Chapitre 27

J’aime rouler la nuit. J’aime ce moment où le paysage urbain devient une ligne fluide qui se déroule à l’infini. Je pourrais me sentir heureux, pensait Donovan. Malgré cet homme hostile et cet autoradio fonctionnant en sourdine. La musique en sourdine, quelle drôle d’idée. L’oreille cherche à entendre alors qu’il n’est pas certain que ce soit digne d’intérêt. On sait que c’est de la techno. Mais on ne sait pas si c’est bon.

En montant en voiture, il avait donné tout de suite l’adresse de la propriété de Martin en vallée de Chevreuse puisque parlementer avec Lucien Mankievitch ne servait à rien. Maintenant Mankievitch était concentré, scrutait la route.

Je pourrais me sentir heureux après ce que je viens de vivre. Un ange de l’enfer m’appelle, ma voiture flambe, Mankievitch me force à partir avec lui chercher une illusion. Et cette femme soudain. Cette femme enfin. La perfection de l’instant. Je pourrais tirer ma révérence sur un visage comme celui-là.

« Vous avez dû vous ennuyer.

— Pas une seconde. »

Trois mots de ce phrasé allegro. Et elle a tout dit.

Donovan demanda qu’on monte le son. Complaisant, Mankievitch s’exécuta. C’était de la techno planante. Un morceau plutôt bien fait. La pureté du son remplace la virtuosité de la composition. Mais gagne-t-on au change ?

On quittait petit à petit la banlieue pour pénétrer le noir soyeux de la campagne ; avec cette musique la route glissait plus vite encore. En contraste, Donovan sentait Mankievitch tendu comme un arc. C’est l’affaire de sa vie. Il rêve de flots d’argent. C’est sa chance. Elle est au bout d’une route qui défile comme un rêve. Dernière chance, dernier rêve. Donovan le sentait vibrer et s’inquiéter.

Donovan voulut ne plus penser qu’à l’espionne. Il la revit presser son bras. Il l’entendit lui dire : « N’y allez pas ! » Elle avait eu peur pour lui. Vraiment peur. Mais Mankievitch demanda :

— T’as cru nous doubler avec ton ex, hein, Christian ?

— Je n’ai jamais voulu doubler personne.

— Alors c’est elle ? Elle a voulu doubler tout le monde.

— Je ne sais pas.

— Elle a cru que Yaskine allait se faire avoir comme un bleu ! Quelle gourde. Tu as de la chance que ce soit ton ex. Moi aussi, j’ai été marié. Avec une diabétique, en plus ! Je connais les bonnes femmes quand elles ont leurs nerfs. Si tu fais bien tout ce que je te dis, j’arrange le coup. Elle rend le dernier violon et on sauve les meubles. Yaskine m’écoute, tu sais !

Tout pour faire croire à l’existence de Yaskine. Alors que Donovan sait depuis le début que le caïd de la mafia russe n’existe pas. C’est ce don inexplicable : je sais à quoi ressemblent les gens avant de les rencontrer, s’ils existent ou pas, si les histoires sont vraies, si on me veut du mal ou du bien. Mankievitch est fou à lier, de cette folie organisée qu’on rencontre parfois et qui fait croire que tout le système fonctionne. Il est gourmand au point de se voir avaler le monde. Il est dangereux.

Je pourrais me sentir heureux mais je sens ma vie filer à toute allure dans un vortex que personne ne sait arrêter. C’est ça mon karma ?

La musique devenait belle. Créée par des machines qui ne commettaient aucune erreur, elle vous embarquait dans ses travées et ne vous lâchait plus, comme certaines pièces lancinantes de Ravel. Pas une seconde, pas une seconde, pas une seconde, répétait cette femme sans nom pour la première fois et pour toujours. Et en plus de tout cela, il se mettait à pleuvoir et cette pluie argentée dans ce paysage glissant, c’était trop beau pour ne pas se sentir plus vivant que jamais.

 

Une de ces pluies métalliques de printemps s’était mise à tomber et Louise suivait les feux arrière de la voiture de Mankievitch. Il lui semblait qu’elle passait sa vie derrière des baies et des pare-brise mais que ça touchait à sa fin. À voir Donovan de si près tout à l’heure, elle avait eu la sensation fugace que des mondes existaient en parallèle et que deux d’entre eux venaient de se frôler par accident. Cette théorie des mondes parallèles existait bien. Cette voiture qui roulait devant elle existait bien et le corps de Donovan existait bien, vraiment bien. Tout était là mais rien ne se laissait saisir. Donovan était monté à l’arrière sans résister. Sans cela Mankievitch aurait tiré. C’était lui le motard noir qui avait cogné Fabien Meyer et jeté son corps comme un sac sur le trottoir.

Il n’y avait pas de téléphone dans cette voiture — elle avait fouillé la boîte à gants et le dessous des sièges. Elle était démunie. Avait laissé son mobile dans la planque et son Walther P5, son coup-de-poing américain. Contrairement à Scherrer, elle n’essayait pas de réinventer des dialogues. Elle n’avait que la voix de Donovan qui dansait dans sa tête.

Louise voyait sa tête blonde immobile à l’arrière. Et celle de Mankievitch. Concentré sur la route, il ne s’occupait pas de savoir s’il était suivi. Il avait vu qu’elle n’avait pas de sac, pas de clé, rien sur elle : il ne l’imaginait pas tabassant un pauvre type pour lui piquer sa voiture. Il la prenait pour une petite amie de Donovan.

Ils avaient passé Montparnasse, filé dans l’avenue du Maine. La circulation coulait. Elle avait pu créer un peu de distance parfois et revenir sur eux. Ils avaient pris le périphérique pour sortir de Paris porte de Versailles, emprunté la N 10 et filé en direction de Rambouillet. Un peu après Trappes, la voiture avait quitté la nationale pour la D 58 et continué vers Dampierre-en-Yvelines dans une campagne luisante de pluie.

Louise sentait son corps lui revenir. Elle était sortie de son aquarium, de sa boule neigeuse, de son inaction. Et pourtant dans cette immobilité qu’elle n’aurait jamais cru supporter avant de s’y plonger, elle avait connu un sentiment inédit. Si étrange qu’elle ne le décryptait pas encore. Maintenant, maintenant seulement, elle reprenait place dans le tourbillon.

Mankievitch traversa Dampierre en direction de Senlisse et s’arrêta devant une propriété dissimulée par des arbres. Louise les dépassa et alla se garer après le tournant suivant. Elle revint à pied et trouva la voiture vide. Elle s’avança vers un portail fermé par une chaîne cadenassée, inspecta un mur de pierre avant de l’escalader. Elle se laissa tomber dans un monde végétal humide, bruissant et noir et écouta. Pas un bruit à part le vent léger et la pluie. Bientôt, ses yeux s’habituèrent à la lumière d’une lune aux trois quarts pleine et elle discerna la grosse bâtisse et une lueur en rez-de-chaussée. Elle hésita à retourner en ville pour prévenir Scherrer ou Clémenti puis décida d’avancer à travers le parc. Elle se débarrassa de ses sandales trempées et entra dans la maison, sentit le contact du carrelage froid sur ses pieds nus et mouillés. Louise avança silencieusement vers la lueur.

*

Emmanuel Scherrer était assis sur le matelas de la planque et réfléchissait. Rien ne manquait sauf Louise. Son pistolet, un Walther P5, et son sac à main avec trousseau de clés, matériel d’enregistrement, ordinateur portable, casque de moto. Dans la salle d’eau, un grand T-shirt qu’elle devait enfiler pour dormir et qui sentait bon. Même la moto était garée sur le trottoir. De l’autre côté de la rue, l’appartement de Donovan n’était qu’un espace obscur et tranquille. Scherrer avait essayé tous les numéros de téléphone en sa possession. En arrivant, il avait rencontré ses collègues du ciat du 7e, intervenus à la suite de l’incendie criminel qui avait ravagé le parking. Ils avaient enregistré la plainte d’un couple. Une femme dont le signalement correspondait à celui de Louise avait volé leur voiture après un dialogue étrange où il était question d’un « riverain kidnappé ». Scherrer avait demandé qu’on transmette le numéro de la voiture et qu’on le tienne au courant.

Il était grand temps de réveiller Morisset.

— Louise Morvan a quitté la planque. En piquant une voiture. Donovan a été embarqué. Tu devrais appeler Clémenti, Jude.

— Pour lui dire quoi ?

— Tout ça.

— Clémenti m’a téléphoné il y a moins d’une heure.

— Ah bon !

— Ses hommes ont retrouvé l’armurier. Les cartouches des homicides Reix et Bellache ont été vendues au gardien d’une propriété à Dampierre sur présentation d’un permis de chasse. Clémenti s’est souvenu que Martin Reix y possédait une maison. En vente depuis de longs mois. Il a appelé Reix.

— Et Reix n’a pas de nouvelles de son gardien.

— Tu peux dire de son vieux gardien. Ils ont à peu près le même âge tous les deux. Reix ne sait pas non plus s’il possède un fusil.

— À pompe.

— En effet. Et ce n’est pas tout. Clémenti revient de la pêche aux macchabées. Trois morts du côté de la clinique où Ophélie Reix s’est fait poser ses implants. Elle n’y a pas fait que ça.

Temps de silence et Scherrer écouta la respiration de Morisset, entendit une voix derrière cette respiration : « Quelle heure est-il, Jude ? » Une voix d’homme. Quelle différence ça faisait ? Jude répondit tranquillement qu’il était deux heures moins dix et continua :

— Ophélie Reix avait trouvé une fille pour entrer avec elle dans sa plus belle performance : devenir son clone. Ou plutôt la copie de sa jumelle. Elle voulait que sa sœur revienne à la vie, histoire de chambouler papa Reix. Et le commun des mortels dans la foulée. Tu suis ?

— Oui, je crois.

— Eh bien Clémenti et ses hommes sont en route pour Dampierre.

— Et si Louise et Donovan s’y rendaient eux aussi ?

— C’est possible, Emmanuel, mais nous, tout ce qui nous intéresse maintenant, c’est Katsuhiro Jotomu.

— Katsuhiro Jotomu.

— Parfaitement. C’est un industriel nippon de l’emballage. Un ami d’Ophélie Reix. Un mécène qui adore ses performances. À tel point qu’il a financé l’opération de chirurgie esthétique. Clémenti le tient d’un associé de la clinique Esthetica. Katsuhiro Jotomu est aussi un collectionneur de violons. Ça, je le tiens de mon contact à l’ambassade de France à Tokyo.

— Parfait.

— Nous allons monter un dossier sur lui. Nous obtiendrons une commission rogatoire internationale et si tout se passe au mieux, nous irons voir Katsuhiro Jotomu au Japon pour lui demander si, par hasard, il n’aurait pas un Habeneck en morceaux dans son coffre. Tu vois les choses comme moi, Emmanuel ?

— Je crois que je suis amoureux, Jude.

— C’est bien ce que je craignais.

— Et toi ?

— J’ai passé l’âge.

— Tu crois qu’il y a un âge pour ça ?

— Ça dépend si tu décides de devenir un vieux sage ou un vieux tout court. Tu te décideras en temps voulu. En attendant, va te coucher. C’est un bon conseil.

— Tu ne m’as jamais donné de conseil.

— J’ai peut-être eu tort.