Chapitre 26

Le visage encore ensommeillé, la concierge prit le double des clés de l’appartement qui occupait tout le second étage puis précéda Clémenti et Argenson dans l’escalier. Droite et silencieuse, elle découvrit avec eux le corps d’Annabelle Bilal baignant dans son sang puis se trouva mal. Argenson la confia à l’OPJ de service.

Le commissaire et le lieutenant observèrent les blessures de la femme et s’engagèrent dans le couloir, armes au poing. Le sang les guida. La télévision fonctionnait : c’était l’heure tardive des documentaires. Clémenti passa une paire de gants avant d’actionner l’interrupteur. L’homme était enroulé dans un drap. Une odeur médicamenteuse alourdissait encore l’air vicié. Le présentateur écoutait une jeune femme mince et souriante parler des traitements contre la cellulite.

Ils repérèrent les débris de la lampe, se penchèrent au-dessus du corps du directeur d’Esthetica, virent le fusil à pompe sur le lit et le couteau sur la moquette. Argenson fit le tour de l’appartement. De retour dans la chambre, il dit :

— Ophélie Reix tue un luthier receleur pour lui voler le Habeneck.

— Ophélie Reix se fait tuer à son tour, continua Clémenti.

— Par le type qui lui a posé des implants et à qui elle a parlé du violon.

— Ce type a d’ailleurs des difficultés avec sa clinique de luxe.

— Ce type élimine Gropiron, un témoin gênant qui savait lui aussi qu’Ophélie était dans le coup pour le stradivarius.

— Ce type fait l’erreur de parler du violon ou d’Ophélie ou de Gropiron ou de tout à la fois à sa femme et une violente dispute éclate. Madame brise une lampe sur le crâne de son époux.

— Vexé, celui-ci la poursuit dans le couloir et la poignarde avec rage.

— Penaud, il se suicide avec les moyens du bord mais auparavant dépose le fusil à ses côtés, symbole de son repentir, ajouta Clémenti.

— Ça serait tellement chouette si c’était vrai, patron, dit Argenson d’un air dégoûté. On pourrait enfin dire au revoir aux aliens et rentrer chez nous.

— Je commence à me demander si celui ou celle qui a fait ça a vraiment lu Shakespeare.

— Et s’il est aussi intelligent et pervers que ça, patron.

— Je me demande s’il n’est pas tout simplement largué.

— Le problème, c’est qu’il a l’air de mettre la pression.

— Je crois qu’il va falloir nous énerver nous aussi, Argenson.

— Je ne demande pas mieux, patron.

 

L’heure légale était largement dépassée mais l’associé de Geoffrey Bilal accepta de recevoir Clémenti et Argenson à son domicile de la rue de Washington. Homme courtois, voire lisse, Julien Laennec ne s’était pas départi de son calme quand le commissaire lui avait appris au téléphone la mort de Bilal et de sa femme. On avait gardé Gérard Gropiron pour un dernier effet de surprise cependant.

Laennec portait de fines lunettes cerclées d’acier qui durcissaient un regard bleu. Son teint hâlé signalait le plaisancier, le golfeur ou le tennisman régulier. Clémenti s’était mis au diapason, adoptant un ton feutré et laissant s’épanouir quelques silences de ponctuation. Laennec était calme comme un bon marin ou un bon golfeur mais ses mains le trahissaient. Il ne savait que faire de ces excellentes mains de chirurgien. Ces mains qui refaisaient des cous, des bouches, des nez sans jamais trembler étaient fébriles dans ce salon agrémenté de tableaux de bonne facture qui laisseraient froids Gregory Patte et tous les membres de sa tribu. Argenson, assis impoliment sur une table basse, attendait qu’on le laisse mordre. Pour le moment, il se contentait de dévisager Laennec qui regrettait d’avoir ouvert sa porte à deux flics au milieu de la nuit. Clémenti avait récupéré le dossier Ophélie Reix à la clinique et le feuilletait machinalement. Il le referma et dit :

— C’est votre associé qui avait opéré Ophélie Reix.

— Oui, c’est Geoffrey.

— La pose de barres en Téflon est-elle une opération difficile ?

— Pas vraiment.

— Peut-on dire que c’est une opération bénigne ?

— On peut, oui.

Il était gêné, Laennec. Sentait qu’on allait vite arriver là où il n’avait pas envie de se rendre. Clémenti ajouta :

— Il aurait pu la confier à l’un de vos jeunes chirurgiens.

— Sans doute.

— Il a préféré la faire lui-même.

— En effet.

— Ça ne vous a pas surpris ?

— Je ne discutais pas les choix de Geoffrey.

— Quelles relations entretenait-il avec Ophélie Reix ?

— Des relations cordiales, je suppose.

On continua sur ce ton. L’interrogatoire prit l’allure d’une molle conversation mondaine. Clémenti fit mine de s’en contenter, se frotta les yeux, joua la fatigue. Puis il se tut et fixa Laennec d’un air préoccupé jusqu’à ce que le regard bleu perde un peu de sa contenance. Il n’y avait pas de cendrier dans le salon. Clémenti alluma une blonde. Argenson sourit d’un air féroce au chirurgien et dit :

— On n’a pas que ça à foutre.

— Pardon ?

Les yeux bleus s’affolaient. Argenson continua de sourire, le dessin de sa bouche virant au mépris. Plus il vieillit, plus il a du talent, pensa Clémenti.

— Le temps. Personne n’aime le perdre, continua Argenson. Ni les flics ni les toubibs. Ça coûte trop cher. Au fait, combien elle a payé pour que tout le monde la boucle avec cette histoire d’implant ?

— Mais ça n’a rien d’illégal, répondit Laennec en se tournant vers le commissaire.

Clémenti lui répondit par un sourire froid. Alors Laennec s’énerva et dit tout à trac :

— On a même le droit de se faire greffer une queue de chien si ça nous plaît !

— Eh bien pour un type si bien habillé, t’en racontes des horreurs, dit Argenson. Une queue de chien, berk !

Laennec prit une grande inspiration pour dire dans un souffle qu’à Esthetica on n’avait plus rien à cacher. Le grand déballage avait eu lieu dans la presse et devant les tribunaux et tout était reparti sur des bases saines.

— Tellement saines que vous avez été rasés de près, ricana Argenson. Alors Bilal et toi, vous avez accepté la clientèle scandaleuse d’Ophélie Reix.

— Scandaleuse, c’est un point de vue bien moral.

— Votre morale est différente de la nôtre, monsieur Laennec ? intervint Clémenti d’une voix douce. Expliquez-nous ça, je vous prie.

— C’est une figure de style, commissaire.

— Ophélie Reix est morte, dit Argenson. Bilal et sa femme aussi. Sans compter un luthier paraplégique. Et on en a un petit dernier pour la soif.

Temps de silence pendant lequel Laennec s’enfonça dans son canapé comme s’il pouvait y disparaître.

— Un certain Gérard Gropiron a été tué chez lui la nuit dernière, dit Clémenti. C’était un de vos garçons de salle.

— C’était aussi un type qui avait envoyé une lettre anonyme à Ophélie Reix, dit Argenson. Mais ça, tu le sais déjà, non ?

— Et vous savez peut-être aussi ce que Gropiron détenait sur Ophélie Reix et voulait monnayer. La lettre anonyme n’était certainement que le premier pas.

Le regard du chirurgien devint fixe. Argenson se pencha vers lui et ajouta :

— T’es le prochain sur la liste. Garanti sur facture.

— On reparle de cette histoire d’implants ici ou je vous fais mettre en garde à vue à la PJ après avoir convoqué les journalistes ? demanda Clémenti.

 

Laennec se regardait les pieds, les tripes et la cervelle et faisait le tri dans les emmerdements à venir. Le patron avait fait signe de laisser couler. C’était la bonne idée. Laennec était presque mûr. Il posa ses mains sur ses genoux et les regarda un instant comme s’il leur disait au revoir pour toujours avant de lever les yeux vers Clémenti. Il avait rougi. Un coup de poing moral en pleine poire, se dit Argenson en maîtrisant une envie de hurler de joie. Le jour où le patron prendrait sa retraite, ces interrogatoires à deux lui manqueraient. Ah, bon Dieu oui !

— Cette fille était complètement dérangée mais on avait vraiment besoin d’argent. On n’a pas eu les moyens de refuser.

— De refuser quoi ? demanda Clémenti. Pas les implants puisque c’est légal.

— Non, pas les implants.

— Alors quoi ?

— Une autre opération.

— Bilal a opéré deux fois Ophélie Reix ?

— Non. Une fois seulement.

— Mais il y a eu deux opérations ?

— Oui. Deux.

Laennec regarda Clémenti qui lut dans ses yeux de marin chic un appel au secours. Ça ne sortait pas tout seul. Il fallait tirer à deux sur la corde pour pouvoir amarrer.

— Elle a voulu une autre opération, reprit Clémenti. Pourquoi et pour qui ?

— C’est une histoire de dingues. J’avais dit à Geoffrey de bien réfléchir mais…

— Pourquoi et pour qui, Laennec ?

— Pour faire revivre sa sœur jumelle.