Chapitre 16

— Tu es dans l’annuaire, c’est curieux pour un commissaire. Je t’aurais bien vu sur liste rouge.

— Tu sais jouer du saxophone ?

— Non, pourquoi ?

— Parce que moi je t’aurais bien vue me jouer nue du saxophone.

— Il te faut ce genre de choses pour te mettre en train ?

— Je plaisantais.

— Tu as l’air nerveux.

— Pas vraiment.

— Je t’ai choqué en m’invitant chez toi ?

— Pas vraiment non plus.

— Je crois que nous parlons trop.

— Je suis d’accord.

Denise de chez TatouRage posa son verre sur la table basse, se leva et alla vers la chambre à coucher. Clémenti la laissa faire. Pendant ce temps, il essaya de ne pas réfléchir. De réfléchir le moins possible. Fonctions minimales du cerveau pour que la machine continue de fonctionner et que le cœur ne s’arrête pas. Il se leva et pénétra à son tour dans sa chambre, s’attendant à la trouver nue sous les draps — vite fait, avec son tempérament expéditif et le peu de vêtements qu’elle portait, elle n’avait qu’un débardeur, une jupe courte, des tongs, deux bagues aux orteils –, mais elle était debout à côté de la table de chevet et avait ouvert les Œuvres complètes de Shakespeare à l’endroit du marque-page.

 

Ses vêtements se sont étalés et l’ont soutenue un moment, nouvelle sirène, pendant qu’elle chantait des bribes de vieilles chansons.

*

Mankievitch mangeait des cornichons Malossol directement au bocal pour montrer à Yaskine à quel point il était russe. Juif russe. Il était assis sur un banc de la place Vauban et regardait les Invalides. Comme ceux des coupoles du Kremlin, leurs toits d’or brillaient sous la lune. Le tombeau de Napoléon. Encore un qui avait voulu leur mettre une tripotée, aux Russes, et qui s’était planté. Trop de mépris pour les Russes. Le mépris était dangereux. De la nitroglycérine. Une goutte de trop et ça vous explosait à la gueule. Martin Reix et Christian Donovan, les grands spécialistes des instruments anciens et des collectionneurs avides de les posséder étaient des gens méprisants. Inconscients du danger qui consistait à mépriser un Russe. Cette garde à vue à l’OCBC, ça ne pouvait venir que d’eux.

Mankievitch avait emballé une demi-baguette pleine de tarama dans du film étirable. Mais à certains endroits le tarama faisait comme une couche de fond de teint à la baguette. C’était peu ragoûtant. Mankievitch essayait de s’accrocher à ces détails matériels parce que insensiblement ses pensées l’amenaient à la blonde aux yeux verts dans le manteau de fourrure. Kitakitakitakita. La femme Nikita. Ça y est, il était en plein dedans. En plein dans cette idée affreuse qu’il avait tué une belle femme blonde en manteau de fourrure idéale une deuxième fois. La première fois, c’était il y a vingt ans et c’était sa femme et ils avaient eu un accident. Un problème de piqûre d’insuline. Elle était diabétique et elle était morte parce qu’il l’avait emmenée en vacances en oubliant la mallette dans laquelle elle mettait tout son matériel d’urgence. Et comme ils étaient partis en vacances à Moscou…

— Mais non, cette histoire est fausse, dit-il au tombeau de Napoléon. Je n’ai jamais mis les pieds à Moscou. Et je suis célibataire. Et je préfère bouffer plutôt que baiser. C’est plus satisfaisant sur la longueur.

Mankievitch mangea son sandwich et se dit que malgré son aspect, il était excellent. Après cet épisode historique, il se leva et marcha vers la rue Saint-Dominique. Son but était de crever les pneus de la Porsche de Christian Donovan dans son parking. Dans un premier temps. Avant une montée en puissance qui restait à déterminer. Donovan avait un voisin propriétaire d’une Twingo. Cet automobiliste sortait toujours vers vingt et une heures. Un obscur travailleur de la nuit. Une aubaine. Il suffisait d’entrer avant que la porte automatique du parking ne se referme. Efficace et pas compliqué. Yaskine n’aurait pas fait mieux.

*

Ils étaient deux statuettes sur un gâteau de mariage et la neige dansait autour d’eux sans qu’ils sentent la morsure du froid. Louise, les cheveux teints en blond, n’était vêtue que d’une coiffe de mariée et d’une paire de bas blancs tenus par des jarretières. En fait, elle était déguisée en Cicciolina, la star du film X italien devenue femme politique. Et Donovan était le marié. Nu, lui aussi. Il ressemblait à Jeff Koons, l’artiste qui avait réalisé des photos et des sculptures hyperréalistes de lui et de la Cicciolina en train de faire l’amour.

Louise savait qu’elle rêvait mais ne voulait pas que ça s’arrête. Elle aimait ce rêve. Les cheveux blonds de Donovan, lâches sur ses épaules musclées et un peu plus longs que dans la vraie vie, ce sourire doux qu’il n’avait que pour elle parce qu’ils étaient enfermés dans une boule bleue. Un de ces souvenirs en plastique des magasins pour touristes. Ils levèrent la tête, la neige virevoltait sous ce ciel d’un bleu si profond. Lorsqu’il cessa de neiger, ils s’aperçurent que des gens les observaient. Parmi eux, des gardiens à casquettes. Dont un homme qui ressemblait à Steve McQueen du temps de son premier feuilleton en noir et blanc. Scherrer arrivait en courant. D’aussi loin que portait son regard, Louise pouvait le voir. Donovan continuait à lui tenir la main comme si de rien n’était. Elle essayait de le prévenir d’un danger imminent mais sa voix ne portait pas, elle n’était que douceur. Louise disait : « Il arrive, regarde-le qui arrive. » Donovan prenait ça pour de la gentillesse et n’écoutait pas vraiment. Scherrer dégaina tout en continuant de courir. La musique de Mission impossible se déclencha. Scherrer tira. La paroi de la boule neigeuse éclata. Les fragments se déployèrent en expansion telle une animation sur ordinateur. L’un d’eux vint se planter dans le cœur de Donovan. La foule se précipita dans la boule…

Louise se réveilla. Elle avait toujours ses écouteurs et s’était endormie sur la moquette. Pour la première fois, Donovan était rentré sans qu’elle s’en aperçoive. Immobile dans le voltaire et devant la télé en sourdine, tête penchée. Elle eut peur soudain, vérifia aux jumelles que sa porte d’entrée n’avait pas été fracturée. Mais non. Malgré tout, elle continuait d’avoir peur. C’était absurde, Donovan agressé, elle aurait été réveillée par le bruit. Elle eut l’idée de téléphoner pour le sortir de sa catalepsie, le faire revenir du royaume des morts. Décida de parler anglais parce que si elle devait le rencontrer un jour, elle s’adresserait alors à lui en français et il n’aurait aucun moyen de lier les voix. Élevée par une mère anglaise, Louise s’exprimait sans accent. Alors qu’il venait de décrocher, elle dit :

— Happiness is a warm gun / When I hold you in my arms / And I feel my finger on your trigger / I know no one can do me no harm / Because happiness is a warm gun

— Yes it is, répondit Donovan.

Louise raccrocha vite. Resta interdite, la main sur le combiné.

*

Emmanuel Scherrer reposa le manga qu’il était en train de lire parce qu’il n’arrivait plus à s’y tenir. C’était l’histoire d’un frère et d’une sœur qui découvraient que leur oncle était une femme et leur tante un homme, employés par les services secrets japonais pour infiltrer un réseau spécialisé dans les implants cérébraux. Les scénaristes de BD japonais étaient complètement allumés mais ils allaient jusqu’au bout de leurs délires avec autant de bonne humeur que d’acharnement et c’est comme ça qu’ils embarquaient des millions de lecteurs avec eux. Scherrer avait un faible pour les histoires déraisonnables mais ce soir il ne pouvait s’empêcher de penser à Louise. Il n’était pourtant pas particulièrement sentimental. On pouvait même dire que malgré son goût pour la fiction, il avait les pieds sur terre. Je n’ai aucune chance avec cette femme, se disait-il. Elle couche avec Clémenti.

Serge Clémenti était un homme impressionnant. Scherrer, qui le connaissait de réputation, l’avait rencontré cet après-midi en compagnie de Jude Morisset. Le commissaire leur avait donné tous les éléments en sa possession quant au meurtre de Xavier Bellache, un luthier que Jude connaissait bien. Jude l’appelait l’Artiste. On disait qu’il avait réparé un Guarnerius del Gesù passé sous une voiture. Sauvetage miraculeux, haute chirurgie : l’artisan confiné dans un fauteuil roulant avait des doigts d’or. Clémenti avait parlé longuement d’Ophélie Reix. La performeuse abattue sous le pont de Grenelle, l’ex-femme de Christian Donovan, avait selon toutes apparences tué Xavier Bellache. Clémenti avait même parlé à Simon, le vieux luthier venu spontanément témoigner à l’OCBC à propos de cette rencontre brève et improbable entre Donovan et Mankievitch.

Et tout cela nous ramenait à Louise. Louise qui surveillait Donovan. Guettait le rythme de sa respiration et le moindre de ses états d’âme. Patiente Louise enfermée dans un bureau à kitchenette et à salle d’eau, dormant sur un matelas, se nourrissant de pizzas. Louise aux idées lumineuses. Qui faisait décrypter un dialogue de film muet par un spécialiste du langage des sourds. Qui filmait l’altercation de Mankievitch et de Donovan. Jude avait dû admettre dans son for intérieur qu’elle avait été brillante. Mais bien sûr lors de la venue de Louise à l’OCBC, il s’était bien gardé de la remercier. Depuis, Jude avait convoqué Lucien Mankievitch pour un interrogatoire. Avec pour point d’orgue l’histoire de la destruction du Nicolo Gagliano. Ce type jouait au con comme personne. Fatigant.

« J’ai pas cassé de Gagliano.

— Tu as détruit un Gagliano de cinq cent mille francs.

— Je connais le prix des Gagliano.

— Raison de plus.

— Je savais pas que c’était un Gagliano.

— Tu es un spécialiste, pourtant.

— Pas au point de reconnaître un Gagliano au premier coup d’œil.

— Allons donc !

— Je vous jure qu’il me faut un peu de temps pour reconnaître un Gagliano.

— Bon. Gagliano ou pas, tu l’as bousillé. Pourquoi ?

— Donovan me doit un paquet de fric.

— Pourquoi ?

— Parce que j’ai réussi à lui dégoter un Gagliano à très bas prix.

— N’essaie pas de te payer ma gueule, Mankievitch. Elle est trop chère pour toi.

— Je vous jure que c’est vrai, commandant ! J’ai acheté un Gagliano à un fermier en Normandie. Il ne savait pas que c’en était un. Et je suis allé trouver Donovan pour qu’il me dégote un acheteur. Moi, je ne connais personne qui peut s’acheter un Gagliano.

— Tu confies le Gagliano à Donovan, soit. Et après ?

— Après, il me dit qu’il connaît un musicien que ça va intéresser. Il me promet deux cents patates. Il me dit qu’il lui faut un peu de temps.

— Et alors ?

— Alors, c’était il y a six mois. J’attends toujours le blé. Ça fait plusieurs fois que j’en parle à Donovan. Poliment. Cette fois, il m’a pris de haut.

— Sur la bande, tu dis : “C’est pas ça que je veux entendre, mon petit pote. Et les autres encore moins.”

— J’admets que je l’ai dit.

— C’est qui “les autres” ?

— Pour mes affaires, j’ai des associés. Ça change tout le temps. Il faut être souple et rapide dans mon métier.

— Les noms des associés ?

— Il n’y en a qu’un sur le coup du Gagliano. Il s’appelle Yaskine, c’est un Russe. Parle pas un mot de français.

— Bon, il s’appelle Yaskine, il est russe. La suite.

— Il m’a prêté trente-cinq mille pour acheter le violon au paysan normand. Alors maintenant, il veut que je le rembourse. C’est normal.

— Si je comprends bien, c’est ton Gagliano que tu as cassé chez Donovan.

— Ouais, j’admets que j’ai cassé ce Gagliano.

— Je me délecte à l’avance de l’excuse que tu es en train de nous fignoler.

— Commandant, je suis un mec fier. J’ai compris que le Gagliano, Donovan n’avait pas l’intention de me le payer. C’est un voleur de la pire espèce. C’est lui que vous devriez arrêter.

— On y songera. Alors ?

— Alors, j’ai cassé le Gagliano. Comme ça, il ne sera à personne.

— C’est complètement crétin.

— Pas du tout, commandant. Donovan me doit toujours deux cents patates. La différence, c’est que maintenant il va me les rendre.

— Comment ça ?

— C’est une technique russe. La politique de la terre brûlée. Donovan sait de quoi je suis capable, donc ça lui sape le moral et il a peur de moi.

— Tu joues au con mais tu es un type intelligent, Mankievitch. Ça s’appelle un paradoxe. Comment tu l’expliques ?

— J’essaie de m’en sortir, c’est tout. Les temps sont de plus en plus durs. Et ça va aller de mal en pis.

— Je te propose un marché.

— Dites toujours, commandant.

— Le Habeneck. Dis-nous ce que tu sais.

— Le Habeneck ou le Gagliano ?

— Écoute-moi bien, Mankievitch, parce que je ne vais pas me répéter. À mon avis, tu es trop petit pour avoir volé le Habeneck.

— C’est vrai. D’ailleurs, je n’ai volé ni le Habeneck ni le Gagliano.

— Mais tu es comme une mouche au-dessus du tas de miel. Tu veux ta goutte. Pour le Habeneck, tu as joué les intermédiaires à un moment ou un autre, avec Reix ou Donovan ou je ne sais qui. Et maintenant, ce sont les gros trafiquants qui sont entrés dans la danse. Je veux des noms.

— Je veux bien être une mouche mais pas un mouchard.

— La prochaine fois que tu te pointeras rue de Rome avec ta bagnole pleine de violons et d’archets, il se pourrait qu’un de mes hommes soit là pour vérifier leur provenance. Jusqu’à présent, on avait autre chose à faire mais un comité d’accueil peut s’organiser en un rien de temps. Tu me suis ?

— Je vous suis.

— Alors lâche-moi avec Donovan et donne-moi le nom des autres.

— Quels autres ?

— Ta carrière de mouche se termine, Mankievitch.

— Pas de problème. J’ai l’intention d’émigrer en Russie, terre d’opportunités. Je vous ai déjà dit que j’étais de là-bas ? »

La gendarmerie de Rouen avait localisé le fermier normand. Il se souvenait d’avoir vendu un violon à un type bizarre qui lui en avait donné trente-cinq mille francs. Il n’avait pas idée de la marque de l’instrument ayant appartenu à son grand-père, jadis professeur de musique. Gagliano ou pas, avec ou sans les autres, Mankievitch avait un alibi. Mais, cette fois, à coup sûr, la planque de la rue Saint-Dominique était plus qu’éventée.

Scherrer avait déjà raconté tout ça à Louise et elle avait peu réagi. Il reprit son manga, le feuilleta, le reposa. Il se dit qu’il n’avait rien à perdre. Elle était peut-être chez Clémenti ou Clémenti était chez elle. La vie était pleine d’allées et venues. Elle lui avait expliqué que son appartement était aussi son bureau. Qu’il était situé quai de la Gironde. Un quartier plutôt moche dont le seul attrait était l’impeccable Cité des Sciences avec son dragon toboggan. Et le Clairon des copains, le bistro de pépé Maurice et de Robert le barman où elle avait ses habitudes lorsqu’elle ne vivait pas cloîtrée. Et aussi cette ambiance de canal qui rappelait Simenon. Un des écrivains favoris de Scherrer. Le Balzac moderne. Il y avait peut-être Ed McBain de l’autre côté de l’Atlantique pour prendre la relève. À voir. Ils avaient un peu discuté de ça mais dans le fond elle ne semblait pas aimer les romans policiers. Ou alors, elle n’avait pas le temps de lire.

Il avait son numéro et un prétexte tout trouvé avec la mort du luthier mais craignait qu’elle ne refuse de le voir, n’insiste pour qu’il lui explique tout par téléphone. Comme pour le Gagliano. Or rien ne valait le contact direct de leurs yeux. Et si elle n’était pas chez elle, eh bien tant pis. C’est qu’elle était chez Clémenti. Il alla prendre une douche, mit de l’eau de toilette et choisit soigneusement ses vêtements. Et s’en alla. Il valait mieux cultiver ses remords que ses regrets.

 

Emmanuel Scherrer remonta l’avenue Matignon pour prendre sa voiture garée après le croisement entre la rue de Penthièvre et l’avenue Delcassé, autant dire à trente mètres de l’OCBC. Un des avantages d’être un divorcé, c’est qu’on pouvait vivre à Paris où bon nous semblait. Juste à côté de son travail, par exemple. Parce qu’on avait les moyens de s’offrir le loyer d’un petit studio. Un studio meublé de rien. Avec tout de même un bureau sympathique pour y poser son ordinateur d’apprenti écrivain. C’était bien suffisant à son bonheur. D’autant que se passer du superflu donnait un sentiment de liberté. En se retrouvant dans son studio, Scherrer avait même eu l’impression qu’il rajeunissait ; il se revoyait à la fac de droit, dans sa chambre sous les toits, rue Bréa. Libre comme l’air. Juste avant qu’il ne rencontre Karine.

Peu avant le croisement, Scherrer leva le nez vers la galerie d’art en rénovation qui devait rouvrir dans quelques mois. On avait laissé un écriteau avec une citation d’Atlan : « Si la vie n’a pas de sens, c’est qu’elle en a plusieurs. » Scherrer aimait tellement cette phrase qu’il avait décidé de la mettre en exergue de son roman. Il monta dans sa voiture et alluma le lecteur de cassettes. David Oïstrakh dans le Concerto no 2 pour violon et orchestre de Bach. Une des plus belles œuvres jamais écrites pour le violon. Conseillée par Jude Morisset qui contrairement à ce que pensait Louise était un homme qui gagnait vraiment à être connu. Il démarra. L’horloge digitale de la voiture indiquait 1 h 43.

Pendant plusieurs longues minutes, en filant dans la nuit d’un Paris désert, sur le rythme envoûtant du maître de chapelle, servi par un musicien hors pair, et avec pour objectif la possibilité de revoir le visage de madone de Louise Morvan, Scherrer se sentit parfaitement heureux.

Le quai de la Gironde était sinistre à cette heure de la nuit. Pas un chat et la lumière des lampadaires qui léchait des façades décaties. Il trouva une place devant l’immeuble de Louise et attendit la fin du deuxième mouvement avant de couper le contact. Cette musique lui donnait le frisson.

Morvan Investigations. Il sonna à l’interphone. Rien. Il sonna encore. Rien. Il y avait un banc de l’autre côté de la rue. Il alla s’y asseoir et composa son numéro de téléphone. Si elle dormait avec Clémenti, eh bien il les réveillerait tous les deux et elle trouverait les mots pour dire que c’était un faux numéro. Ou bien elle répondrait avec naturel : il n’y avait rien entre eux après tout, rien à cacher à Clémenti. Il composa le numéro, la sonnerie se répéta et un répondeur prit le relais avec sa jolie voix claire et un ton très professionnel. Scherrer raccrocha. Il pensa soudain qu’il y avait ce moyen énervant et magnifique qui permettait de toucher les gens à n’importe quelle heure, où qu’ils se trouvent. Le portable. Louise en possédait un. Il avait d’ailleurs enregistré le numéro dans son agenda électronique sous celui de Morvan Investigations. Magnificence du modernisme.

Elle répondit tout de suite. Sa voix était neutre. Il n’y avait pas moyen de savoir si elle était contente de l’entendre.

— Tu es seule ?

— Oui, pourquoi ?

— Tu es où ?

— À la planque, et toi ?

— Quai de la Gironde, devant chez toi.

Il évita soigneusement de lui demander ce qu’elle foutait encore rue Saint-Dominique. Malgré la séance de cinéma muet avec Donovan et Mankievitch dans les rôles principaux. Il trouva un ton cool mais énergique pour lui dire qu’il allait venir parce qu’il y avait du nouveau. Elle raccrocha sur un accord et sans même lui demander plus de détails, sans même vouloir savoir pourquoi il avait le culot de l’appeler à deux heures du matin. Donovan était peut-être encore en position verticale à cette heure-ci. Et avec tout ça, Louise avait perdu la notion de l’heure.

Scherrer passa du lecteur de cassettes à la radio. Le Concerto de Bach n’allait pas avec l’entrée en scène de Donovan. En roulant sur un fond de musique où un type disait en anglais à une femme qu’il avait cherché l’amour dans tous les mauvais endroits avant de la rencontrer, Scherrer se dit qu’il y avait un sujet de roman tout trouvé pour lui. L’histoire d’une femme chargée de surveiller un homme et qui finissait par prendre tellement goût à sa mission qu’elle en oubliait d’arrêter. Et puis, il se mit à réécrire dans sa tête la conversation qu’ils venaient d’avoir au téléphone. C’était encore plus beau et encore plus triste.

Plus tard, il apprit qu’on avait crevé les pneus de la Porsche et que Donovan avait téléphoné à Reix pour le lui dire. Le vieux lui avait répondu que le chat était mort et qu’il fallait garder son calme.

En arrivant, il l’avait trouvée assise sur la chaise, matant Donovan en slip sur son voltaire, occupé à regarder un porno à la télévision. Dans l’immeuble tout le monde dormait, sauf lui. Il avait une nouvelle bouteille de tequila à portée de main. Louise avait allumé la télé et regardait de temps à autre ce qui se passait sur l’écran. C’était un porno soft dans lequel on ne voyait que les seins des filles et leurs léchages de lesbiennes mais aucune pénétration. Voir des filles baiser ensemble titillait Emmanuel Scherrer comme la majorité des hommes mais sans plus. D’autant que ces deux-là étaient plutôt tapées et n’avaient pas de gros seins. La plus vieille avait les tétons percés d’anneaux et portait un ensemble de lingerie bleu ciel très beau. L’autre avait un regard de silex.

— Je me suis toujours demandé à quoi servaient les pornos soft, dit Scherrer en imaginant qu’il posait sa tête sur l’épaule de Louise.

Christian Donovan saisit la télécommande et zappa. C’était une émission animée par Thierry Ardisson. Louise zappa aussi. Une chanteuse fustigeait un philosophe à propos de ses écrits sur le dalaï-lama. Scherrer se dit que le moment était venu de révéler à Louise qu’Ophélie Reix avait peut-être tué Xavier Bellache. Il lui prit doucement la télécommande des mains et éteignit la télévision.