Cherche sel de la terre / Rabatteuse de l’enfer…
Le commandant Jude Morisset monta le son du lecteur de cassettes et sourit au capitaine Emmanuel Scherrer qui était en train de se servir un café à la bouteille Thermos. Ils roulaient vers la planque de Louise Morvan. Jude Morisset avait décidé d’aller y jeter un œil régulièrement. Par acquit de conscience. Scherrer regrettait quant à lui de n’avoir pas réussi à s’y rendre seul. Il était divorcé depuis un peu plus d’un an et n’avait jamais rencontré une fille aussi bandante au fil des quelques aventures érotiques et rapides vécues après le départ de Karine et de leurs deux garçons.
— Moi aussi, j’aime bien Dutronc, dit Scherrer.
— Je ne t’ai rien demandé, Emmanuel !
— Bien sûr que si, je t’ai entendu me causer mentalement. Je répète : j’aime bien Jacques Dutronc.
— Tant mieux. Le café est bon ?
— Infect, comme d’habitude. Du pur jus de chaussette.
— Mon grand-père anglais le faisait toujours comme ça.
— Certaines traditions gagnent à être oubliées, Jude.
— On peut en boire beaucoup, c’est l’avantage.
Cherche meurtrière en sursis / Incendiaire dans la nuit…
« Ce qu’il y a de terrible dans cette vie c’est qu’on n’a pas le droit d’être taciturne. Il faut toujours être de bonne humeur, en forme. Il ne suffit pas de faire honnêtement son boulot. Il faut aussi expliquer pourquoi et comment on le fait. Et trouver des anecdotes et des mots charmants. Il faut être et paraître. Pour que les journalistes comprennent plus vite parce qu’ils sont comme tout le monde. Ils n’ont plus le temps d’aller jusqu’au fond des choses. Putain, que c’est fatigant ! »
Donovan étant absent, Louise regardait une interview d’Ophélie Reix sur Canal Web, une télé sur le Net. Il apportait un Nicolo Gagliano et un Auguste-Sébastien Bernardel au musicien allemand pour qu’il les essaie salle Cortot. L’acoustique y était parfaite ; le virtuose allait faire sa sélection en présence d’amis musiciens.
L’interview datait de neuf mois. Le journaliste, un gars d’une vingtaine d’années, avait l’air d’en baver. Ophélie Reix était fatiguée d’expliquer son travail mais leur duo devait tenir l’antenne une heure. Elle accepta de parler musique. Elle évoquait les connexions entre l’œuvre de Ravel et la musique traditionnelle balinaise lorsque Jude Morisset et Emmanuel Scherrer se matérialisèrent dans le bureau. Ils avaient gardé la clé. C’était leur prérogative et le tribut payé à une administration qui laissait généreusement une privée utiliser des locaux réquisitionnés par l’État français. Les officiers de l’OCBC ne débarquaient pas à une heure indue, c’était déjà ça.
Emmanuel Scherrer s’était fait beau. Il portait un jean et un polo noirs, des chaussures élégantes. Elle avait senti dès le premier contact qu’elle lui plaisait et cette révélation n’était pas désagréable. Au café de la rue de Penthièvre, il lui avait confié qu’à ses rares moments perdus il écrivait un roman à partir de son expérience personnelle. Il se surprenait parfois à écrire dans sa tête. Ou plus exactement il réécrivait certaines conversations avec des gens de son entourage pour en faire des dialogues plus forts parce que retravaillés. Il avait aussi lâché dans la conversation qu’il était divorcé et père de deux enfants.
— Il n’est pas là ? demanda Jude Morisset.
— Parti livrer des violons, répondit Louise en retapant le matelas qui lui servait de lit et ressemblait vaguement à l’œuvre de l’artiste extrémiste du musée de Brooklyn.
Amusé, Morisset demanda :
— Il va bien ?
— Moins depuis l’assassinat de son ex-femme, Ophélie Reix. Vous avez dû suivre ça.
— La performeuse abattue sur la Seine, intervint Scherrer. Elle est la fille de Martin Reix, l’associé de Christian Donovan.
— Et si cette mort avait un rapport avec le Habeneck ? continua Louise.
— Vous voulez dire qu’on aurait abattu la fille Reix pour faire pression sur le vieux, ou sur Donovan, ou sur les deux ? demanda Morisset d’une voix faussement naïve.
— Pourquoi pas ?
— Nous avons déjà réfléchi un peu à tout ça, voyez-vous, mademoiselle Morvan. Et je vais sans doute vous paraître cruel mais, en fait, ce meurtre ne change rien. Pour nous, j’entends.
Louise le regarda d’un air interrogateur. Il eut ce sourire condescendant qu’elle n’aimait pas plus aujourd’hui que la première fois. Mais elle n’était pas prête à se laisser démonter par Jude Morisset. Il reprit :
— Notre administration a mis les ténors de la Crime sur l’affaire Reix. C’est bien suffisant. Le travail de l’OCBC est moins médiatique. Des professionnels se sont emparés du Habeneck. Ils ont déjà un client ou en cherchent un. À nous de trouver des noms : ceux des vendeurs, celui de l’acheteur. De façon à pouvoir bâtir un dossier utile à un juge d’instruction. Or, jusqu’à présent, rien ne prouve que Donovan et Mankievitch sont de la partie.
— Et ce témoignage du luthier ?
— La rencontre entre Donovan et Mankievitch a intrigué un luthier. La belle affaire.
— Vous trouvez vraiment ça anodin ?
— On n’est plus au XVIIIe siècle que je sache. Il y aurait les aristocrates du violon d’un côté et les manants de l’autre ? Les antiquaires et les brocanteurs. Et leur rencontre ne pourrait cacher que de vilaines affaires. Allons donc.
Morisset se tut et fixa un instant Louise qui ne manifestait aucune émotion. Il reprit :
— Et justement, à part les états d’âme de Donovan, vous avez remarqué quelque chose de concret ?
— Senti quelque chose.
— Intuition féminine ?
C’est curieux, pensa Louise. Ce type n’est pas con et pourtant il a parfois des répliques de con. Peut-être ne supporte-t-il pas d’avoir une tronche de grande asperge qui contraste avec la tête d’Indien de Scherrer ? C’est curieux aussi que Scherrer et Donovan aient tous deux une tête d’Indien. Et un tempérament d’Indien. Un blond, un brun.
— Alors ? renchérit Morisset.
Scherrer, qui avait l’air gêné du ton de son patron, alluma une cigarette pour se donner une contenance. Louise remarqua ses mains pour la première fois. Belles. Calmes.
— Donovan est touché par la mort de cette femme mais il est aussi travaillé par autre chose. En même temps, il se retient. Il se comporte comme un type qui vit dans une maison de verre. Et c’est ce qui cloche.
— Une maison de verre, répéta Morisset en haussant les sourcils.
— Et justement il y a trop à voir dans cette maison-là, dit Louise.
Morisset soupira et alla jeter un œil par la fenêtre. Louise et Scherrer échangèrent un sourire.
— Jolie, l’idée de la maison de verre, dit Scherrer à voix basse.
— Trop à voir, c’est vite dit, ajouta Jude Morisset. Pour l’instant, il ne se passe pas grand-chose. Et je me demande si votre inactivité ne vous joue pas un mauvais tour.
Louise aurait parié qu’il pensait : « En tout cas, vous avez trouvé la combine pour palper sans travailler. »
— Jude, tu y vas un peu fort ! dit Scherrer.
— On n’est pas dans un roman où il doit se passer trois trucs à la seconde, dit Louise en riant intérieurement. Ce n’est pas parce que je bouge à peine d’ici que je ne fais rien. Si vous voulez de l’action, téléphonez au commissaire Clémenti. C’est lui qui suit l’affaire.
— Là non plus vous ne m’apprenez rien, répondit Morisset.
— Après tout, je ne dis pas autre chose que vous : patience.
— Bon. Eh bien on va y aller. Prévenez-nous quand Donovan se fera une camomille.
Il partit vers la porte, les mains dans les poches. Les manches de sa veste étaient un peu courtes. Scherrer restait sur place, l’air de dire que tout ça n’était pas grave. Il expliqua qu’il n’avait plus envie de sa cigarette et cherchait un cendrier.
— Donnez-moi ça, dit-elle en lui prenant la blonde des mains. Je vais m’en occuper.
Leurs doigts s’étaient frôlés. Leurs yeux aussi.
— Ça avance, votre roman ?
Il hésita et dit :
— Un peu plus que ma vie, finalement.
— Votre vie professionnelle ?
— Pas vraiment.
— Bon, tu viens, Emmanuel ?
— Bonne journée, capitaine Scherrer.
— Vous de même.
C’est bête de ne pas avoir pris de veste, pensa Scherrer en bouclant sa ceinture de sécurité. Sinon je l’aurais oubliée dans la planque et serais revenu ce soir la rechercher. Et il imagina la scène. Ça se terminait sur le matelas aux draps froissés. Ce qui était un peu banal. Ce regard qu’elle avait eu, nom de Dieu. Ce regard permettait de tout imaginer. Jude Morisset hésitait à mettre le contact. Il regardait les badauds de la rue Saint-Dominique. Il dit de sa voix étale qui faisait souvent penser à une mer domestiquée :
— Qu’est-ce qu’elle croit ! Bien sûr que Donovan sait. La planque est éventée.
— Ça en a tout l’air.
— Je parie que la femme de ménage leur a tout raconté.
— Sentiment de culpabilité ? Elle travaille pour eux depuis longtemps.
— C’est plus subtil, Emmanuel. Je te fiche mon billet qu’ils sont copains. Ça se fait dans la gauche caviar et politiquement correcte : se prétendre copain avec sa technicienne de surface. De son côté, elle doit s’être prise d’affection pour le vieil excentrique. Il est chiant mais il a du charme. Et Donovan est un canon qui fait craquer toutes les bonnes femmes.
— Tu trouves ?
— Oui, je trouve.
— On a fait une erreur de psychologie, Jude.
— Contrairement à Morvan qui a bien pigé celle des dirigeants de MDM et trouvé la planque idéale.
— Je crois qu’elle est sincère. Elle mène une enquête immobile. Jusqu’à ce que Donovan commette une erreur. Ça risque d’arriver s’il joue un rôle. C’est une idée intéressante, je trouve.
— Eh bien reprends-la dans ton roman en gestation, Emmanuel. Il n’y a guère que là que ça puisse marcher !
Sur ce, Jude Morisset mit le contact et embraya. Il fit encore quelques remarques aigrelettes sur Louise et sur fond de Dutronc parce que la cassette audio reprenait où on l’avait laissée.
Cherche fossoyeuse d’illusion / Trafiquante d’irraison…
Louise finissait la cigarette de Scherrer en souriant toute seule. Quelquefois sa vie d’amoureuse fidèle lui pesait. Elle aurait voulu pouvoir vivre dans plusieurs dimensions en simultané et, une fois celles-ci explorées, réintégrer sa vie d’amante de Clémenti. Escapades rapides : bivouac avec l’Indien brun, feu de camp avec l’Indien blond. Comme dans un jeu sur CD-Rom. Le virtuel sans risque et le retour à la normale avec ses merveilles et ses pesanteurs.
Ses merveilles, souvent. Morisset n’avait décidément pas réussi à la mettre de mauvaise humeur. Elle repensa à l’amour, ce matin. À cette faim qu’il avait d’elle. Lui si retenu dans la vie. Si brutal en elle et si tendre à la fois et comme elle aimait ça. Il était tracassé par l’idée de vieillir en ce moment. Elle, leur différence d’âge ne la gênait pas et ne serait jamais un problème. En revanche, elle se sentait troublée. Elle voulait savoir. Si Donovan avait quelque chose à voir avec la mort du violoniste et de la performeuse. S’il était impliqué avec ou sans Martin Reix dans le vol du stradivarius. Si elle pourrait s’approcher de lui sans avoir envie de le toucher.
Ophélie Reix avait mis tout ça à la poubelle et ne s’intéressait qu’à son travail. Curieux pour une femme proche d’un mouvement où l’art se réconciliait avec la vie. Louise alla se faire du café, se brancha sur le Net et reprit l’interview de l’artiste nichée dans les archives de Canal Web.
Il revint vers trois heures. Il n’avait plus qu’un violon. Était-ce le français ou l’italien que l’Allemand avait choisi ? Le téléphone sonna. Donovan posa l’instrument sur le voltaire. Louise l’écouta converser avec Cécile. L’élève du conservatoire. La tristesse post-coïtum. Sans l’avouer, l’étudiante voulait qu’il lui consacre une soirée. Donovan puisa dans sa réserve de mille et une histoires. Sur fond d’âge d’or de la lutherie, des grands Italiens de Crémone à l’atelier parisien de Jean-Baptiste Vuillaume. Cette fois, un fond de mélancolie flottait dans sa voix mais la passion était là. « C’est le casse-tête depuis. Luthiers, scientifiques, personne n’a jamais compris comment ça marche. On reproduit la forme mais on ne restitue pas la qualité acoustique. C’est peut-être le bois. On disait de Stradivari qu’il récupérait les planches d’anciennes galères. » Et Donovan d’expliquer qu’on venait de retrouver d’antiques billes de bois immergées dans le lac Michigan, très bien conservées. Cette découverte ouvrait des perspectives à ceux qui rêvaient de recréer le violon parfait. Mais de toute manière, il faudrait des années avant de savoir si on avait trouvé la solution. « Cinquante ans au minimum, le temps de changer plusieurs fois d’âme, de chevalet, de cordier. Le temps de jouer, de jouer, de jouer. Tu le sais sans doute : un violon se bonifie avec les années. Mais si on l’enferme dans un coffre, même le plus grand des strad meurt à petit feu. »
Si Donovan connaissait l’existence de la planque, sa conversation avec Cécile était pure provocation. Malgré tout, ça n’expliquait pas son énergie communicative. Elle laissait penser qu’il n’était pas un marchand comme les autres et ne pouvait pas participer à la mort lente du Habeneck. Un homme comme lui avait la sensibilité d’un musicien. Mais était partagé entre deux mondes. Celui des collectionneurs égoïstes peu intéressés par la musique et celui des virtuoses tel Fabien Meyer.
Il enchaîna sur David Oïstrakh, de son point de vue le plus grand violoniste de son temps. « Toute sa vie, il est resté fidèle au stradivarius. Il en a possédé deux : le Fontana et le Marsick. Oïstrakh était si fort que même lorsqu’il jouait sur les violons de ses élèves, il réussissait à en tirer un son de strad. » Donovan raccrocha sans que Cécile ait obtenu une invitation à dîner, se frotta le visage des deux mains, puis fouilla dans sa réserve de CD. Hier, il avait écouté Ravel couché sur le tapis dans une immobilité presque parfaite. Aujourd’hui, il changeait de registre. Il dit à haute voix : « David Fedorovich Oïstrakh. Bach. Concerto no 1. »
C’était la première fois qu’elle l’entendait parler seul. Une nouvelle forme de provocation, Christian ? Tu veux faire mon éducation musicale ? Ou bien la mort de ton ex te met la tête à l’envers. Il resta planté au milieu de son salon, un temps, les bras croisés comme s’il avait froid. Ce geste familier. Quand le violon entra dans le jeu, il alla vers la baie centrale. De ce cinquième étage ensoleillé, il voyait peut-être jusqu’à la tour Eiffel mais Louise aurait préféré qu’il fixe les bureaux d’en face. Ce désastre architectural des années soixante-dix. Elle essaya de lui parler mentalement. Christian ! Tu m’entends. À quoi penses-tu ? C’est l’Auguste-Sébastien Bernardel ou le Nicolo Gagliano ? Qu’a joué l’Allemand salle Cortot pour ses amis ? Du Ravel, le musicien qu’aiment les musiciens ? Sûrement pas, il a si peu composé pour le violon. Peut-être un morceau de Paganini, le diabolique. Elle fit démarrer le caméscope. Il n’y avait rien à filmer mais elle avait l’intention de garder ça en souvenir. Pour les longues soirées d’hiver, d’automne, de printemps et on recommence.
Elle finit par admettre qu’au point où elle en était arrivée, à force de rester coincée là, elle n’avait plus qu’une envie. Ouvrir cette porte, prendre cet ascenseur, traverser la rue Saint-Dominique et la même chose en sens inverse : doigts qui glissent sur le digicode, ascenseur qui monte, porte qui s’ouvre. Et elle imagina la suite. Peu de paroles. Une étreinte instinctive. Et Bach continuerait de déployer son enivrante architecture. Mais Christian Donovan était la seule personne au monde avec qui elle ne pouvait pas faire ça. À cause de Clémenti, de MDM et du Habeneck. Dans l’ordre.
La sonnerie de l’appartement. Donovan alla regarder l’écran de sa caméra de surveillance installée dans l’entrée. Il hésita, revint sur ses pas, prit la télécommande de la chaîne hi-fi et monta le son. Si fort que Louise écarta ses écouteurs. Donovan débloqua sa porte et fit entrer un homme d’une soixantaine d’années.
Costume sombre, chemise blanche, tête de mauvais jour. Immobile et silencieux, les mains dans les poches de sa veste ouverte. Louise le reconnut. C’était l’homme dont son client possédait une photo récupérée dans les dossiers de l’OCBC. Lucien Mankievitch. Le brocanteur venait saluer l’antiquaire. Et cette fois, n’en déplaise au commandant Jude Morisset, ça ne pouvait pas être le fait du hasard.
Elle voyait Donovan de dos, la musique couvrait sa voix. Mankievitch joignit ses mains comme en prière à hauteur de sa poitrine et prononça quelques mots. Donovan voulut répondre mais l’autre le bouscula et pénétra dans le salon. Continuant de filmer, Louise ramassa son portable posé sur la moquette ; le numéro de celui de Scherrer était enregistré dans son agenda électronique. La messagerie du capitaine se déclencha, elle demanda qu’il la rappelle. Elle téléphona ensuite à l’OCBC mais le planton lui dit que Scherrer était sorti.
À l’évidence, Donovan s’évertuait à rester de dos. Bien que furieux, Mankievitch jetait des regards de compréhension vers la fenêtre. Ils finirent par se taire.
Mankievitch tourna la tête vers le voltaire. Et vit le violon. C’était la première fois que Donovan oubliait de ranger un instrument dans sa chambre forte. Très vif, Mankievitch s’en empara, posa ses pouces de chaque côté de la barre d’harmonie et dévisagea Donovan qui tentait un signe d’apaisement. Sans quitter Donovan des yeux, Mankievitch appuya des deux mains et brisa le violon. Il le laissa tomber et quitta l’appartement sans un mot.
Louise fut d’abord soulagée : elle avait eu peur pour Donovan. Puis elle éprouva une grande satisfaction. Un lien existait bel et bien entre les deux hommes : elle ne s’était pas trompée. Pendant que Donovan, agenouillé, regardait son violon brisé, Louise téléphona au directeur de la communication du groupe MDM pour lui raconter ce qui venait de se dérouler.
Le capitaine Scherrer regardait le film pour la deuxième fois sur le petit écran de cinq centimètres sur huit. Il appuya sur off, rendit le caméscope à Louise et dit :
— C’est bien Mankievitch et il vient de détruire un violon qui vaut dans les cinq cent mille francs.
— Ça m’étonnerait que Donovan porte plainte.
— Le problème, c’est qu’on n’entend rien de la conversation.
— J’ai eu une idée en vous attendant, dit Louise.
— Ah oui ?
— J’ai téléphoné à mon copain de Libération pour qu’il me mette en rapport avec le journaliste qui traduit le journal télévisé pour les sourds.
— Et ça a marché ? demanda Scherrer, l’air admiratif.
— J’ai rendez-vous avec lui dans une heure.
— Je viens avec vous, dit-il en osant poser une main sur son épaule.
— Vous vous êtes débarrassé de Morisset ?
— Débarrassé ! Comme vous y allez. Quand j’ai quitté mon patron, il était au téléphone avec le commissaire Clémenti. Vous voyez, il n’est pas aussi obtus qu’il en a l’air. Avec le temps, on s’aperçoit qu’il est plutôt sympa.
Elle se contenta d’une moue dubitative. Scherrer lui demanda où était parti Donovan.
— Déposer le cadavre du violon chez un luthier, mais d’après leur conversation téléphonique, l’espoir de résurrection est faible. Dans la foulée, il se rendait à la cérémonie d’incinération d’Ophélie Reix.
— C’est bizarre. Quand Morisset a appelé Clémenti, il était justement en route pour le Père-Lachaise avec ses hommes.
— Ça ne m’étonne pas de Clémenti. Il aime s’imprégner.
— Vous semblez bien le connaître.
Louise hésita, finit par dire :
— Je couche avec Clémenti.
Elle rectifia parce que la formule était sèche à faire peur et d’ailleurs Scherrer la regardait avec un petit sourire nerveux qui faisait presque mal. Ça le rendait attachant.
— On est ensemble depuis plusieurs années. Avec des hauts et des bas. Et je me demande bien pourquoi je vous raconte tout ça, mentit Louise en se disant qu’elle aimait ces moments où la réalité se froissait légèrement.
— Votre vie est un roman, dit Scherrer sur un ton de dépit.
— Vous m’accompagnez à TF1 ? Je laisse la moto. On prend votre voiture.
Regret. Il aurait aimé partir à moto avec elle. C’était leur troisième rencontre et elle portait à chaque fois une robe. Faire de la moto en robe. Superbe idée. Il accepta et dit :
— Je peux vous demander quelque chose, Louise ?
— Oui, quoi ?
— Vous voulez bien qu’on se tutoie ? À l’OCBC on se tutoie tous, alors, comme on est un peu collègues vous et moi…
Dans la voiture banalisée de Scherrer, ils parlèrent un moment puis Louise alluma tout à la fois une cigarette et la radio. On en était resté à Dutronc, elle monta le son. Très vite, elle chanta sur le refrain et Scherrer fut ému de sa voix, de cette robe remontée sur ses jambes dorées et même de l’odeur de sa cigarette qui ne ressemblait à rien de ce qu’il avait connu jusque-là. Il profita de cette interruption dans leur conversation pour réinventer la scène de la planque :
« — Ta vie est un roman, dit le flic sur un ton de dépit.
Il avait eu une voix si triste que la jeune femme le trouva irrésistible. Du moins, c’est comme ça qu’il analysa les choses par la suite. Elle s’approcha. Surpris, il entrouvrit la bouche. Pour le faire taire, elle posa sa main sur ses lèvres. Il attrapa vite cette main. Il prit cette bouche et elle répondit à son baiser. Alors qu’ils se déshabillaient mutuellement, leurs vêtements tombant pile sur le matelas, il l’aida à bifurquer vers la kitchenette et à s’asseoir sur les plaques électriques. Spontanément, elle s’accrocha aux étagères. Il fit tant et si bien que le sucre, les céréales et le café dégringolèrent pour souiller le carrelage. »
— À quoi penses-tu ? Eh ! Emmanuel !
— Pardon ?
— À quoi penses-tu ?
— À rien, j’écoute Dutronc.