Trois musiciens un rien guindés dans leurs habits noirs interprétaient Ravel. Et Anita Scoli manquait toujours à l’appel. Mais Patte, Luce et Tommy étaient bien là. On ne pouvait pas les manquer : vêtus de kimonos japonais immaculés utilisés dans les enterrements shintō, ils se tenaient près de Norio Murakami portant, quant à lui, un sobre costume gris. Ils serraient chacun contre leur ventre un cadre noir avec la photo d’Ophélie souriante. Martin Reix et Christian Donovan étaient assis côte à côte, un peu à l’écart. Tout à l’heure, Donovan s’était approché pour poser des questions à propos de la garde à vue de Gropiron ; c’est Patte qui l’avait prévenu en lui téléphonant pour l’incinération.
« Ophélie connaissait cet homme, commissaire ?
— Gropiron travaillait à la clinique où elle s’est fait poser ses implants.
— Laquelle ?
— Esthetica dans le 8e. Vous n’étiez pas au courant ?
— Le seul au courant de tout, c’est Gregory Patte. Vous allez inculper ce Gropiron ?
— Non.
— Patte dit qu’il a un casier.
— Inexact. Il est seulement fiché.
— Vous le relâchez ?
— Nous n’avons rien contre lui.
— Hormis une lettre de menace écrite avec son sang.
— Effet théâtral réussi mais ça n’en fait pas un tueur.
— Il se défonce aux amphétamines.
— Ça n’en fait toujours pas un tueur. »
Donovan s’était tu un instant, très maître de lui, et avait ajouté :
« Téléphonez-moi quand vous aurez du nouveau.
— Téléphonez-moi quand vous aurez des nouvelles d’Anita Scoli.
— Pourquoi en aurais-je ?
— Vous avez été proches.
— Qu’est-ce que ça change ?
— Elle n’est pas venue à l’incinération de son amie.
— Anita est imprévisible. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle vienne.
— Vous aviez évoqué son enfance sinistre.
— Eh bien ?
— Je suis allé me rendre compte sur place.
— Alors ?
— De nos jours, les psychologues parlent de famille dysfonctionnelle. C’est bien ça. (Ne voyant venir aucune réaction, il avait ajouté : ) Son frère a été arrêté à Toulouse pour port d’arme prohibé. Un fusil à pompe. D’après le labo, ce n’est pas celui du meurtre d’Ophélie. Apparemment, le fils Scoli ne s’en sert que pour massacrer les lapins ou faire voler des boîtes de conserve entre deux cuites.
— Qu’est-ce que vous en concluez, commissaire ?
— Et vous ?
— Qu’Anita a vu ses proches utiliser des armes. Elle a pu apprendre à s’en servir elle aussi.
— Elle vous a parlé de ça ?
— Non.
— Elle en a peut-être parlé à Ophélie.
— C’est une question à poser à Patte. Même si j’étais resté lié à Ophélie, je n’étais plus vraiment dans le circuit.
— J’ai déjà questionné Patte. Ça ne lui dit rien. »
La conversation avait été interrompue parce que Martin Reix montrait des signes d’impatience. L’incinération allait commencer. Clémenti s’était souvenu de ce que Louise lui avait dit à propos du fascinant Christian Donovan : « Son truc, c’est de séduire en racontant des histoires. » La réciproque n’était pas vraie : les histoires de ses conquêtes ne l’intéressaient pas. Celles d’Anita Scoli encore moins.
Clémenti se dit aussi qu’il avait eu raison de demander au substitut du procureur de ne pas inculper Gérard Gropiron. Le magistrat avait convenu que ce n’était pas la bonne méthode. Quand Clémenti l’avait questionné à propos de l’implant, Gropiron avait déclaré : « On n’a pas idée de se traficoter alors qu’à la clinique des tas de gens rêvent d’être jeunes et beaux. Elle me débecquetait, cette folle. J’ai écrit la lettre pour lui flanquer la trouille. Mais je l’ai pas tuée ! » Malgré ces déclarations, Clémenti ne voyait pas Gropiron s’offusquer du travail d’Ophélie. Clémenti ne voyait pas Gropiron s’étonner. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était la dope et le moyen de s’en procurer. Pour le reste, il racontait les histoires qui l’arrangeaient. On retournerait voir le garçon de salle en petit comité, le moment venu.
Le cercueil roula dans l’incinérateur sur fond de Ravel.
Quand s’ouvrirent les portes du crématorium du Père-Lachaise, la trentaine de journalistes, cameramen et photographes s’anima comme un seul homme. Donovan aida Reix à se frayer un chemin et à se glisser dans la Porsche. La meute se rabattit sur Gregory Patte et sa tribu flanqués du représentant du musée japonais.
Question d’une journaliste : « Quelle est la valeur d’une performance d’artiste aujourd’hui alors que des milliers d’individus mettent leur intimité en scène sur Internet et laissent la caméra exposer leur vie de couple, leurs bonheurs et leurs déprimes ? » « Mais justement, un artiste parle au-delà de la vie », répliqua Patte. « Il y a même des écrivains qui s’exhibent en train de créer dans une vitrine », continua la journaliste. « Les passants peuvent voir le texte s’écrire sur grand écran. Qu’en pensez-vous ? » « Du bien, dit Patte, parce que dans le fond, a-t-on le droit de s’appartenir quand on est créateur ? »
Quand Patte déclara que certains tatouages finiraient par être « cotés comme n’importe quelle œuvre, achetables du vivant de la personne tatouée et récupérés après sa mort », Clémenti rejoignit ses hommes qui attendaient à côté de la voiture banalisée.
— On rentre, dit-il en tendant les clés à Argenson. Assez d’imprégnation pour aujourd’hui.
Louise et Scherrer étaient installés dans un studio de TF1 devant un grand écran et regardaient une nouvelle fois Lucien Mankievitch briser au ralenti le violon de ses mains nues. Scherrer venait d’expliquer que la barre d’harmonie était l’endroit le plus fragile et que Mankievitch connaissait son affaire. Il n’en était peut-être pas à son premier saccage ; ce qui en faisait un type complètement déséquilibré. Dans le milieu, les gens disaient de lui qu’il était caractériel ; ça se confirmait. Le spécialiste du journal des sourds était assis à côté d’un technicien devant une console et prenait des notes. Il leur proposa d’aller boire un café à la machine du couloir pendant qu’il faisait taper le texte. Il revint avec un feuillet qu’il leur tendit.
— Il n’était guère bavard, ce type, dit-il. Malheureusement pour le violon, plutôt le genre à causer avec les mains. Quant au blond, impossible de lire quoi que ce soit, il était toujours de dos. J’ai signé le document au cas où vous auriez l’intention d’en faire profiter un juge d’instruction.
Louise et Scherrer le remercièrent et se rapprochèrent l’un de l’autre pour lire :
« Tu sais pourquoi je suis là, Donovan ? / Laisse-moi entrer, Donovan, tu veux ? / Non, c’est pas ça que je veux entendre, mon petit pote. Et les autres encore moins. »
— Tu avais vu juste depuis le début, Louise. Donovan ne se contente pas de faire l’antiquaire.
Elle lui offrit un regard qu’il ne connaissait pas encore. Celui chargé de la peur qu’elle éprouvait pour le marchand de violons. Ça le contraria.
— Tu m’accompagnes rue de Penthièvre. On va expliquer tout ça à Jude.
— « Les autres encore moins », répéta Louise les sourcils froncés.
— « Tu sais pourquoi je suis là, Donovan ? » dit Scherrer en prenant une voix grave. Pas encore mais ça viendra.
— Les autres ! C’est qui les autres ?
— On se bouge, Louise ! dit Scherrer en lui donnant une tape sur la cuisse. Tu es sortie de ton aquarium maintenant.
Marcellin N’Diop expliqua que le labo avait identifié le numéro de série de la douille. Le lieutenant allait se charger de remonter la filière : l’usine de fabrication, le numéro de lot, le distributeur, le revendeur. Il précisa que le sondage de la Seine n’avait rien donné.
On reparla des finances d’Ophélie Reix sur la pente ascendante. En six mois, trois vidéos vendues à des musées européens. Et la maison de verre déjà financée par un mécène japonais avait été rachetée par une fondation privée installée à Kyoto. Clémenti demandait à Argenson de s’intéresser avec ses collègues du fisc à la situation financière de Martin Reix et de Christian Donovan lorsque son téléphone sonna.
— Commissaire Clémenti, s’il vous plaît.
— Lui-même.
— Ici le ciat du 8e. Lieutenant Félix Mandelot. On vient de récupérer un homicide mais je crois que ça concerne la Crime. Vous êtes bien sur l’affaire de la performeuse abattue sous le pont de Grenelle ?
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Clémenti en activant le haut-parleur du téléphone.
— Le luthier Xavier Bellache s’est fait descendre à coups de fusil à pompe dans son atelier, 45, rue de Rome. Et quand je dis descendre, je me restreins. Il a été torturé. Vu qu’en plus il était en fauteuil roulant ! On a récupéré la vidéo de surveillance de l’immeuble. Il y a quelqu’un sur la bande qui vous intéresse.
— Qui ça ?
— Ophélie Reix, en personne.
Clémenti prit une grande inspiration et demanda :
— Bellache est mort quand ?
— À vue de nez, cinq ou six jours. Sa femme de ménage ne l’a trouvé que ce matin. La porte de sa chambre forte est ouverte avec la clé dans la serrure. À l’intérieur, il y a de beaux instruments. Et cinq autres moins chouettes mais je n’y connais rien.
— Nous arrivons, répondit Clémenti.
Il raccrocha en regardant Argenson et N’Diop.
— Quelqu’un veut nous faire croire qu’il y a une performance d’Ophélie Reix que nous n’avons pas vue, dit-il en se levant.
— T’as peut-être raison finalement, dit N’Diop à Argenson. Tous des aliens.