Chapitre 15

Le visage de Xavier Bellache n’existait plus. On avait pressé le double canon du fusil entre ses yeux avant d’appuyer sur la détente. Bello tentait d’extraire la douille du mur. Torse nu, le luthier avait les mains ligotées derrière le dos. La corde était attachée aux rouages de son fauteuil roulant. Sur le sol, sa veste de travail blanche qui ressemblait à celle d’un dentiste, maculée de sang séché. Ses outils étaient entassés pêle-mêle dans un coin de l’établi comme si le meurtrier avait fait table rase avec la crosse du fusil. On s’était servi d’un poinçon effilé pour lui taillader les bras et la poitrine ; Solis effectuait une prise de traces papillaires sur l’outil ensanglanté. Clémenti essayait d’imaginer Ophélie Reix torturant Xavier Bellache avant de lui faire exploser la tête. Difficile.

— Il était très connu dans le quartier, expliqua le lieutenant Félix Mandelot. On dit qu’il ne travaillait que sur les plus beaux instruments. La chambre forte a des portes de trente centimètres d’épaisseur.

— Allons voir, dit Clémenti.

Le capitaine Sanchez dressait déjà son inventaire des lieux sur son calepin. Quatre violons et deux violoncelles. De beaux instruments pendus comme des jambons à des crochets. Dans le fond, une table avec cinq violons au bois sombre posés négligemment. La description faite au téléphone par Mandelot.

— Il y en a pour du fric ! dit le procédurier. Étonnant que ce soit encore là.

— Sur la vidéo, on voit la femme Reix entrer avec un étui à violon et sortir avec deux, intervint Mandelot. Vous y comprenez quelque chose ?

— Pour l’instant, on s’imprègne, dit Sanchez en notant : « Cinq violons de moindre qualité sur une table basse. » À moins qu’on ne s’englue. Qu’est-ce que tu en penses, Serge ?

— Quelquefois, pour bien s’imprégner, il faut s’engluer. C’est comme pour obtenir ce beau vernis, il faut de nombreuses couches.

— Ce que c’est de travailler avec un esthète ! dit Sanchez avec un petit sifflement. On ne s’ennuie jamais.

Le commissaire s’approcha d’un violon au bois pourpre, se dit qu’il aurait aimé le toucher. Il pensa aussitôt à la photo de Man Ray prise dans les années trente et représentant une femme nue avec des ouïes dans le creux des reins. Il revit le dos de nacre de Louise quand elle s’était redressée en entendant la voix de Donovan dans le haut-parleur. Mais le dos doux de Louise n’avait rien à voir avec le corps torturé dans l’atelier, le sang séché et l’odeur de fin du monde qui avait réussi à se frayer un chemin jusqu’au fond de la chambre forte.

 

Argenson avait dit que « ça puait dru » avant d’aller vomir. Il était coriace pour tout sauf pour les odeurs. Clémenti avait besoin de respirer un peu lui aussi et remplissait ses poumons de fumée de tabac blond devant le 45 de la rue de Rome. Pas pour les mêmes raisons. Il souhaitait réfléchir au calme.

Qu’est-ce qu’Ophélie Reix était venue faire chez Bellache ? En toute apparence, l’abattre. D’autant qu’elle était sa seule visiteuse de la journée. Mais dans quel but ? Le lieutenant Mandelot revenait de chez Secury, la société chargée de la télésurveillance de l’immeuble et avait pris des notes en visionnant la vidéo. Pendant ce long week-end férié, du mercredi soir 31 mai au lundi matin 5 juin, les employés des entreprises installées au 45, rue de Rome avaient tous fait le pont. La caméra qui se déclenchait au passage d’un corps dans le champ du détecteur à infrarouges avait enregistré maintes allées et venues. Le défilé commençait avec l’arrivée matinale de l’homme de la société de nettoyage venu sortir les poubelles. Employés et clients se succédaient puis plus rien à partir de dix-sept heures quarante-cinq. Ophélie Reix était la dernière personne filmée ce mercredi soir. Elle arrivait à dix-huit heures cinquante-cinq et repartait à vingt heures quatorze. Marc Sanchez avait confirmé l’évaluation du lieutenant Mandelot : la mort de Xavier Bellache remontait à mercredi soir ; elle correspondait donc à la « Visitation de l’Ange ». Coïncidence ou soin maniaque ?

À vingt et une heures trente comme prévu, l’artiste retrouvait sa tribu à Ivry-sur-Seine, entre les ponts Nelson Mandela. Aux alentours de vingt-trois heures, elle démarrait sa performance. À deux heures sept, le matin du jeudi de l’Ascension, elle était abattue près du pont de Grenelle et sous les yeux de ses amis. La première cartouche lui emportait une partie du cerveau. Les deux suivantes l’atteignaient au dos, abîmant l’œuvre d’un maître japonais. Œuvre acquise dans la souffrance du bonji. Œuvre représentant une sirène tendant les bras à un ange. Une scène qui aurait pu s’appeler « Ascension et chute de l’Ange sous l’œil de la Sirène », au dire de la jolie Denise de chez TatouRage. Une scène qui appartenait désormais au musée d’Anatomie de l’université de médecine de Tokyo.

Ophélie abandonnait une tribu dont le leader, bien qu’attristé, tirait partie de sa disparition prématurée en organisant des funérailles médiatiques où il dissertait sur le rôle de l’artiste et la cote des tatouages. Ophélie quittait une bonne fois pour toutes un père avec lequel elle avait entretenu des relations basées sur l’amertume. Et un ex-mari qui l’aimait comme un frère et qu’on soupçonnait d’être impliqué dans le vol d’un stradivarius. Ophélie laissait derrière elle une amie que tout le monde qualifiait de parasite et qui ne s’était même pas donné la peine de lui rendre un dernier hommage. Ophélie créait post mortem quelques ennuis à un toxicomane qui jouait les corbeaux pour quelque obscure raison. On aurait pu trouver le fil dans ces données disparates. Mais c’était avant qu’Ophélie ne se révèle en tueuse. Et n’abatte un artisan renommé que devaient sûrement connaître, voire fréquenter, Reix et Donovan.

Clémenti tira une dernière bouffée et envoya son mégot dans le caniveau. Il sentit un regard sur lui et se retourna. C’était celui d’un vieux luthier en tablier bleu, assis derrière sa vitrine. Simon Lutherie, affichait l’enseigne du petit magasin de l’autre côté de la rue. L’artisan ne baissait pas les yeux. Au contraire, son regard était insistant. Clémenti traversa la chaussée.

Le vieil homme travaillait sur un alto. Il le reposa délicatement sur son établi et se leva à la rencontre du commissaire qui venait de passer le seuil.

— Je vous regardais avec insistance parce que apparemment il est arrivé quelque chose du côté de chez Bellache.

— Commissaire Serge Clémenti de la Brigade criminelle. Xavier Bellache a été assassiné.

L’homme fixa Clémenti, l’air ébahi. Le commissaire demanda :

— Vous le connaissiez ?

— De réputation. Bellache répare de grands violons. Ou plutôt réparait. Et il faisait aussi un peu de commerce. Sa chambre forte est un sanctuaire dans lequel je n’ai jamais pénétré. Il paraît qu’elle contient de très belles pièces. C’est pour cette raison que j’ai alerté vos collègues de l’OCBC quand on a parlé du vol du Habeneck, un stradivarius qui vaut des millions.

— Quel rapport avec Xavier Bellache ?

— J’ai expliqué au commandant Morisset que j’avais vu Lucien Mankievitch en conversation avec Christian Donovan devant chez Bellache. Mankievitch est un trafiquant que tout le monde connaît dans le quartier. Certains traitent avec lui, d’autres pas. Il arrive avec des archets et des violons pêle-mêle dans sa voiture, du liquide plein les poches. Il y en a qui aiment ce style. Moi pas.

— Vous connaissez Donovan ?

— Tout le monde connaît la maison Reix et Donovan. Ce sont des experts en instruments anciens. Des marchands de grande classe.

— Je ne vois toujours pas le rapport avec Bellache.

— Moi non plus.

— Comment ça ?

— C’est bien pour ça que je me suis rendu à l’OCBC. Je ne voyais pas le rapport entre Mankievitch d’un côté et Donovan / Bellache de l’autre. Ce n’est pas le même monde.

— Vous voulez dire que vous avez vu Donovan et Bellache en contact avec Mankievitch ?

— Non. Je ne les ai pas vus. Et c’est tout le problème. J’ai vu Mankievitch parler brièvement à Donovan. Et j’ai eu la sensation qu’ils sortaient de chez Bellache. Mais le commandant Morisset a trouvé que c’était un peu juste. On ne travaille pas sur une sensation d’après lui. Sur le moment, j’ai compris son point de vue mais vous venez de me dire que Bellache…

 

Clémenti avait eu une idée qu’il ne regrettait pas. Il avait demandé au luthier de l’accompagner dans l’atelier pour avoir son avis à propos d’un détail préoccupant, en le prévenant toutefois que l’odeur et le spectacle étaient difficilement supportables. « J’ai fait la guerre, vous savez », avait répliqué le vieil homme sans préciser laquelle et en abaissant le rideau de fer de sa boutique. Il avait des étincelles dans les yeux à l’idée de pénétrer dans le « sanctuaire ». Philippe Argenson, qui venait de se retaper avec le whisky du mort, l’avait toisé sans aménité. Quelquefois les méthodes du commissaire laissaient perplexe le lieutenant.

— Un Vuillaume ! dit le vieil homme en s’approchant d’un violon à la robe claire. Un des plus grands luthiers français. Très décrié parce qu’il copiait des stradivarius à la perfection. Pendant longtemps, on a cru que son Crémone était d’Antonio Stradivari. Et celui-là, c’est un Montagnana. On reconnaît tout de suite les épaules et les coins. Et le chatoiement de ce vernis ! Magnifique ! Ce violoncelle, c’est aussi un grand italien. Un très grand même. Un Amati, à coup sûr. Nicolo Amati a été le professeur de Stradivari.

Un coup d’œil avait suffi. Le capitaine Sanchez considéra le luthier d’un air admiratif et se mit vite à prendre des notes.

— Quelle est leur valeur ? demanda Clémenti.

— Je dirais six cent mille francs pour le Vuillaume. Entre trois et quatre millions pour le Montagnana. Mais les prix sont infiniment variables. C’est l’offre et la demande. Si vous avez les moyens de mettre quatre millions dans un Montagnana et que vous le voulez absolument, eh bien le Montagnana vaut quatre millions. C’est curieux que ces merveilles n’aient pas été pillées par le tueur.

— C’est entre autres ce qui nous chiffonne, dit Sanchez.

— Et qu’est-ce que vous pensez de ceux-là ? demanda Clémenti en désignant les cinq violons posés sur la table.

— Ça, c’est du violon de Mirecourt. Le berceau de la lutherie française. Ces violons sont fabriqués de manière académique par des élèves et c’est ce qu’on trouve de moins cher sur le marché. Mis à part ceux de Hong Kong ou de Taiwan, bien sûr. Je ne m’attendais pas à ce que Bellache ait du bas de gamme dans sa chambre forte.

— Comment vous écrivez Mirecourt ? demanda Sanchez.