Donovan dormait encore. Louise chantait sous la douche et se massait les épaules. L’absence d’exercice l’engourdissait un peu, il fallait bien l’admettre.
Elle sortit tout habillée de la salle d’eau et trouva Scherrer debout dans la cuisine, occupé à faire du café. Sur le plan de travail, un sac en papier marqué de deux auréoles grasses. Des croissants au beurre, pensa-t-elle. Classique.
— J’ai frappé avant d’entrer, dit-il sur un ton d’excuse.
— Pas grave. De toute façon, je chantais à tue-tête sous la douche.
— Je m’en suis rendu compte. C’est quoi cette chanson ?
— To bring you my love de P.J. Harvey.
— Tu l’aimes, cette P.J. Harvey ?
— Non. Dans son répertoire, je n’aime que cette chanson.
— Tu chantes bien.
— Penses-tu.
— Il n’y a pas de vaisselle dans l’évier, je suppose que tu n’as pas encore pris ton petit déjeuner.
— Ton sens de la déduction est intact.
— Intact par rapport à quoi ?
— Les gens tombent fréquemment amoureux au détriment de leur intellect. Il me semble que c’est ce qui t’arrive. Sinon que ferais-tu ici à une heure pareille ?
— Tu n’y vas pas de main morte, dis donc !
— Je préfère que tout soit clair.
— Tout est clair ! J’ai besoin de toi et tu as besoin de moi. Devine pour quelle raison.
— Le sexe ?
— Pour réfléchir. À deux, nous faisons des étincelles. Séparément, nous sommes moins bons.
— Tu es donc ici pour les besoins de l’enquête.
— Comme toi. On le prend, ce petit déjeuner ?
Louise écouta Emmanuel Scherrer lui raconter sa rencontre avec Clémenti. Contrairement à Morisset, il ne voyait pas Ophélie Reix assassiner le luthier Bellache. Le visage de Scherrer était neutre mais elle se doutait bien qu’il jouait au petit pervers. Raconter la vie et les œuvres de son rival à la femme convoitée. Pas mal. Mais si Scherrer voulait devenir romancier, il valait mieux qu’il jette ses noirceurs sur papier ; ça leur conférerait au moins une certaine beauté. Malgré cela, elle continuait de l’écouter car elle aimait les gens fantaisistes. Et Scherrer avait raison : à deux, ils se stimulaient intellectuellement.
Scherrer regarda sa montre. Il était là depuis longtemps. Les croissants n’étaient plus qu’un souvenir. Elle avait mangé de bon appétit — il n’aimait pas les filles au régime. Quant à lui, il ne se gênait plus pour se nourrir des mille expressions de son visage — Louise l’avait mis à l’aise en pointant son désir. À présent, il la sentait elle aussi plus décontractée. De temps à autre, elle lui adressait d’affectueux coups d’œil. Et le fait qu’elle lui soit rentrée dans le lard offrait un avantage supplémentaire : il pourrait faire de même l’occasion venue. Scherrer osa enfin lui demander ce qu’elle avait à la joue. Louise assura s’être griffée en s’endormant avec les écouteurs. Il n’en crut pas un mot. Ils se turent un bon moment. Un silence confortable — Scherrer détestait les filles qui parlaient trop. Il dit :
— Dimanche, j’ai vu une expo sur l’histoire de la photo judiciaire à l’Hôtel de Sully.
— Intéressante ?
— En 1832, on a cessé de marquer les bagnards au fer rouge.
— Un bon mouvement.
— Mais Lombroso, un des premiers criminologues, continuait de réfléchir au marquage. Pour lui, le tatouage était signe de délinquance. Il a fait photographier des tatoués à la pelle. On voit un type avec un couteau qui semble lui traverser le cœur. Un autre a un œil sur chaque fesse. Mais ça n’est pas le plus intéressant.
— Non ?
— Le plus intéressant, c’est la coïncidence. Dans la salle d’à côté, il y avait une autre expo pour laquelle je ne me serais jamais déplacé sans ça. Des photos de l’Américain Witkin inspirées d’œuvres d’autres photographes célèbres. L’une d’elles m’a intrigué.
— Laquelle ?
— Celle où Witkin donne sa version de la femme-violon de Man Ray.
— Une femme nue, assise, avec des ouïes dessinées dans le dos. C’est ça ?
— Oui, une photo tendre et très sensuelle.
— Et celle de Witkin ?
— La posture est identique mais la femme a le crâne rasé et porte une ceinture métallique. Deux horribles cicatrices remplacent les ouïes. Ça s’appelle La femme qui fut oiseau.
— Et alors ?
— Alors cette image me travaille.
— Parce qu’elle te fait penser à Ophélie ?
— Oui, à ce qu’elle faisait à son corps. C’est lointain mais il y a un fil. Je tire dessus depuis dimanche.
Louise réfléchit un moment et demanda :
— Tu crois que certains collectionneurs aiment les violons parce qu’ils évoquent des corps de femme ?
— J’en suis certain. Les collectionneurs sont rarement musiciens. Ils aiment le violon en tant qu’objet mais pour des raisons complètement différentes de celles des violonistes.
Quelques minutes plus tard, Louise et Scherrer étaient assis côte à côte devant l’ordinateur portable. Ils étudiaient Violon d’Ingres, photo datée de 1924, sur le site du Net consacré à Man Ray. Kiki de Montparnasse au sommet de sa gloire : chevelure dissimulée dans un turban, impertinence des ouïes noires sur peau de lait, croupe généreuse. « On dirait une odalisque mais qui se serait échappée de son harem », fit remarquer Scherrer. Ils naviguèrent encore et trouvèrent La femme qui fut oiseau, un cliché de 1990. Une tout autre époque que celle de Man Ray et des surréalistes. « La cruauté a remplacé la tendresse », déclara Louise. Et ils tombèrent d’accord pour dire que l’ambiance créée par Witkin rappelait le travail d’Ophélie Reix. Et toutes ces histoires de laideur belle et de beauté du glauque.
— Tout ça est bien joli mais je ne vois toujours rien venir, dit-elle.
— Moi non plus.
— Tu ne vas pas travailler, Emmanuel ?
— Je travaille, Louise.
Plus tard encore, ils étaient assis sur le matelas occupés à un médiocre concours de ronds de fumée. Il n’y avait rien à tirer de ces incontrôlables volutes. Et Donovan dormait toujours.
— Ophélie portait un tatouage avec un ange et une sirène, dit Scherrer.
— Je l’ai vu en photo, répondit Louise.
— Et si on disait que la femme-oiseau est plutôt un ange ?
— Un ange à qui on a coupé les ailes.
— À moins que ce soit une automutilation.
— Ophélie ne se mutilait pas, dit Louise. Au contraire, elle en rajoutait.
— Des barres en Téflon sur la poitrine.
Louise se redressa pour écraser son mégot dans le cendrier. Il s’imagina traçant du doigt deux ouïes sur son dos. Celle de droite un peu plus haute que celle de gauche.
— À quoi penses-tu, Louise ?
— Depuis un moment, aux photos vues au domicile d’Ophélie Reix et de sa tribu. Elles la montrent avec son étui à violon, prête à partir pour Tokyo.
— Elle a souvent pris l’avion pour le Japon ces deux dernières années.
— Avec quel fric ?
— Celui d’un mécène qui aime ses performances. C’est un copain de Norio Murakami du musée d’Anatomie de l’école de médecine de Tokyo à qui Ophélie a légué son tatouage. Et un homme d’affaires spécialisé dans les emballages design en plastique. Les Japonais adorent emballer. Ce type est donc très riche.
Elle se leva, s’étira, fit quelques pas, joua un peu avec ses cheveux mousseux de la couleur d’un pelage d’ours. À contre-jour, cette robe beige légèrement transparente, ces sandales délicates semblaient faites d’une matière biologique. Et la moquette aussi d’ailleurs. Scherrer imagina une scène de science-fiction où tous les atomes contenus dans l’espace restreint de ce bureau se recombinaient. Louise devenait une divinité aux sandales ailées marchant sur des nuages ; un corps plus androgyne et un visage presque identique au vrai mais ce presque faisait toute la différence. Comme ces jumeaux qui, lorsqu’on les observe bien, ont quelque chose de différent. Mais quoi ? Pensive, elle continuait d’aller et venir, il la suivait du regard. Elle s’arrêta :
— Emmanuel !
— Quoi ?
— Imagine !
— Je pense à l’ange coupé en morceaux.
— En trois morceaux, dit-il. Le corps et les deux ailes.
— Un violon fait penser à un corps de femme.
— Encore plus depuis Man Ray.
— Imagine seulement que le Habeneck ne s’est pas envolé en un seul morceau.
— Oui.
— Imagine qu’on l’a découpé. C’est possible ?
— Découper, c’est risqué. Il vaut mieux démonter.
— Ça se fait ?
— Un luthier peut démonter un violon en plus de soixante-douze pièces si ça lui chante.
— On passe les pièces une à une. À l’arrivée, un bon artisan remonte le Habeneck !
— Pas mal, Louise.
— Oui, mais il y a le vernis.
— Le vernis ?
— Je suppose que le démontage abîme le fameux vernis italien.
— Pas si on démonte au niveau des jointures en quelques grosses pièces.
— Combien ?
— Quatre, je dirais. Le fond, la table, les côtés ou éclisses, la tête.
— C’est tout ?
— La touche, les chevilles, les cordiers sont rarement d’origine.
— Oui, mais ces quatre pièces, on les passe comment ? Un morceau de violon dans une valise, ça surprend.
— C’est le problème, dit Scherrer en s’allongeant.
Il pensa un instant qu’elle allait venir s’installer à ses côtés. Pour réfléchir mieux. Mais non, elle continuait de déambuler.
— Et si tu nous refaisais du café ? proposa-t-il.
Pendant qu’elle s’exécutait de bonne grâce, il voulut savoir si Donovan dormait toujours et alla à la fenêtre regarder son salon. Monacal à part le canapé rouge qui créait une tache rebelle dans le décor. Évacué, le superflu. Restait la chambre pour le sexe faible. Et la chambre forte pour les instruments fragiles. Brusquement, Scherrer crut réentendre Clémenti dire à Morisset : « Rien n’a été volé chez Xavier Bellache. Toutes les belles pièces étaient là ainsi que cinq violons de Mirecourt. »
— Tu en fais une tête ! dit Louise qui arrivait avec la cafetière.
— On monte les pièces du Habeneck sur des violons bas de gamme de la même couleur ! À l’arrivée, on démonte et on recolle. Si c’est bien fait, le vernis reste impeccable.
— Des violons bas de gamme ?
— Les violons de Mirecourt que Bellache n’avait aucune raison d’entreposer dans sa chambre forte.
— Emmanuel, je crois qu’on tient quelque chose.
— Quand je te disais que je travaillais !
Ils furent interrompus par le téléphone. Louise parla à un dénommé Claude. Souhaitait-elle qu’il reprenne la planque ce week-end ou pouvait-il emmener une fille en Normandie ? Le gars devait suivre les émissions du traducteur pour sourds car Louise parlait fort. Au milieu de cette conversation qui en valait bien d’autres, le mobile de Scherrer sonna à son tour.
— Capitaine Scherrer ? Serge Clémenti à l’appareil. Je cherche à joindre Morisset. Vous savez où il est ?
— Non, mais je peux le savoir et lui transmettre votre message.
— Dites-lui qu’Ophélie Reix n’a pas pu abattre Bellache.
— Comment ça ?
— Ce n’est pas elle sur la vidéo de Secury.
— Quoi ?
— Elle n’a pas pu se trouver dans le 17e et à Ivry en même temps. On a fait des vérifications. La vidéosurveillance de l’immeuble avançait d’une heure…
— Mais ça m’est égal, Claude ! Emmène-la au bord de la mer ! À ta place, je n’hésiterais pas, mon vieux.
— Je vais joindre Jude et lui demander de vous rappeler, dit rapidement Scherrer.
— Et puis tu lui raconteras le Débarquement. C’était le 6 juin 44, rappelle-toi !
— Merci infiniment, capitaine, dit Clémenti d’une voix glaciale avant de raccrocher.
Scherrer attendit que Louise ait fini sa conversation avant de lui expliquer ce qui venait de se passer. Ophélie Reix n’avait pas tué Bellache ; Clémenti était furax. Il s’attendait à ce qu’elle s’énerve. Elle le fixa un instant avec un regard sans expression et lui demanda s’il voulait enfin son café avant qu’il ne refroidisse. C’est une bonne idée, répondit-il. En suivant les gestes plutôt gracieux qu’elle avait pour remplir leurs tasses, il réécrivit en vitesse la scène dans sa tête. Elle se tourna vers lui alors qu’il s’imaginait embrassant son visage en pleurs tout en la déshabillant. Elle lui dit :
— Si Ophélie n’a pas tué Bellache mais assuré le passage en morceaux du strad, c’est peut-être bien la même personne qui les a tués tous les deux.
— Quelqu’un qui n’était pas Ophélie Reix mais avait son visage.
— J’avais suggéré à Serge de vérifier cette histoire de sœur jumelle mais il m’a envoyé paître, dit-elle en passant le doigt sur la griffure qui marquait sa joue.
Emmanuel Scherrer comprit soudain pourquoi Louise n’était pas plus bouleversée que ça par la mésaventure téléphonique. Il y avait de l’eau dans le gaz avec Clémenti. Il se sentit heureux. Il se sentit égoïste. Elle lui sourit d’un air moqueur avec l’air de comprendre tout ce qui se passait dans sa tête. Qu’est-ce qu’elle est énervante, se dit-il en allant déposer les tasses vides à côté de l’évier. Dans cinq minutes, il serait parti. En route pour l’OCBC et le bureau de Jude Morisset sûrement en conférence avec le grand patron et injoignable au téléphone. Cinq minutes de plus dans cette putain de planque et je te la plaque sur le matelas pour le meilleur et pour le pire, se dit-il en baissant les yeux pour ne plus voir ce visage. Un mélange de Françoise Dorléac dans L’Homme de Rio et de Jodie Foster dans n’importe quel film. Infernal.