Chapitre 25

« Serge ! Alors c’était juste une nuit, nous deux. J’ai été trop spontanée. J’aurais dû attendre que tu m’appelles. Mais ton visage m’a tellement plu. Je crois que je pourrais pleurer rien qu’à regarder un visage comme le tien. Et ton prénom, je le dirais bien tout le temps. Serge, Serge, Serge, ô Serge ! J’ai un peu bu alors je peux tout te dire. Je le regretterai demain mais tant pis. J’ai tant besoin de tes mains sur… »

Clémenti appuya sur la touche du répondeur posé sur la table de chevet pour effacer le message de Denise. Il avait trouvé l’appareil sans difficulté mais fait tomber le volume des Œuvres complètes de William Shakespeare. Un gros boum comme mon cœur au bas du lit quand le téléphone a sonné, pensa-t-il en se demandant quelle heure il pouvait être. Il alluma, regarda le réveil. Minuit quarante-deux.

Il pensa au marc de Bourgogne sur l’étagère de la cuisine et alla s’en servir un fond de verre. Il s’adossa au réfrigérateur, sentit la fraîcheur du métal sur sa peau nue, l’immédiate chaleur de l’alcool dans son ventre. Et tout autour, la moiteur d’une nuit qui ne ressemblait plus à celles dont il se souvenait. La France est un pays de moins en moins tempéré ou bien c’est moi qui en vieillissant ai des vapeurs, se dit-il.

Clémenti finit son marc avant d’aller se pencher à la fenêtre. Il vit le pont au bout de la rue de Lancry. La nuit, ce pont restait tranquille. La journée moins, au grand dam de tous ces crétins qui klaxonnaient, ignorant qu’on assurait l’éclusage d’une péniche. Survivance d’un joli passé. Celui de l’Hôtel du Nord un peu plus haut et de la guêpière d’Arletty.

Il pourrait prendre sa voiture, aller chercher Louise dans la nuit. Quai de la Gironde. Rue Saint-Dominique. Peu lui importait dans le fond. Il la trouverait bien quelque part. Entrerait dans le même espace vital qu’elle et la prendrait silencieusement dans ses bras. Elle non plus ne dirait rien. Louise n’avait jamais été si causante que ça. Lorsqu’ils devraient se remettre à parler parce qu’un jour ou l’autre il le faudrait bien, il lui raconterait la beauté cachée des méduses. Pas celles qui dans les légendes changeaient les hommes en pierre. Non, les autres, les vraies. Celles du National Geographic et des sombres abysses où les yeux ne servaient à rien. Les vraies parce que les légendes nous faisaient du mal parfois. Elles parlaient d’homme idéal, de prince blond aux yeux de mystère, d’amour platonique et éternel. Il valait mieux parler des méduses.

Elles s’égaillèrent dans le grand fond de la nuit : le téléphone sonnait encore. Clémenti se dit que Denise allait dérouler sa propre légende naissante toute la nuit et soupira. La sonnerie retentit trois fois comme tout à l’heure, le message démarra et une voix d’homme se superposa au texte de Clémenti :

— « Commissaire ? Ici la permanence de la Brigade criminelle. On vient de recevoir un appel anonyme. Un homicide sur la personne d’un nommé Gropiron Gérard, rue Réaumur dans le 3e. J’ai appelé le lieutenant Argenson et il m’a dit qu’il se rendait sur place et de vous passer le message. »

Marc Sanchez avait des petits pneus sous les yeux. Il était debout, son carnet à spirale entre ses mains gantées, et fixait le corps d’un air dubitatif. Gropiron portait des lunettes de plongée et ses bras si blancs pendaient de chaque côté de sa baignoire si blanche, les doigts au ras du carrelage, la gourmette au ras de la naissance du pouce avec « Gérard » écrit dessus. Une baignoire dé à coudre. Volets fermés, fenêtre ouverte. Un courant d’air faiblard remuait vaguement l’odeur qui montait du bain souillé par le relâchement des sphincters du mort. Et le lieutenant Argenson n’avait pas l’air dans son assiette. Il dit :

— Le type avait un accent rital. Il a attendu un bout de temps avant de se décider à téléphoner.

— Il a appelé vers vingt-trois heures trente, confirma Sanchez.

— Il pétait de trouille, continua Argenson.

— On sait pourquoi ? demanda Clémenti.

— Quand il a trouvé son copain, la fenêtre du studio côté rue était grande ouverte. C’est d’ailleurs par là qu’il est entré et sorti.

— Il n’y a pas d’arme ?

— Aucune arme, aucun signe d’effraction, répondit Argenson. On croirait à une crise cardiaque si on ne connaissait pas Gropiron.

— Ça peut être une électrocution, dit Sanchez. Quand le corps est immergé, il est fréquent que le courant électrique ne laisse pas de trace. Mais il n’y a aucun appareil en vue.

— Il y a autre chose d’étrange, dit Clémenti.

Argenson le fixa d’un air douloureux pendant que Sanchez continuait de regarder le corps. Clémenti ajouta :

— Il n’y a pas de serviette dans cette salle de bains.

— Je crois quand même que je vais gerber, dit Argenson en quittant la pièce.

*

— C’est moi !

— Qui ça ?

— Ophélie.

— Je n’ai ni peur ni envie de rire.

— Je suis revenue du royaume des morts pour toi, Christian.

— Eh bien retournez-y et foutez-moi la paix.

— Attends ! Ne raccroche pas, Christian ! Attends ! Je suis dans la maison, la maison avec le puits. Annie, Olympia et moi, on faisait de la musique de chambre dans la grande salle avec la cheminée. Je t’ai parlé de ça mille fois. Nos beaux concerts.

Donovan ne reconnaissait pas cette voix. Il pensa à la femme qui l’espionnait depuis l’immeuble d’en face, celle dont Angelina avait parlé. Quelqu’un de bien, cette Portugaise. Loyale et intelligente en plus. Elle avait dû obéir aux flics mais elle voulait rester en bons termes avec ses patrons. Il trouvait ça remarquable, cette souplesse, cette confiance. Il essaya de savoir :

— Happiness is a warm gun.

— Qu’est-ce que tu racontes, Christian ?

Il y avait une intensité dans cette voix. Un effet de sérieux. L’espionne, quant à elle, avait peu parlé et s’était exprimée dans un anglais très naturel. Ça ne signifiait pas pour autant qu’elle aurait eu un accent britannique en français : un des clients de Donovan était parfaitement bilingue. Mais ce qu’elle avait dit était vif et léger, allegro.

— Allô ! Christian ! Allô ! Qu’est-ce que tu racontes ?

Le phrasé de la prétendue Ophélie était tout différent de celui de l’espionne. Et puis cette dernière ne l’avait pas appelé sur son portable mais sur sa ligne fixe. Si peu de gens connaissaient son numéro de portable. Il se redressa pour s’asseoir dans son lit et demanda de sa voix la plus posée :

— Ce n’est rien. Qu’est-ce que tu veux, Ophélie ?

— Te voir, Christian. Depuis si longtemps. J’ai quelque chose pour toi.

— Quelque chose ?

— La dernière pièce du Habeneck. La dernière, comme un dernier rêve. Pour toi, mon amour. N’oublie pas ton passeport. Surtout, ne l’oublie pas.

Elle avait raccroché. Contrairement à ce qu’elle venait de dire, personne ne ferait revenir Ophélie du royaume des morts. Donovan avait attendu neuf ans qu’elle fasse le tour de ses obsessions et lui revienne. Le cycle venait de se terminer. Un autre allait commencer.

Y a-t-il des micros partout dans mon appartement ? L’espionne vient-elle d’entendre cette conversation ? Travaille-t-elle pour la compagnie d’assurances, pour MDM ou pour l’OCBC ? Il alla voir la sombre façade vitrée des bureaux. Dans le fond, ça m’est égal, pensa-t-il. Mais j’aimerais savoir si elle est belle. Après tout, non. Le physique de l’espionne n’était pas si important. Ce qui importe, c’est qu’elle semble poétique, cette femme flic. Il avait senti cela dans sa voix. Dans cette façon qu’elle avait de s’accrocher aux paroles d’une chanson, de jouer avec lui. Cette ouverture d’esprit lui conférait un charme puissant. Sans pouvoir l’expliquer, il sentait un lien avec cette inconnue. Un lien comme celui de la première fois, avec Ophélie. Quand ils avaient tous les deux dix-sept ans.

*

Bien que dépourvue de jambes, la sirène était debout sur le pont de Grenelle et engueulait la statue de la Liberté comme du poisson pourri dans une langue que Louise ne comprenait pas. La grosse fille verte s’en foutait et ne bougeait pas. Sa torche flambait pour de bon et trouait le ciel noir et c’est tout ce qui comptait pour elle. Les insultes de la sirène se mirent à gonfler, gonfler, et bientôt de sa gorge courroucée sortit le hululement insistant d’une sirène de pompiers. Louise se réveilla en sursaut. Elle alla à la fenêtre. Le gyrophare en folie, la sirène braillante, un véhicule de pompiers garé devant l’entrée du garage et de la fumée qui sortait de partout à la fois. Donovan était penché à sa fenêtre. Tout à l’heure, il s’était assoupi sur son canapé, le téléphone posé à côté de la bouteille de champagne, rappelant de temps à autre. Elle avait laissé sonner. Il s’était replié dans sa chambre, avait appelé une dernière fois, s’était probablement endormi. Louise aussi. Elle regarda sa montre. Avant le tumulte de l’incendie, chacun de leur côté, ils avaient dû s’octroyer un peu plus de quarante-cinq minutes de sommeil. Grandiose.

La sirène s’arrêta. Des pompiers déroulaient des tuyaux. D’autres montaient dans les étages pour faire évacuer l’immeuble. La porte du parking s’ouvrit sur un épais nuage noir. Louise vit Donovan quitter l’appartement.

Il arriva dans la rue avec deux autres habitants, un pompier leur fit signe de se tenir à l’écart. Donovan alla se poster sur le trottoir opposé. Louise décida de quitter la planque à son tour.

Elle était dans l’entrée de son immeuble. La porte de verre face à elle et la rue à deux pas. Donovan de dos qui fixait l’incendie au milieu de l’attroupement. Louise passa la porte. Donovan à quatre ou cinq mètres d’elle derrière un homme en pyjama avec un chien dans les bras. Ses cheveux blonds rougis en alternance par les lueurs du gyrophare. Murmures des gens groggy.

— Il y a combien de voitures là-dedans ? demanda un pompier au type en pyjama.

— Une dizaine à peu près.

Un couple s’avança vers une BMW. L’homme, clés en main, hésita puis fit signe à sa compagne de le suivre et demanda à un pompier s’il s’agissait d’un attentat. On lui répondit de ne pas s’affoler. Louise s’approcha de Donovan immobile. Elle attendit. Il se tourna vers elle.

— Vous êtes plus belle que dans mon imagination.

— C’est votre voiture qu’ils ont fait flamber ?

— J’en ai peur. Ça fait longtemps que vous avez emménagé ?

— Presque deux semaines.

— Vous avez dû vous ennuyer.

— Pas une seconde.

Il lui sourit. Un homme cria son nom dans son dos.

— Eh ! Christian ! Christian Donovan !

Louise reconnut Mankievitch assis sur le capot d’une voiture, les mains posées sur un objet transparent. Elle retint Donovan par l’avant-bras parce qu’il avançait. Il lui dit :

— Restez ici, j’en ai pour une minute.

— N’y allez pas !

— Ne vous inquiétez pas.

Il avança vers Mankievitch. Louise suivit : Mankievitch avait les mains croisées sur un bocal. Elle l’entendit demander :

— Tu connais ? Des cornichons Malossol. Les préférés de Yaskine.

— Qu’est-ce que tu veux ?

— Toujours la même chose, mon grand, et Yaskine aussi.

— Et alors ?

— On avait pourtant commencé tout doux en crevant tes pneus, tu aurais dû comprendre ! Ces Russes ont trop souffert du manque. Maintenant, ils veulent tout bouffer. Tu comprends ça, toi, Christian Donovan ? Tu as faim, toi aussi. Mais on n’en est plus à partager notre pitance. Ta part est confisquée parce que tu t’es mal comporté.

Mankievitch alla poser le bocal sur le toit d’une voiture en stationnement. Il se retourna avec une arme en main.

— Tu montes !

— Sûrement pas, dit Donovan.

— Je t’ai vu parler avec la fille qui est derrière toi. Si tu ne montes pas, je la descends. Elle est bien bonne celle-là : « Tu montes pas, je la descends. »

— Devant tous ces gens et l’escadron de pompiers ?

— Je ne suis plus à ça près. J’ai fait cuire le chat de Reix. Tu sais, l’angora, la réincarnation de la belle femme blonde ? Toi qui es bouddhiste, tu dois trouver ça horrible. Allez, monte, parce que après cette fille, je tire au hasard. D’ici, personne ne m’a remarqué. C’est l’incendie qui les intéresse et les casques brillants des pompiers. Les gens sont des enfants dans le fond. Jusqu’au jour où ils se prennent une balle dans la peau. Alors là, ils vieillissent d’un seul coup. Monte !

Donovan obéit et Mankievitch le fit asseoir à l’arrière ; Louise vit qu’il le menottait. Il s’installa derrière le volant et démarra. Louise courut vers le couple à la BMW.

— S’il vous plaît, prêtez-moi votre voiture ! On vient d’enlever un riverain.

— Et puis quoi encore !

— Je paierai tous les frais.

— Ça va bien, on vous dit !

— Mon nom est Morvan. Je travaille pour MDM. L’homme enlevé est Christian Donovan et…

— Et moi je m’appelle John Galliano et je travaille pour Christian Dior. Allez ouste, cocotte !

— C’est sérieux ! Je vous en prie, monsieur !

— On en connaît, des gens qui profitent des autres dans les moments comme ça ! Quand il y a eu les attentats à la bombe à Paris, des salopards ont pillé les blessés et…

Louise attrapa l’homme aux épaules, lui balança son genou dans l’estomac, lui arracha ses clés des mains sous les cris et les coups de sac à main de sa compagne. Elle courut, fit démarrer la voiture. Le propriétaire s’accrocha à la portière puis se jeta sur le capot. Louise accéléra, partit en marche arrière, zigzagua, accéléra encore et John Galliano de chez Christian Dior préféra sauter en marche.