En le voyant, Louise avait pensé à ces espions de la Grèce antique qui se rasaient le crâne pour qu’on y inscrive un message secret et laissaient leur chevelure repousser avant d’aller le délivrer au destinataire. Mais Patte n’avait, semble-t-il, rien à cacher et parlait sans qu’on ait besoin de le pousser.
Elle avait téléphoné dès jeudi, expliqué qu’elle réalisait en free-lance une enquête de fond pour Libération sur les performeurs. La mort d’Ophélie Reix avait été un choc pour la rédaction. Louise avait cité son ami, le journaliste Jean-Louis Béranger. Donné son numéro de téléphone. Si Patte l’appelait à propos d’une Louise Morvan, Béranger ne ferait pas l’étonné. Elle avait utilisé ce subterfuge maintes fois sans souci. Et sa fausse carte de presse était bien imitée.
Patte expliqua la démarche d’Ophélie, sa quête de l’image émotion qui agit immédiatement sur le cerveau du spectateur et reste en tête, flotte « comme un nuage intrigant » lorsque la performance est terminée. À Montreuil, on ne vivait pas en communauté (le terme avait des relents babas cool) mais en tribu. Il y avait en plus cette amie, Anita, qui allait et venait, au gré de ses humeurs. En ce moment, elle était ailleurs. Personne ne savait où.
Ils pénétrèrent dans la chambre d’Ophélie Reix. La plus grande. L’ancienne forge de l’atelier d’outillage datant du début du XIXe siècle. L’artiste avait tenu à garder le gros marteau-pilon rouillé au milieu de la pièce. Il était comme un totem auquel elle avait fixé des photos avec du ruban adhésif rouge.
— C’est Ophélie avec le violon ? demanda Louise.
— Oui, elle jouait en trio avec sa mère et sa sœur jumelle avant leur disparition dans un accident. Ophélie tenait aux traces de son passé mais elle n’en parlait jamais. C’est difficile à croire mais elle était très pudique en fait.
— Là, on la voit seule avec son étui à violon. C’est à Charles-de-Gaulle ?
— Exact. Elle partait à Kyoto réaliser une série de performances. Ça s’appelait Flamingo. Le corps couvert de peinture rose, elle faisait des apparitions surprises. Du supermarché au temple zen. C’était fort. Le public était très réceptif.
— Elle emportait son violon à chaque fois ?
— Oui, je crois qu’elle aimait jouer pour elle dans les hôtels si ça ne dérangeait pas les autres clients. Mais maintenant que j’y pense, c’est un peu triste. Ces photos, ce violon, c’est tout ce qui lui restait de sa vie familiale. Ou plutôt tout ce qu’elle avait voulu garder. Elle avait coupé les ponts, vous savez. Tous les liens, sauf ceux qui la reliaient à la tribu. Elle nous appelait sa famille réinventée. Et je trouve que c’est la meilleure attitude. Vous croyez aux liens du sang, vous ?
— Je n’ai jamais réfléchi à la question.
Les liens du sang. Ophélie Reix avait dit non à tout cela. Non à Donovan. À sa peau pâle, sa musculature parfaite, sa gueule d’Indien blond. Et sa douceur zen. Plus de liens. Restait le sang.