Un homme qui parle si bien des violons, une femme qui parlait si bien de son époque. D’après Scherrer, Christian Donovan et Ophélie Reix s’étaient retrouvés à Tokyo à plusieurs reprises. Elle y faisait ses performances. Il y rencontrait ses clients nippons. Leur présence simultanée là-bas ? Ils avaient toujours gardé de bons rapports. Voilà tout. Personne n’aurait imaginé leur duo en contact avec un collectionneur égoïste prêt à emprisonner le Habeneck jusqu’à ce que mort s’ensuive. Elle entendait encore Donovan au téléphone avec Cécile : « Tu le sais sans doute : un violon se bonifie avec les années. Mais si on l’enferme dans un coffre, même le plus grand des strad meurt à petit feu. »
Qu’est-ce que tu fous au juste, Christian ?
Louise réfléchissait tournée vers l’appartement plongé dans l’obscurité ; le téléphone avait sonné plusieurs fois. Donovan était parti vers quatre heures pour assister au concert d’une violoniste autrichienne chez un particulier. Il était plus de vingt et une heures et il n’était toujours pas revenu. Elle en avait plein les yeux et plein le dos de ce décor, se dit qu’un jour elle pourrait s’arranger pour croiser Donovan dans la rue, à l’air libre, créer les conditions d’un échange de regards. Un vrai, entre deux personnes qui vivent dans le même espace-temps. Sans le filtre d’une caméra, d’une paire de jumelles, d’une baie vitrée. Pourquoi pas. Ce serait déjà ça de pris. Mais pour en faire quoi ?
Puis Louise pensa à Clémenti. Il l’avait plaquée un jour parce qu’elle l’avait trompé avec un ancien amant, le journaliste de Libération. Elle s’était lancée à corps perdu dans une enquête1 dangereuse et mal payée parce que c’était la seule solution pour continuer à vivre sans lui. Est-ce que Clémenti était une fois encore sur la ligne de départ ? Il faisait sa crise de la quarantaine avec dix ans de retard, n’appréciait pas qu’elle passe ses journées à surveiller un homme bien plus jeune que lui, s’énervait parce qu’il l’imaginait mangeant des croissants au lit avec un autre.
Serge, Serge. Mais elle ne voulait pas s’affoler. Une fois avait suffi. Elle avait encore des cauchemars quelquefois, le voyait partir de dix manières différentes, se réveillait avec un sentiment d’amertume.
Il lui reviendrait d’autant qu’il n’était pas parti. Louise connaissait trop ses colères silencieuses. Cette fois, il n’y avait pas droit. Elle n’avait pas couché avec Emmanuel Scherrer et pourtant ce n’était pas l’envie qui lui manquait. Quant à Donovan, elle admettait aussi qu’il lui faisait de l’effet. Mais, ici et maintenant, son job, c’était d’encadrer Donovan. Et elle sentait qu’elle allait y arriver. Parce qu’il avait commis une erreur. En lui parlant. Même si c’était touchant, voire troublant, c’était tout de même une erreur. Colossale.
Tout ça pour dire que je me trouve admirable de résister si bien aux bivouacs et aux feux de camp, se dit-elle. Comme par un surprenant effet de synchronisme, Donovan rentra chez lui.
Il écouta les messages sur son répondeur : Cécile, une autre fille, Cécile. Et des clients et les détails de leurs rêves. Donovan remit la bande à zéro et alla s’asseoir sur le canapé, le téléphone sans fil en main. Elle prit les jumelles pour détailler ce visage, ce visage qui lui manquerait tellement une fois qu’elle l’aurait encadré. Il resta tranquille quelques minutes puis composa un numéro. Louise reposa les jumelles, mit les écouteurs et attendit. Son propre téléphone se mit à sonner. Donovan, le combiné contre l’oreille, personne ne lui répondait. Dans la planque, ça sonnait, sonnait, et encore et encore. Il fallut se résoudre à l’impossible : il appelait. Elle enleva les écouteurs et décrocha.
— Happiness is a warm gun, dit Donovan.
Il s’avança jusqu’à la frontière de la baie. Louise avait couvert le combiné pour dissimuler le bruit de son souffle. Il reprit :
— J’ai bien aimé votre voix.
Il souriait en lui parlant. Elle attendait. Douleur exquise au plexus. Réalité froissée plus que jamais. Il dit encore :
— La nuit dernière, mon téléphone a enregistré votre numéro. J’ai appelé un service de recherche depuis une cabine. Je n’ai pas été surpris d’apprendre que l’appel venait de ma rue. Je sens votre présence depuis longtemps. C’est doux de penser à quelqu’un qu’on n’a jamais vu. À une voix légère. Vous comprenez ?
Louise avala sa salive. Ils étaient tous deux dans la boule neigeuse et disposaient d’encore un peu de temps avant qu’un géant l’empoigne et la secoue. Donovan continua :
— J’ai essayé de comprendre pourquoi vous aviez rompu le silence avec cette chanson des Beatles. On peut interpréter les paroles de plusieurs façons. Que signifient-elles pour vous ?
Elle voyait la paume de sa main posée sur la baie. Et ce sourire qu’il n’avait cette fois que pour elle. Il ferma les yeux et dit :
— En vous imaginant, j’ai vu un visage à la Rossetti. On ne peut pas dire que mon imagination soit faussée par mes goûts. Je n’aime pas ce peintre préraphaélite plus qu’un autre. Et il faut que je vous fasse un aveu : j’ai un don. Il m’effrayait quand j’étais petit et, pour cette raison, je ne l’ai jamais travaillé. Je vois quelquefois ce que les autres ne peuvent pas voir. Mais c’est fugace.
Il rouvrit les yeux :
— Malgré tout ce que vous savez de moi ou à cause de cela, vous avez envie de me parler.
Louise reprit les jumelles et, le combiné pressé contre sa poitrine, fit le point sur sa bouche qui articulait : « Parlez-moi. »
Il déposa le téléphone sur la table et partit vers la cuisine. Il resta invisible un bon moment puis revint avec une bouteille de champagne dans un seau à glace et deux coupes. Il les remplit et posa le tout à côté du canapé rouge. Dragueur expérimenté mais craquant tout de même. Il s’assit et reprit le téléphone :
— Je vous attends.
La voix n’était ni enjôleuse ni autoritaire. Le ton était parfait. Louise saisit la télécommande et appuya sur le bouton play. Elle avait laissé le CD de Ravel dans le lecteur ; il lui suffit de monter le son. Donovan hocha la tête d’un air satisfait et but une gorgée. Elle dit :
— When I hold you in my arms / And I feel my finger on your trigger / I know no one can do me no harm
— On ne parlera que des Beatles et de Ravel, je vous le promets.
Louise raccrocha et alla s’allonger, la tête dans l’oreiller. Cette nuit encore, la rue Saint-Dominique était un canyon infranchissable.
La femme du directeur de la clinique Esthetica vint ouvrir et marqua un temps d’arrêt. Elle avait une coupe au carré, des lunettes carrées et un grain de beauté carré au-dessus de la lèvre supérieure, mais ne ressemblait ni à Cindy Crawford ni à Marilyn. Pour la femme d’un chirurgien esthétique, elle n’était guère réussie. La preuve qu’ils ne croient pas assez à ce qu’ils font. Ou qu’ils ont de la boue dans les yeux. « Le beau pour le crapaud, c’est sa crapaude », disait Voltaire.
On entre ! Avec le couteau !
On ne fait qu’un avec le couteau. On met toute la force. Les ventres sont plus durs que ce que croient les innocents. La femme se referme sur le couteau. Cri qu’on arrête net de la main. On se retourne pour prendre l’étui à violon déposé sur le paillasson. Porte refermée avec un coup de pied. On est dans le bel appartement blanc. Contre ce corps tremblant, cette tête glougloutante, on la maintient, on ne fait qu’un. Sors, couteau ! rentre ! sors ! On tranche, on tranche, on tranche pour que la femme implose comme le gros cyborg dans sa baignoire. Femme d’intérieur. Garçon de salle. Série limitée.
On a évité de marcher dans le sang. Il n’y a pas eu de bruit. On est une énergie en expansion constante et on ne fera pas d’erreur. La télévision qui piaille là-bas. Émissions du soir qui parlent, qui parlent, qui parlent. Tous ces mots tuants. Tous ces gens qui ont tant à dire. À enseigner aux ignorants. On prend l’étui à violon, on marche vers ce bruit.
La voix du directeur d’Esthetica qui appelle. Il dit : « Annabelle ! c’était qui ? » Annabelle pour une femme comme ça. Pourquoi ? C’est une blague ou quoi ? Ils ne se rendent pas compte.
On pousse doucement la porte sur une chambre, grands rideaux tirés grand lit confort. La télé éclaire le directeur de la clinique Esthetica en pyjama, le dos contre des oreillers moelleux. Il regarde un film drôle avec Eddy Murphy dans le rôle d’une famille obèse à lui tout seul. « C’était qui Annabelle, hein ? »
On fonce. On attrape la lampe de chevet. Le directeur gueule : « C’est pas possible ! » On fait le Ninja, lampe cassée sur la tête plus fragile que ce que croient les innocents. Il tombe, le directeur.
On le remet au lit. On baisse sa culotte de pyjama. Sortir la boîte de suppositoires et enfourner. On enfourne, on enfourne. Une mâchoire, ça reste serré. Un trou du cul jamais. Envoi des fusées barbituriques l’une après l’autre dans le ventre du directeur de la clinique Esthetica. On pense au héros blond de Blade Runner, le réplicant qui vient sur terre et tue son créateur parce qu’il ne peut pas lui sauver la vie. Programmé pour mourir jeune, le réplicant. Eddy Murphy est triste d’être si gros. Personne ne l’aime.
On enroule le directeur dans le drap, on le met dans la position du fœtus parce qu’on sent que c’est ce que ferait un suicidé. On laisse la main dépasser. Retour, vers le corps de Cindy Crapaud. On prend le couteau, il goutte le long du couloir blanc. Clinique blanche, appartement blanc, drôle d’idée, drôles de gens.
On referme le couteau sur la main du directeur, on le laisse tomber à la verticale de la main pendante du directeur. On ouvre l’étui à violon, on en sort le fusil et on remet ça : main du directeur sur la détente, la crosse, le canon. Puis fusil sur le lit à côté du directeur. La combinaison de mécanicien grise pleine de sang, il faut l’enlever maintenant. Pour la mettre dans le sac en plastique de la Fnac avec le reste. En passant, on se dit qu’on ne lira plus jamais un livre. Des lignes de mensonges à perte de vue.
On quitte cet appartement blanc et ces drôles de gens qui se prenaient pour des dieux.
1 Cf., du même auteur, Techno bobo, éd. Viviane Hamy, 1999.