Chapitre 20

Clémenti fit sonner son réveil à six heures et déballa le National Geographic édition américaine qui traînait sur le buffet de cuisine depuis une semaine. Il survola un reportage sur les méduses tout en prenant son petit déjeuner. Elles étaient magnifiques. Des êtres translucides à la géométrie de galaxie. Pleines de vide, pleines d’eau. Danseuses des grands fonds entre beauté et laideur, prédateurs redoutables malgré leur cécité. Jelly Fish. Même le nom était joli. Il finit tranquillement sa dernière tasse de café et appela Louise sur son portable.

— Je te réveille ?

— Oui.

— Je ne m’excuse pas pour hier.

— Tu es encore saoul.

— Non. Et d’ailleurs, je ne l’ai jamais été. Tu sais ce que tu veux au juste ?

— Je veux que tu me respectes.

— En voilà une drôle d’idée, dit-il, et il raccrocha.

Elle était coincée au pied du mur. Le genre de choses qui ne pouvait pas arriver à une méduse gracile, toute molle et toute vive, transparente et aveugle.

Il se rendit en métro au quai des Orfèvres. Dans la rame, il réfléchit aux interrogations de Louise. « Tu ne trouves pas étrange qu’Ophélie ait changé à ce point après son accident ? » Et décida d’appeler le commandant Éric Corona. Il lui demanda d’envoyer un de ses hommes à l’hôpital pour avoir accès au dossier médical d’Olympia Reix et trouver les coordonnées du médecin ayant constaté le décès. Corona promit de faire au plus vite.

Il téléphona ensuite à Reix pour lui dire qu’il passait le voir. Le vieil homme n’était ni étonné ni agréable. Il répondit simplement qu’il fallait faire vite parce qu’il ne comptait pas rester chez lui toute la matinée. Mille choses à faire sans doute. Des amis à voir. Des piscines à traverser. Des souvenirs à éradiquer.

 

— Où est Kita ?

— Je ne sais pas, répondit Reix.

— Vous croyez que votre chat ne m’aime plus ?

— Je crois que Kita boude.

— Et vous ?

— Vous êtes vraiment un flic bizarre.

— Vous croyez ?

Reix haussa les épaules et s’assit dans un fauteuil des années quarante qui faisait partie d’un ensemble remarquable. Il y avait un rectangle sur la moquette à droite, près d’une fenêtre. Et, sous une nature morte au citron, quatre empreintes légères comme celles d’un daim. Traces de meubles vendus à regret. Une commode et une console apparemment. Clémenti n’y avait pas prêté attention lors de sa dernière visite. Lorsqu’il pensait que Reix et Donovan vivaient dans l’aisance.

— Vos affaires vont mal, n’est-ce pas ?

— On va remettre ça ! Mes affaires ne vont pas aussi bien qu’avant et puis quoi ! À mon âge, qu’est-ce que ça change ? Six heures d’interrogatoire rue de Penthièvre ne vous ont pas suffi, apparemment.

— Je voudrais revoir la chambre d’Ophélie.

— Et pourquoi donc ?

— Pour m’imprégner.

— Après ça on dira que c’est moi qui suis excentrique.

Ils enfilèrent le long couloir. Reix, l’air fatigué, marchait plus lentement. Il ouvrit la porte de la chambre mauve et laissa passer le commissaire. L’armoire était fermée et la corbeille à papier vide. Clémenti s’assit sur le lit, croisa et décroisa les jambes et dit :

— Il boude vraiment bien ce chat.

— Vous voulez prendre le thé ? demanda Reix sur un ton moqueur. Vous m’excuserez, mais je suis en rupture de gâteaux secs.

— Vous avez déclaré à Jude Morisset que vous connaissiez bien Xavier Bellache.

— J’ai même dit que Bellache était un ami.

— De longue date.

— Oui, de longue date. Où voulez-vous en venir ?

— Vous avez prétendu qu’Ophélie ne connaissait pas Bellache.

— Ma fille ne connaissait pas Bellache. C’est un fait.

— Moi, je l’imagine assez bien, petite, traînant dans l’atelier de la rue de Rome. Avec Olympia.

— Il n’était pas installé rue de Rome à cette époque-là.

— Ici ou ailleurs, peu importe. Les jumelles, je les imagine dans l’atelier touchant à tout. Vous avez dit qu’elles étaient très remuantes.

— Je l’ai dit.

— Vous avez offert un beau violon à Ophélie lorsqu’elle était encore une enfant. Celui que vous avez fracassé contre ce bureau.

Clémenti ouvrit l’armoire et trouva les débris du violon là où il les avait imaginés. Dans l’étui brun. Il ne voyait pas la femme de ménage d’un antiquaire jetant un violon, même en morceaux. Surtout une femme qui acceptait de venir travailler aux premières heures chez un vieux grognon. Une femme méticuleuse, même si elle avait permis à l’OCBC de poser ses micros dans les appartements des rues Saint-Dominique et de Bellechasse. Elle n’avait pas eu le choix. Et, d’après Morisset, Reix lui avait pardonné.

— Qu’est-ce que vous faites ? demanda Reix d’un ton sec.

— Je cherche l’étiquette. Tout violon porte l’étiquette du luthier qui l’a fabriqué. C’est une des choses que m’a expliquées le commandant Jude Morisset.

— Vous faites la paire, Morisset et vous. Ce ton doucereux qu’il prend pour questionner. Et vos manières suaves et trompeuses.

— Ce violon, vous l’avez acheté chez Bellache, monsieur Reix. L’étiquette est bien lisible à travers le trou des ouïes.

— Qu’est-ce que ça prouve ?

— Rien. Mais ça laisse supposer que votre fille connaissait Bellache. Et qu’elle n’a pas pu torturer et tuer un ami de la famille. Un infirme. Un artiste, comme elle. L’homme qui lui avait fabriqué un beau violon. Morisset dit que Bellache avait beaucoup de talent.

— Qu’en sait-il, votre Morisset ?

Clémenti sourit. Il échangea un long regard silencieux avec Reix. Ce dernier se leva et dit qu’il retournait à la cuisine. Il ne voulait pas rester un instant de plus dans cette chambre. Clémenti referma l’étui puis l’armoire avant de le suivre. Il le trouva debout, appuyé contre le gros radiateur de fonte, le regard vers les marronniers.

— Ou alors Bellache a fait quelque chose qu’Ophélie ne lui a jamais pardonné.

— Je ne vois pas.

— Mais vous admettez qu’ils se connaissaient.

— Elle allait le voir quand il y avait un réglage à faire. Ou une réparation. Quand elle a cessé de jouer, elle n’a plus eu de raison d’y aller.

— Même par amitié ?

— Je vous ai dit qu’elle avait toujours quitté son monde. Pourquoi Bellache aurait-il échappé à la règle ?

— Je vous le demande.

— Cette fois, je vous ai dit tout ce que je savais.

— Maintenant peut-être mais pourquoi avoir menti à Morisset hier ?

— Sans doute parce que contrairement à vous, il se fiche pas mal de savoir qui a tué ma fille.

— Est-ce que Donovan aurait pu tuer Ophélie ? demanda abruptement Clémenti.

— Bien sûr que non ! Donovan est un ange.

C’est bien le problème, se dit le commissaire en cherchant machinalement le chat des yeux. Le chat qui s’appelait Kita.

Kita. Quitta. Qui avait prénommé le chat Kita ? Martin Reix en pensant à Ophélie qui « quittait son monde » ?

— C’est vous qui avez choisi le nom de votre chat ?

— Oui, pourquoi ?

— Pour rien.

— Clémenti, vous êtes vraiment un flic bizarre. Vous vous en rendez compte, j’espère.

— Vous me l’avez déjà dit.

— Un thé ?

— Volontiers.

 

Clémenti ouvrit la boîte de boisson pour l’effort sportif achetée dans une épicerie sur le chemin de retour. Il but quelques gorgées en regardant son panneau de liège. La photo du trio Reix avait rejoint les sombres clichés tirés de la vidéo du pont de Grenelle. Punaisée juste à côté, Anita Scoli paraissait plus blonde que jamais par contraste. Puis le commissaire appela N’Diop et lui demanda de revoir en sa compagnie le film récupéré auprès de Dieudonné Miller, l’ancien flic de l’Antigang qui avait fondé Secury, la société qui assurait la surveillance de l’immeuble de Xavier Bellache.

N’Diop et Clémenti regardèrent l’homme de Netservice sortir les poubelles le mercredi 31 mai à six heures cinq. Puis les allées et venues d’une douzaine d’employés et de trois clients tous formellement identifiés. Enfin Ophélie Reix. Elle franchit le porche en utilisant le digicode qui était en fonction chaque jour, passé dix-huit heures. En haut de l’image, à gauche, en chiffres jaunes : 18 h 55 mn 12 s. Elle regardait droit devant elle, le visage neutre. Vu du haut — la caméra était fixée au ras du plafond –, son étui à violon faisait une masse noire et trapue. Elle s’arrêta devant l’interphone, appuya sur le bouton Ateliers Bellache et attendit qu’une voix graillonne : « Oui ? » Elle leva la tête vers la caméra, sourit et dit : « Ophélie. » Clémenti prit la télécommande pour un arrêt sur image : le visage d’Ophélie en contre-plongée qui souriait à la caméra. En haut de l’écran, on lisait : 18 h 55 mn 29 s.

— Qu’est-ce que vous en pensez, N’Diop ?

— Dieudonné m’a fait remarquer que c’était la première fois qu’il voyait quelqu’un lever la tête vers la caméra depuis que Secury surveille l’immeuble. C’est-à-dire depuis un peu moins de deux ans.

Les yeux d’Ophélie, ses anneaux aux oreilles, sa bille d’argent dans le creux du menton et son sourire ; un peu forcé en cherchant bien.

— Elle veut que cette caméra la filme, dit Clémenti.

— On a l’impression qu’elle croit que la caméra donne dans l’atelier du luthier et qu’elle lui adresse un sourire.

— Si elle connaît déjà l’atelier, elle sait que ce n’est pas le cas.

— Si elle n’est jamais venue, elle est très observatrice. Parce qu’elle lève le nez vers cette caméra sans hésitation. Pourtant Secury a choisi le matériel le plus compact et le plus discret possible.

Clémenti appuya sur play. Ophélie Reix marche vers la porte. Déclic du contacteur électrique de la porte d’entrée en fer forgé et verre, bruit de cette dernière qui se referme sur la jeune femme. L’horloge indique 18 h 56 mn 06 s. Plan gris d’une demi-seconde avant que l’infrarouge repère le corps d’Ophélie Reix et provoque le redémarrage de la caméra. L’horloge indique 20 h 14 mn 09 s. Ophélie Reix traverse tranquillement le hall, un étui noir dans chaque main.

— Elle n’a vraiment pas le genre d’une fille qui vient de découvrir un mort, dit N’Diop.

— Celui d’une tueuse de sang-froid, alors ?

L’interrupteur pour l’ouverture du porche se trouve à droite. Ophélie Reix se sert de son coude droit pour le déclencher, écarte le porche du pied et du coude gauches et sort.

— Les étuis l’encombrent, alors elle se sert de ses coudes, dit Clémenti.

— Elle aurait pu les déposer ou s’en coincer un sous le bras pour avoir au moins une main libre.

— Elle aurait pu. Mais son idée était peut-être de ne pas laisser d’empreintes. Les hommes de Sanchez n’en ont trouvé ni dans l’atelier, ni dans le hall de l’immeuble.

— Elle laisse voir son visage mais pas ses traces papillaires, dit N’Diop.

— On extrapole peut-être trop. Ophélie Reix se sert de ses coudes parce qu’elle est encombrée.

— Impossible de le savoir, en fait, dit N’Diop avec une grimace fataliste.

— C’est la première fois qu’on la voit sur la bande ?

— La commission Informatique et Libertés interdit de stocker des bandes plus de quinze jours. Secury n’a rien d’autre.

— Reix m’a avoué qu’elle connaissait Bellache. Est-ce que quelqu’un se souvient d’avoir vu Ophélie Reix sur l’écran un autre jour ?

— Dieudonné Miller et son neveu Bastien ont vu le visage d’Ophélie à la télé comme tout le monde, mais ça n’a pas fait tilt.

— Vous allez quand même y retourner, N’Diop. Demandez à Miller et à son neveu de réfléchir encore un peu.

— Je leur ai déjà consacré trois bonnes heures, patron. En tant qu’ancien de l’Antigang, Dieudonné se maîtrise si bien qu’il ne montre même pas qu’il est stressé d’avoir laissé un de ses clients se faire allumer. Et le jeune Bastien qui était de surveillance au moment du meurtre parle à peine.

— Que dites-vous, déjà, au Sénégal, à propos du passé ? « Si tu ne sais pas où tu vas…

— … retourne-toi et regarde d’où tu viens », patron.

— Eh bien voilà. Il faut retourner sur les pas d’Ophélie Reix pour savoir d’où elle vient, où elle va et tout ça nous aidera à savoir où nous en sommes.

— J’ai compris, patron, dit N’Diop avec un sourire moins ample que tout à l’heure. Je m’en retourne chez Secury.

— Excellent, N’Diop.

Clémenti quitta son fauteuil de bureau et alla jusqu’au panneau de liège. Il regarda la photo une fois encore. Les deux petites, treize ans à peine. La mère, la quarantaine ébauchée. On la voit de profil. Menue, élégante, les mêmes cheveux sombres que les jumelles. Mais plus de joliesse sans doute. On discerne jusqu’aux muscles de ses avant-bras, une main sur les touches, l’autre en l’air. Et le détail de ces deux petits visages aigus, heureux, semblables, innocents et déterminés. Mais déterminés à quoi ?

Le téléphone. Au bout du fil, Jean-Claude Kaufmann, médecin réanimateur à l’hôpital de la Grave à Toulouse.

— Je vous appelle de la part du commandant Corona.

— Merci d’avoir fait si vite.

— J’ai bien constaté le décès d’Olympia Reix en août 1991.

— Vous vous souvenez d’elle et de sa sœur ?

— Comme si c’était hier. Ces jeunes filles exactement semblables dont l’une était dans le coma et allait mourir. Ça a duré plusieurs jours pendant lesquels la survivante n’a pas quitté la mourante. Elle avait demandé un lit dans la même chambre. Je me souviens vraiment bien de cette fille.

— Ophélie.

— Oui, Ophélie Reix. Elle parlait doucement à sa sœur comme si elle priait, comme si jusqu’au bout elle avait espoir de la ranimer.

— Vous souvenez-vous d’une toxicomane ? Anita Scoli. Ophélie Reix l’avait rencontrée à l’hôpital.

— Ça ne me dit rien.

— Et le père, Martin Reix, vous l’avez vu ?

— Non. Mais maintenant que vous m’en parlez, quelque chose me revient.

— Quoi donc ?

— L’hôpital a essayé de le joindre.

— Et alors ?

— Il était en déplacement à l’autre bout du monde. Je ne sais plus où. Quand on a enfin réussi à le prévenir, il était trop tard. Sa fille était morte.

— Vous voulez dire que personne n’est venu ?

— Si. Le mari de la survivante. Mais il est resté peu de temps. Je crois me souvenir qu’Ophélie Reix a voulu rester seule avec sa sœur.

En raccrochant, le commissaire se dit que cohabitaient de multiples images d’Ophélie Reix. Ophélie interprète Ravel en trio. Mais aussi : Ophélie prend un bain de formol, Ophélie et les nains de jardin, Ophélie danse au peep-show, Ophélie fait la foire au Nutella, Ophélie fait l’homme. Et encore : Ophélie sous vidéosurveillance, les coudes d’Ophélie, Ophélie parle à sa sœur mourante, Ophélie en veut à mort à son père, Ophélie meurt à son tour sur une croix argentée entre Visitation et Ascension. Tant d’images et combien de simulacres ? Serge Clémenti alla ouvrir en grand les fenêtres de son petit bureau et, malgré l’heure matinale, alluma enfin le Romeo y Julieta exhibé le samedi précédent sous les yeux étonnés de Gérard Gropiron.