Chapitre 17

— On est sûr que c’est elle sur la vidéo ? demanda Louise.

— Positif. Elle arrive le visage et la démarche calmes, un étui à violon à la main. Elle s’annonce à l’interphone en disant « Ophélie ». Elle repart soixante-dix-neuf minutes plus tard avec le même air tranquille et deux étuis. Entre-temps, elle a buté un luthier paraplégique spécialisé dans les instruments de prix d’un coup de fusil en pleine poire. La chambre forte est ouverte, la clé dans la serrure.

— Bellache lui a ouvert la chambre forte ?

— Elle l’a tailladé avec un de ses outils de lutherie, un poinçon. Il n’y a pas de sang sur la clé ou la serrure.

— Il lui a donné la clé et la combinaison. Et c’est elle qui a ouvert la chambre forte.

— Exact. Mais elle n’a volé aucun instrument. Même pas un Montagnana qui vaut entre trois et quatre briques.

— C’est certain ?

— L’apprenti de Bellache nous a donné une liste complète des instruments réparés ou en voie de réparation qui se trouvaient dans la chambre forte. Il n’en manque aucun.

— Qu’est-ce qu’on a volé alors ?

— En apparence, rien.

Louise réfléchit un moment et dit :

— Il ne passait pas sa vie dans la chambre forte, cet apprenti.

— Non, il y pénétrait une ou deux fois par mois. Quelquefois plus quand un client venait reprendre possession de son bien.

— L’apprenti ment peut-être.

— C’est un gamin qui n’a que dix-sept ans. Et c’est avant tout le fils de Bellache. Il est effondré et sous calmants.

— Comment se fait-il qu’il n’ait pas découvert le corps de son père ?

— Il était parti en week-end avec des copains. Comme la femme de ménage. Mais elle est venue travailler tôt le lundi matin.

— Ophélie Reix entre avec un étui à violon et ressort avec deux, reprit Louise. Admettons qu’il y ait le fusil dans le premier et qu’elle le remporte avec elle de la même façon…

— C’est ce qu’on a pensé.

— Qu’y a-t-il dans le deuxième étui, si ce n’est un violon ?

— Un violon dont Bellache n’avait pas parlé à son fils et qu’il cachait soigneusement dans la chambre forte, dit Scherrer.

— C’est pour cette raison que je vois assez bien le Habeneck dans le deuxième étui. Pas toi ?

— C’est une possibilité. Et dans ce cas, celui qui a tué Ophélie Reix le jeudi de l’Ascension l’a peut-être fait parce qu’elle venait de voler un stradivarius à des voleurs.

— Oui, mais il y a une chose qui cloche.

— S’il n’y en avait qu’une !

— Malgré ses performances coriaces, cette fille n’a pas le profil d’une tortionnaire et d’une meurtrière. En plus, les statistiques nous apprennent que les femmes sont moins enclines à utiliser des armes à feu que les hommes.

— Nous sommes bien d’accord, dit Scherrer.

— Et puis, il y a le fait qu’elle est immortalisée sur la vidéo de surveillance.

— Immortalisée, après ce qui lui est arrivé par la suite… Le terme est mal choisi, Louise.

— Elle ignorait peut-être l’existence d’une caméra.

Scherrer ménagea un temps de suspense avant de dire :

— On la voit fixer cette caméra comme pour dire bonjour au vigile.

— Elle a peut-être tué Bellache par vengeance. Et elle se foutait pas mal qu’on la voie. Apparemment c’était une fille passionnée qui n’avait pas froid aux yeux.

— Théorise un peu pour voir, dit Scherrer avec un sourire.

— Donovan et Ophélie étaient restés très proches. Bellache a peut-être voulu le faire chanter ou Martin Reix ou même les deux associés.

— Chanter ? Pour quelle raison ?

— S’ils sont impliqués dans le vol du strad.

— Tu vois Ophélie monter au créneau pour défendre l’honneur de son ex-mari ?

— Non, pas vraiment dans le fond. On peut opter pour le mobile crapuleux. Ophélie descend Bellache pour lui prendre le Habeneck qu’il recèle dans sa chambre forte.

— Difficile à envisager, répliqua Scherrer.

— Pourquoi ?

— Jude voit mal un luthier du calibre de Bellache se mouiller dans une histoire de trafic. Ses affaires étaient bonnes. C’était un des meilleurs de Paris. Et Ophélie était une artiste très impliquée dans son travail.

— Souviens-toi d’une chose, Emmanuel.

— Laquelle ?

— Ce strad vaut vingt-quatre millions. Il y en a beaucoup qui vireraient leur cuti pour moins que ça. Des performeuses, des luthiers…

— Et des antiquaires spécialisés dans les instruments anciens, continua Scherrer en souriant de plus belle. Finalement, tu es bien plus cynique que Jude, Louise.

— Jude n’est pas cynique. Il est condescendant. C’est moins drôle. De toute façon, il y a matière à rester éveillés le reste de la nuit avec ce genre de problème.

— D’autant qu’un autre détail tracasse tout le monde.

— Quoi donc ?

— Dans la chambre forte, il y avait cinq violons bas de gamme. Clémenti a eu l’idée de montrer l’atelier à un luthier qui nous a déjà servi d’informateur au sujet du Habeneck, et ce type a tout de suite tiqué.

— On pourrait se faire du café, qu’est-ce que tu en penses ? J’aime bien réfléchir avec toi.

Elle était déjà debout. Il l’écouta s’affairer dans l’obscurité. Quand elle lui avait dit s’être habituée à faire presque tout dans le noir à cause de Donovan, il avait pensé : « Et je dirais même qu’à cause de lui, tu es un peu dans le cirage. » Comment faisait-elle pour fantasmer sur Donovan et aimer Serge Clémenti ? Il sentit bientôt l’odeur du café et entendit le gargouillis de la cafetière et la fin de ce gargouillis. Mais elle ne revenait pas. Il paria qu’elle matait l’autre par la fenêtre de la kitchenette et cette perspective ne lui plut guère. Mais il l’entendit qui réfléchissait à haute voix : « Quel rapport y a-t-il entre un luthier paralysé et une femme qui travaille sur le corps en mouvement, hein ? » Scherrer fut rassuré de savoir qu’elle était concentrée sur l’affaire et oubliait deux minutes le mec d’en face. Parce que, après tout, ce voyeurisme à propos de l’autre, c’était quand même un peu de la branlette et il y avait mieux à faire.

Mais dans le fond, n’était-elle pas plus contemplative que voyeuse ? Une nouvelle idée intéressante. Il était sûr qu’elle avait une nature profondément féminine, contrairement à toutes ces bonnes femmes androgynes qu’on croisait aujourd’hui. Louise ne se transformerait jamais en virago. Des années de cohabitation ou de mariage ne la changeraient pas. Ce n’était pas comme Karine qui de jeune fille douce était passée en quelques années à la mégère stressée. Il n’avait jamais regretté de l’avoir laissée partir.

Louise finit par revenir avec un plateau qu’elle posa à côté du matelas. Elle avait une petite lampe de poche et éclaira les tasses, la cafetière et les cubes de sucre. Elle lui fit remarquer que les emballages représentaient les Bleus et tout à trac dit : « Je n’aime pas le foot mais j’aime bien Zinedine Zidane, son nom, son look, son sourire, tout. » Elle lui demanda combien il voulait de sucres et Scherrer éprouva une légère tristesse parce qu’il aurait voulu qu’elle fasse attention à ce genre de détails. Ils avaient déjà pris un café ensemble, elle aurait pu savoir si elle s’était un peu intéressée à lui. Enfin, tout n’était pas perdu si elle continuait de lui raconter ce qui lui passait par la tête ; c’était un signe d’intimité après tout. Dans le clair-obscur créé par la lampe de poche, elle lui raconta un rêve étrange qu’elle avait fait juste avant qu’il ne l’appelle. Scherrer n’aima pas beaucoup ce rêve mais n’en laissa rien paraître. Il finit par dire :

— Demain, tu pourras sortir de ta boule neigeuse, Louise. Donovan et Reix sont convoqués rue de Penthièvre par mon patron. Serge Clémenti et deux de ses lieutenants sont invités.