L’action se passe dans la villa de Mme Halm, sur la route de Drammen[2].

 

Acte premier

 

La scène représente un joli jardin d’un dessin irrégulier mais plein de goût ; au fond on voit le fjord et les îles au loin. À gauche par rapport au spectateur, le corps de logis principal avec une terrasse, et au-dessus de celle-ci une fenêtre de mansarde ouverte ; à droite sur le devant, un pavillon ouvert avec une table et des bancs. Le paysage est vivement éclairé par la lumière du soir. On est au commencement de l’été ; les arbres à fruits sont en fleurs.

Lorsque le rideau se lève, Mme Halm, Anna et Mlle Skære sont assises dans la véranda, les deux premières avec des ouvrages, la dernière avec un livre. Dans le pavillon sont Falk, Lind, Guldstad. et Styver ; il y a sur la table un pot de punch et des verres, Svanhild est assise seule au fond, près de l’eau.

 

Falk (se lève le verre en main et chante)

Dans le jardin abrité, le jour ensoleillé

a été fait pour ton plaisir et ta joie ;

ne pense pas à ce que les dons de la récolte

parfois ont trahi les promesses du printemps,

La fleur du poirier, blanche et jolie,

s’étend au-dessus de toi en arceaux.

Laisse-la donc le long de tous les coteaux

s’éparpiller par les rafales un prochain soir !

Chœur des hommes

Laisse-la donc le long de tous les coteaux

etc.

Falk

Que veux-tu demander des fruits

lorsque les arbres sont en fleurs ?

Pourquoi soupirer, pourquoi se soucier,

usé par la fatigue et la peine ?

Pourquoi poser des épouvantails

qui cliquètent jour et nuit sur leur perche !

Gais frères, la voix des oiseaux

a pourtant un plus beau son !

Les hommes

Gais frères, la voix des oiseaux

etc.

Falk

Pourquoi veux-tu chasser le moineau

de tes riches branches fleuries !

Laisse-le d’abord, pour prix du chant, prendre

tes espérances, l’une après l’autre.

Crois-moi, tu sais que tu gagnes à l’échange,

troquant une chanson contre un fruit tardif ;

souviens-toi du proverbe « le temps s’écoule » ;

bientôt le bocage de plein air te sera fermé.

Les hommes

Souviens-toi du proverbe « le temps s’écoule » ;

etc.

Falk

Je veux vivre, je veux chanter

jusqu’à ce que meure la dernière verdure,

balayer, confiant, tout en un monceau,

et rejeter bien loin toute parade.

Bas les barrières ; que moutons et génisses

à l’envi se repaissent gloutonnement ;

j’ai brisé la fleur ; qu’importe

ceux qui jouissent des restes des morts !

Les hommes

J’ai brisé la fleur ; qu’importe

ceux qui jouissent des restes des morts.

(Ils choquent et vident leurs verres)

 

Falk (aux dames). – Voyez, c’est la chanson que vous m’aviez demandée ; – soyez indulgentes pour elle ; je suis très dépourvu.

Guldstad. – Oh, qu’importe, quand seulement une chanson résonne ?

Mlle Skære (regarde autour d’elle). – Mais Svanhild, qui montrait le plus d’ardeur ? – Lorsque Falk a commencé, elle s’est aussitôt envolée ; elle est partie maintenant.

Anna (indique le fond de la scène). – Non, elle est assise là.

Mme Halm (avec un soupir). – Cette enfant ! Dieu sait comment je pourrai la corriger !

Mlle Skære. – Mais dites-moi, monsieur Falk, il m’a semblé que la fin de la chanson était moins riche en... en poésie, que le reste, il me semble, çà et là.

Styver. – Oui, et il était sûrement si facile d’introduire quelque chose de plus vers la fin.

Falk (choque son verre). – On presse, comme du mastic dans une planche trouée, jusqu’à ce que ce soit bien nourri, lardé et marbré.

Styver (sans se troubler). – Oui, cela polit ; je m’en souviens si bien par moi-même.

Guldstad. – Quoi ! avez-vous cultivé la muse ?

Mlle Skære. – Mon fiancé ? Mon Dieu !

Styver, – Oh, si peu.

Mlle Skære (aux dames). – Il est de nature romantique.

Mme Halm. – Oui, nous savons !

Styver. – Plus maintenant ; il y a longtemps de cela.

Falk. – Le vernis et le romantisme s’en vont avec le temps. Mais autrefois, donc ?

Styver. – Oui, c’était dans le temps où j’étais amoureux.

Falk. – Est-il donc passé ? je ne croyais pas ton ivresse amoureuse dissipée.

Styver. – Maintenant je suis officiellement fiancé ; c’est plus qu’amoureux, que je sache.

Falk – Très juste, mon vieil ami, j’en suis d’accord ; tu as avancé, conquis le plus difficile, la promotion d’amoureux à fiancé.

Styver (avec un sourire d’agréable souvenir). – C’est pourtant singulier ! Je pourrais presque ressaisir la réalité de mon souvenir, actuellement (il se tourne vers Falk). Il y a sept ans, – croirais-tu cela, toi ? j’écrivais des vers tranquillement au bureau.

Falk. – Tu écrivais des vers... sur le pupitre[3] ?

Styver. – Non, sur la table.

Guldstad (choque son verre). – Silence, l’employé a la parole !

Styver. – Surtout dans la soirée, lorsque j’étais libre, je rédigeais des bandes entières de poésies longues, – jusqu’à deux ou trois grandes feuilles. Cela allait !

Falk. – Tu n’avais qu’un coup d’éperon à donner à la muse, elle prenait la course.

Styver. – Papier estampé ou non estampé, c’était tout un pour elle.

Falk. – Et la poésie coulait à flots ? Mais, dis-moi, comment as-tu forcé le temple ?

Styver. – Avec l’aide du levier de l’amour, ami ! En d’autres mots, c’était Mlle Skære, ma fiancée, comme elle l’est devenue depuis, car à cette époque elle était...

Falk. – Purement, simplement ta chère.

Styver (continuant). – C’était un temps étrange ; j’oubliais mon droit ; je ne taillais plus ma plume, non, je l’écrasais, et quand elle déchirait le papier des minutes, c’était comme la mélodie de ce que j’écrivais ; – enfin j’expédiai ma lettre à... à elle...

Falk. – Dont tu es devenu le fiancé.

Styver. – Pense, le même jour arriva sa réponse ; demande accordée, – chose claire !

Falk. – Et toi, tu te sentis plus grand à ton pupitre ; tu avais tiré ton amour au sec[4].

Styver. – Naturellement.

Falk. – Et jamais plus tu n’as fait de poésie ?

Styver. – Non, je n’en ai jamais depuis éprouvé le besoin ; tout d’un coup ce fut comme si le filon eût été épuisé ; et quand j’essaye maintenant par hasard de composer une simple strophe de nouvel an, la rime et la mesure se contrarient, et, – je ne comprends pas d’où cela vient, – mais je fais du droit et pas de la poésie.

Guldstad (trinque avec lui). – Et vous n’en êtes, ma foi, que meilleur ! (À Falk) Vous croyez que la barque sur le fleuve du bonheur n’est là que pour votre traversée ; mais regardez devant vous, si vous osez le voyage. Pour ce qui est de votre chanson, je ne sais si elle est poétique à tous égards ; mais par la façon dont vous coupez court et la terminez, elle a une mauvaise morale, voilà mon avis. Comment appellera-t-on une pareille économie : laisser toutes sortes d’oiseaux dévorer les fleurs avant qu’elles aient le temps de devenir des fruits mûrs ; laisser les vaches et les moutons paître librement pendant tout l’été ? Oui, ce serait joli ici le printemps suivant, Madame Halm !

Falk (se lève). – Oh, suivant, suivant ! Comme elle m’étouffe, la pensée contenue dans ce mot lâche, le suivant, elle fait de tout homme riche d’allégresse un mendiant ! Si je pouvais comme sultan de la langue régner une heure seulement, il aurait le cordon de soie et disparaîtrait du monde sans rémission comme le b et le g de la grammaire de Knudsen[5].

Styver. – Qu’as-tu donc contre le mot de l’espoir ?

Falk. – C’est qu’il nous assombrit le beau monde de Dieu. « Notre prochain amour », « notre future femme », « notre prochain repas », et « notre vie à venir », voyez, la prévoyance qu’il y a là-dedans, c’est elle qui du fils de l’allégresse fait un mendiant. Si loin que tu voies, elle enlaidit notre moment, elle tue la jouissance de l’instant ; tu n’as pas de repos avant d’avoir gabaré ta barque dans la souffrance et la peine, jusqu’au « prochain » rivage ; mais es-tu arrivé, – vas-tu oser te reposer ? Non, il faut encore te hâter vers un « futur ». Et cela va ainsi, – sans relâche, – jusque hors la vie, – Dieu sait s’il y a un lieu de repos, après.

Mme Halm. – Fi, monsieur Falk, comment pouvez-vous parler ainsi !

Anna (songeuse). – Oh, ce qu’il dit, je puis bien le comprendre ; il doit y avoir quelque chose de vrai au fond.

Mlle Skære (soucieuse). – Mon très cher ne doit pas entendre de pareilles choses, il est assez excentrique. – Ô, écoute, mon cher ; viens ici un instant !

Styver (occupé à nettoyer son tuyau de pipe). – Je vais venir.

Guldstad (à Falk). – Oui, une chose pourtant ne m’est pas claire du tout : c’est que vous devez avoir encore quelque respect pour la prévoyance ; – pensez seulement, si vous écriviez une poésie aujourd’hui, et si vous y mettiez tout le précieux reste de ce que vous avez de poésie en provision, et si vous trouviez que vous n’avez plus rien, lorsque demain vous écririez la poésie suivante ; – le critique vous tiendrait alors.

Falk. – Je doute qu’il remarquerait la banqueroute ; nous suivrions pas à pas, bras dessus bras dessous, le critique et moi, bien à l’aise, le même chemin. (S’interrompant et changeant de ton.) Mais dis-moi, Lind, que deviens-tu donc ? Tu es resté assis là tout le temps si silencieux ; étudies-tu peut-être l’architecture ?

Lind (se ressaisit). – Moi ? D’où te vient cette idée ?

Falk. – Sûrement ; tu n’as pas quitté des yeux ce balcon. Est-ce les larges arcs qui ornent cette véranda que tu contemples si profondément ? Ou bien les pentures artistement entaillées de la porte, ou la fenêtre là-haut, avec clôtures de même ? Car il y a quelque chose qui enchaîne ta pensée.

Lind (avec une expression rayonnante). – Non, tu te trompes, je suis assis là et je vis. Enivré du présent, je ne demande rien de plus. Je me sens comme si j’avais toute la richesse du monde à mes pieds ! Merci pour ta chanson sur l’allégresse de la vie au printemps ; elle était comme puisée en moi-même ! (Il lève son verre et échange un regard avec Anna, sans être remarqué des autres.) Un skaal pour la fleur, qui sent bon, sans penser qu’elle deviendra fruit. (Il boit complètement.)

Falk (la regarde, surpris et ému, mais se contraint sous un ton léger). – Écoutez, mesdames ; voici du nouveau ! Voici que sans peine j’ai fait un prosélyte. Hier, il allait avec son livre de psaumes dans sa poche, aujourd’hui il manie hardiment le tambourin de la poésie. – On affirme bien que nous naissons poètes ; mais parfois un simple prosaïque peut s’engraisser si impitoyablement, comme une oie de Strasbourg, de fadaises rimées et de radotages métrés, que tout son intérieur, foie, estomac et gésier, quand il est saturé, se trouve tout rempli de graisse lyrique et de saindoux rhétorique. (À Lind.) Merci, d’ailleurs, pour ton jugement bienveillant ; après cela nous jouerons de la harpe à l’unisson.

Mlle Skære. – Oui, monsieur Falk, vous êtes bien studieux maintenant ? Dans une tranquillité champêtre, – ici, au milieu des fleurs, où vous pouvez vous occuper pour vous tout seul.

Mme Halm (souriant). – Non, il est paresseux abominablement.

Mlle Skære. – J’avais pensé que, comme pensionnaire de Madame Halm, vous vous étiez mis à poétiser avec ardeur. (Montrant du doigt vers la droite.) Le petit pavillon caché derrière les feuilles convient si bien à un poète ; il me semble que cela devrait vous disposer.

Falk (remonte vers la véranda et s’appuie avec les bras sur la balustrade). – Couvrez le miroir de mes yeux de la moisissure de la cécité, alors je chanterai le ciel lumineux. Procurez-moi à crédit, pour un mois seulement, une souffrance, quelque chose qui broie, une douleur géante, alors je chanterai les transports de la vie. Ou bien, mademoiselle, faites-moi seulement trouver une femme qui me soit tout, ma lumière, mon soleil, mon Dieu. J’ai pour cela supplié notre Seigneur, mais il s’est jusqu’à présent montré sourd, par malheur.

Mlle Skære. – Fi, cela est frivole !

Mme Halm. – Oui, fort mal dit !

Falk. – Oh, ne croyez pas que ce fût mon dessein d’aller avec elle à mon bras flirter sur les promenades ; non, en pleine chasse sauvage et merveilleuse du bonheur, elle irait jusqu’aux terres primitives de l’éternité. J’aspire à un peu de gymnastique idéale que de cette manière peut-être je ferais le plus énergiquement.

Svanhild. – (s’est approchée pendant ce qui précède ; elle se tient maintenant tout près de Falk et dit avec une expression ferme mais fantasque). – Bien, je prierai pour qu’un pareil sort vous échoie ; mais quand il sera venu, – supportez-le comme un homme.

Falk (s’est retourné surpris). – Oh, mademoiselle Svanhild ! – Bien, je m’armerai. Mais croyez-vous que je puisse compter votre prière comme quelque chose d’efficace ? Avec le ciel, voyez-vous, il faut en agir avec une douce patience. Certes, je sais que vous avez de la volonté pour deux, pour arriver à me faire perdre ma sérénité ; mais avez-vous la foi nécessaire ? voilà la question.

Svanhild (entre la moquerie et le sérieux). – Attendez que la douleur vienne et jaunisse l’été clair et verdoyant de la vie, – attendez qu’elle vous ronge en action et en rêve, alors vous pourrez juger de la puissance de ma foi. (Elle remonte vers les dames.)

Mme Halm (à mi-voix). – Mais ne serez-vous donc jamais en paix, tous deux ? Voilà que tu as mis M. Falk vraiment en colère. (Elle continue à parler à voix basse, sermonnant. Mlle Skære se mêle à la conversation. Svanhild reste froide et muette).

Falk (après être resté un instant immobile à réfléchir se dirige vers le pavillon et parle pour lui-même). – La certitude brillait dans son regard. Croirais-je, comme elle le croit si sûrement, que le ciel veut...

Guldstad. – Oh non, Dieu ne le veut pas ! Ce serait, sauf respect, absolument fou s’il exécutait de tels ordres. Non, voyez-vous, mon ami, – ce qu’il vous faut, c’est de l’exercice pour les bras, les jambes et le corps. Ne vous reposez pas ici à regarder le feuillage tout le long du jour ; coupez du bois si vous n’avez pas autre chose. Ce serait vraiment une malédiction si dans quinze jours vous n’étiez pas délivré de vos folies.

Falk. – Je suis comme l’âne, étreint par le lien du choix, à gauche la chair, à droite l’esprit ; qu’est-il le plus sage de choisir d’abord ?

Guldstad (tout en versant dans les verres). –. D’abord un verre de punch, cela réchauffe et étanche la soif.

Mme Halm (regarde à sa montre). – Mais il est bientôt huit heures ; je crois que d’un moment à l’autre nous allons voir venir le prêtre.

(Elle se lève et met en ordre la véranda.)

Falk. – Quoi ? Est ce qu’il va venir des prêtres ?

Mlle Skære. – Oui, vraiment !

Mme Halm. – C’est ce que j’ai raconté tout récemment.

Anna. – Non, maman, M. Falk n’était pas là.

Mme Halm. – Non, c’est vrai. Mais ne vous en désolez pas ; croyez-moi, à cette visite vous prendrez plaisir.

Falk. – Mais, dites-moi, quel est-il, ce prêtre qui nous fera plaisir ?

Mme Halm. – Oh, mon Dieu, c’est le prêtre Straamand.

Falk. – Ah, oui. Je crois que j’ai entendu son nom, et j’ai lu qu’il entrera au Storthing et agira dans les campagnes politiques.

Styver. – Oui, il est orateur.

Guldstad. – Il est dommage seulement qu’il grasseye.

Mlle Skære. – Il va venir avec sa femme.

Mme Halm. – Et ses héritiers.

Falk. – Pour les amuser auparavant un peu, les pauvres, – car ensuite il aura les deux mains pleines de la question suédoise et de tout le tannage ministériel ; oui, je comprends.

Mme Halm. – Voilà un homme, Monsieur Falk !

Guldstad. – Oui ; dans sa jeunesse, c’était un coquin.

Mlle Skære (blessée). – Oui-dà, Monsieur Guldstad ! Quand j’étais petite, j’en ai pourtant toujours entendu parler avec grand respect, – et cela par des gens dont la parole a grand poids, – du prêtre Straamand et du roman de sa vie.

Guldstad (riant). – Roman ?

Mlle Skære. – Roman. J’appelle ainsi romanesque ce qui ne peut pas être apprécié par tout le monde.

Falk. – Vous excitez ma curiosité sans bornes.

Mlle Skære (continuant). – Mais, mon Dieu, il y a toujours des gens qui devant l’émotion s’excitent à la raillerie ! Il est bien connu qu’il y avait un jeune homme, un simple étudiant qui était assez insolent, impertinent, misérable, pour critiquer même William Russell[6].

Falk. – Mais voyons, ce prêtre de campagne est-il donc un poème, un drame chrétien, ou quelque chose de semblable ?

Mlle Skære (émue jusqu’aux larmes). – Non, Falk, – un homme, au cœur riche. Mais si une chose pour ainsi dire morte peut exciter une pareille malignité et éveiller une foule de vilains sentiments avec une telle profondeur...

Falk (prenant part). – Et une telle longueur...

Mlle Skære. – Alors, avec votre jugement, vous pouvez saisir que...

Falk. – Oui, c’est très clair. Mais ce qui m’apparaît moins nettement, c’est le contenu du roman et son genre. Je puis bien juger qu’il est charmant ; mais si cela peut se dire en peu de mots...

Styver. – Je vais vous résumer le plus important de l’affaire.

Mlle Skære. – Non, je me souviens mieux ; je puis raconter...

Mme Halm. – Je le puis aussi !

Mlle Skære. – Oh, non, Madame Halm, maintenant je suis en train. Voyez-vous, Monsieur Falk, – il passait, quand il était candidat, pour un des meilleurs jeunes gens de la capitale, s’entendait à la critique et aux modes nouvelles...

Mme Halm. – Et jouait la comédie de salon.

Mlle Skære. – Oui, attendez ! il faisait de la musique, peignait...

Mme Halm. – Oh, vous souvenez-vous, quelles jolies histoires il racontait.

Mlle Skære. – Laissez-moi le temps ; je sais bien tout cela. Il écrivait et composait même de la musique, si bien – qu’il trouva un éditeur ; cela s’appelait « Sept sonates à ma Manon ». Ô Dieu, qu’il les chantait bien sur la guitare !

Mme Halm. – Oui, c’est vrai, il était génial !

Guldstad (à mi-voix). – Hm, d’aucuns pensaient qu’il était fou.

Falk. – Un vieux malin, qui ne va pas chercher sa sagesse seulement dans les parchemins moisis, a dit que l’amour fait les Pétrarques aussi facilement que le bétail et la paresse, les patriarches. Mais qui était Manon ?

Mlle Skære. – Manon ? C’était elle, son aimée, dont vous allez bientôt faire la connaissance. Elle était la fille d’une compagnie...

Guldstad. – Une société de bois.

Mlle Skære (rapidement). – Oui, monsieur doit le savoir.

Guldstad. – Car ils faisaient dans les cargaisons hollandaises.

Mlle Skære. – Ceci appartient au côté trivial.

Falk. – Une compagnie ?

Mlle Skære (continuant). – Qui était très riche. Vous pouvez penser si on lui faisait la cour ; il se présentait des prétendants de la meilleure sorte.

Mme Halm. – Et même parmi eux un gentilhomme de la chambre.

Mlle Skære. – Mais Manon défendit intrépidement le droit de la femme. Elle avait rencontré Straamand au « Dramatique » : le voir et l’aimer ne firent qu’un.

Falk. – Et l’armée des prétendants dut se replier ?

Mme Halm. – Oui, est-ce assez romanesque !

Mlle Skære. – Et ajoutez un affreux vieux père qui se faisait détester de tout le monde ; je crois qu’il y avait aussi un tuteur pour encore augmenter leurs peines. Mais elle lui resta fidèle et lui à elle ; ils rêvèrent ensemble d’une maison couverte de paille, d’un mouton blanc pour les nourrir tous deux...

Mme Halm. – Oui, tout au plus une petite vache.

Mlle Skære. – Bref, comme ils me l’ont souvent raconté, un ruisseau, une chaumière et leurs cœurs.

Falk. – Ah oui ! Eh bien ?

Mlle Skære. – Elle rompit donc avec sa famille.

Falk. – Elle rompit ?

Mme Halm. – Elle rompit avec eux.

Falk. – Oui, c’était brave.

Mlle Skære. – Et s’enfuit vers son Straamand et sa mansarde.

Falk. – Elle s’enfuit ! Sans... sans... consécration ?

Mlle Skære. – Oh fi !

Mme Halm. – Fi donc ! mon défunt mari est parmi les témoins sur l’acte !

Styver. – L’erreur est venue de ce que tu passes le fait sous silence. Dans les comptes rendus, il est très important d’ordonner correctement suivant la chronologie. Mais je ne puis jamais me mettre dans la tête comment ils en sont venus...

Falk. – Car on doit présumer que le mouton et la vache n’habitaient pas la mansarde.

Mlle Skære (à Styver). – Oh, tu dois bien réfléchir à une chose, mon ami : on n’a pas de besoin, là où l’amour règne ; deux cœurs tendres se contentent de peu. (À Falk.) Il l’aimait aux sons de la guitare et elle donnait des leçons de piano.

Mme Halm. – Aussi, cela va de soi, ils prirent à crédit.

Guldstad. – Une année, jusqu’à ce que la maison fît faillite.

Mme Halm. – Mais alors Straamand obtint une place là-haut dans le nord.

Mlle Skære. – Et dans une lettre que j’ai lue depuis il jure qu’il ne vit que par devoir et pour elle.

Falk (achevant). – Et ainsi finit le roman de sa vie.

Mme Halm (se lève). – Maintenant, nous pouvons descendre dans le jardin ; nous allons voir s’il va venir.

Mlle Skære (pendant qu’elle met sa mantille). – Il fait déjà frais.

Mme Halm. – Oui, Svanhild, veux-tu aller chercher mon châle de laine.

Lind (à Anna, sans être remarqué des autres). – Va en avant !

Mme Halm. – Venez.

(Svanhild entre dans la maison ; les autres, sauf Falk, vont au fond et sortent à gauche. Lind, qui les a suivis, s’arrête et revient.)

Lind. – Mon ami !

Falk. – De même !

Lind. – Ta main ! Je suis joyeux ; – je crois que ma poitrine va éclater si je ne te raconte pas...

Falk. – Donne-toi le temps ; tu seras d’abord interrogé, puis jugé et pendu. Qu’est-il donc arrivé ? Dépose en moi, ton ami, le secret du trésor que tu as trouvé ; – car tu dois convenir que la présomption est basée : tu as tiré un billet à la roue du bonheur !

Lind. – Oui, j’ai emprisonné le bel oiseau du bonheur !

Falk. – Oui ? Vivant, – et il ne souffre pas de la cage ?

Lind. – Attends ; ce sera tôt raconté. Je suis fiancé ! Pense... !

Falk (vite). – Fiancé !

Lind. – Oui ! aujourd’hui, – Dieu sait d’où m’est venu ce courage ! J’ai dit, – oh, on ne peut pas dire cela, mais pense, – elle, la jeune, jolie fille est devenue toute rouge, – mais pas de colère ! Non, peux-tu croire, Falk, ce que j’ai osé ! Elle m’écoutait, – et je crois qu’elle a pleuré ; c’est bon signe, cela ?

Falk. – Sûrement ; continue.

Lind. – Et nous sommes fiancés, – n’est-ce pas ?

Falk. – Je dois le présumer ; mais pour être tout à fait sûr, demande avis à Mlle Skære.

Lind. – Oh non, je sais, je suis si sûr ! Je suis si certain, sans crainte (rayonnant et mystérieux). Écoute, elle m’a laissé prendre sa main quand elle a enlevé le café de la table !

Falk (lève son verre et le vide). – Eh bien, les fleurs du printemps dans votre union !

Lind (de même). – Et ce sera juré hautement et saintement, que je l’aimerai jusqu’à ma mort, comme maintenant ; – elle est si délicieuse !

Falk. – Fiancé ! C’est pour cela que tu jetais bas la loi et les prophètes.

Lind (riant). – Et toi, qui croyais que c’était ta chanson !

Falk. – Mon ami, les poètes ont souvent pareille confiance.

Lind (sérieusement). – Ne crois pas d’ailleurs, Falk, que le théologue soit chassé à partir du moment de mon bonheur. Il y a seulement cette différence que le livre ne suffit pas comme échelle de Jacob vers mon Dieu. Il faut maintenant que je sorte et le cherche dans la vie ; je me sens au fond du cœur meilleur, j’aime aussi l’herbe qui rampe à mes pieds ; à elle aussi une part dans le bonheur est donnée.

Falk. – Mais dis-moi maintenant...

Lind. – Maintenant, j’ai tout dit, – mon riche secret, que nous garderons à nous trois.

Falk. – Oui, mais dis-moi, as-tu pensé un peu à l’avenir ?

Lind. – Pensé ? pensé à l’avenir ? non, à partir de cette heure, je vis dans l’instant printanier. Je tourne les yeux vers mon bonheur ; nous tenons les rênes du destin, moi et elle. Ni toi, ni Guldstad, – ni même Mme Halm ne pourraient dire à ma jeune fleur de vie : « Fane-toi ! » Car j’ai la volonté, elle a des yeux brillants et la fleur doit s’épanouir !

Falk. – Bien, frère, le bonheur te veut !

Lind. – Mon ardeur brûle comme une vive chanson ; je me sens si fort ; s’il y avait un gouffre à mes pieds, – si béant fût-il, – je le sauterais !

Falk. – Ceci veut dire en simple prose que l’amour a fait de toi un renne.

Lind. – Ô, si je partais avec la troupe sauvage du renne, je sais où l’oiseau de mon désir s’enfuirait en même temps !

Falk. – Il va donc s’envoler dès demain ; tu fais partie du quatuor en montagne, je t’assure que tu n’as pas besoin de fourrure.

Lind. – Le quatuor ! Bah, qu’ils grimpent seuls ! Pour moi l’air des montagnes est au fond de la vallée ; ici j’ai les fleurs et les horizons du fjord, j’ai le bruit du feuillage et le gazouillement des oiseaux, et les fées du bonheur, – puisqu’elle est ici !

Falk. – Oh les fées du bonheur ici, dans Akersdal[7], sont rares comme un élan ; tiens-les bien par les cheveux. (Avec un coup d’œil vers la maison.) Chut, – Svanhild...

Lind (lui tend la main). – Bien ; je m’en vais, – que personne ne sache ce qu’il y a entre toi et moi, et elle. Merci de m’avoir pris mon secret ! enfouis-le dans ton cœur, – profondément et chaudement, comme je te l’ai donné.

(Il s’en va par le fond rejoindre les autres.)

(Falk le suit des yeux un instant et fait quelques allées et venues dans le jardin, avec un visible effort de dominer l’émotion qui le possède. Peu après, Svanhild sort de la maison avec un châle sur le bras et se dirige vers le fond. Falk s’approche un peu et la regarde fixement. Svanhild s’arrête.)

Svanhild (après un court arrêt). – Vous me regardez si fixement ?

Falk (à moitié pour lui-même). – Oui, voilà le signe ; répands de l’ombre sur la mer des yeux, il joue à cache-cache avec le gnome de l’ironie sur les lèvres, le voilà.

Svanhild. – Comment ? vous m’effrayez presque.

Falk. – Vous vous appelez Svanhild ?

Svanhild. – Oui, vous le savez bien.

Falk. – Mais savez-vous, mademoiselle, que ce nom est ridicule ? Obéissez-moi, rejetez-le ce soir !

Svanhild. – Fi, ce serait despotique, peu filial.

Falk (rit). – Ha, « Svanhild », – « Svanhild » (Sérieux subitement). Pourquoi vous être affublée d’un tel mémento mori dès votre enfance ?

Svanhild. – Est-il donc laid ?

Falk. – Non, charmant comme un poème, mais trop grand, trop fort et trop austère pour le temps. Comment une jeune fille d’aujourd’hui peut-elle remplir la pensée que renferme le nom de « Svanhild » ? Non, rejetez-le comme un habit vieilli.

Svanhild. – Vous pensez sans doute à la fille du roi des sagas...

Falk. – Qui, innocente, fut piétinée sous le sabot du cheval.

Svanhild. – Mais cela est défendu dans la loi de notre temps. Non, haut en selle ! Dans ma pensée tranquille, j’ai rêvé souvent que j’étais portée sur ses reins, parcourant le monde bien loin, intrépide et sereine, tandis que le vent soulevait comme un drapeau de liberté sa crinière.

Falk. – Oui, cela est vieux. Dans la « pensée tranquille » personne ne tient compte des barrières et des bornes, personne ne craint d’user de l’éperon ; – dans l’action, nous nous tenons bien terre à terre ; car la vie au fond est chère à chacun, et il n’y a personne qui ose les sauts mortels.

Svanhild. – Oh, montrez-moi le but et je m’élance ! Mais le but doit mériter le saut. Une Californie derrière un désert de sable, – sinon, on reste où l’on est, sur terre.

Falk (moqueur). – Ah, je vous comprends ; c’est la faute du temps.

Svanhild (avec chaleur). – Justement, du temps ! Pourquoi mettre à la voile, lorsqu’aucune brise ne souffle sur le fjord ?

Falk (ironique). – Oui, pourquoi user du fouet ou de l’éperon, quand aucun enjeu doré ne doit récompenser celui qui s’arrache à sa table et à son banc et part pour la chasse lointaine, porté haut en selle ? Un acte pareil pour l’acte lui-même est le fait de l’aigle, et les actes d’aigles de notre temps s’appellent vanité ; c’est bien votre pensée ?

Svanhild. – Oui, tout à fait. Voyez le poirier, près de la haie, – comme il est stérile et sans fleurs cette année. L’an dernier vous auriez vu comme il était beau avec sa tête courbée sous le poids des fruits.

Falk (un feu incertain). – Je veux bien le croire ; mais qu’en concluez-vous ?

Svanhild (finement). – Oh, entre autres choses, que c’est presqu’une impudence au Zacharias[8] de notre temps d’exiger une poire. Lorsque l’arbre s’est épuisé de fleurs l’an dernier, on ne peut exiger cette année la même floraison.

Falk. – Je savais, de reste, que vous trouvez la juste interprétation dans les choses imaginées, – quand l’histoire est finie.

Svanhild. – Oui, la vertu de notre temps est d’une autre sorte. Qui aujourd’hui s’arme pour la vérité ? Quel est l’enjeu de l’individu, si vous voulez ? Où se trouve le héros ?

Falk (la regarde fixement). – Et où est la Valkyrie ?

Svanhild (hoche la tête). – Il n’est pas besoin de Valkyrie dans ce pays ! Lorsque la foi fut menacée l’an dernier en Syrie, êtes-vous parti pour la croisade ? Non, vous étiez ardent sur le papier, comme orateur, et vous avez envoyé un thaler à la « gazette de l’église ».

(Silence. Falk semble vouloir répondre, mais se retient et remonte dans le jardin.)

Svanhild (le regarde un instant, se rapproche et demande doucement). – Falk, êtes-vous fâché ?

Falk, – Du tout, je marche et me tais, – voilà tout.

Svanhild (avec une sympathie soucieuse). – Vous êtes une double nature, – deux inconciliable...

Falk. – Oui, je sais bien.

Svanhild. – Mais la raison ?

Falk. – La raison ? Parce que je hais d’aller, l’âme impudemment décolletée, comme l’amour des bonnes gens dans les rues, – d’aller à cœur découvert comme les jeunes femmes ont les bras nus ! Vous étiez la seule, – vous, Svanhild, vous, – je le croyais du moins, – mais cela est passé – (Il se tourne vers elle comme elle se dirige vers le pavillon et regarde dehors.) Vous écoutez ?

Svanhild. – Une autre voix, qui parle, chut ! Entendez-vous ? Chaque soir, quand le soleil descend, vient en volant un petit oiseau, – voyez – il arrive caché par les feuilles ; – savez-vous – ce que je crois fermement ? Quiconque sur terre est privé du don du chant a reçu de Dieu pour ami un petit oiseau – pour soi tout seul et pour son jardin.

Falk (prend une pierre par terre). – Il faut que l’oiseau et son propriétaire se rencontrent pour que leur chant ne s’épuise pas dans un jardin étranger.

Svanhild. – Oui, c’est vrai, mais j’ai trouvé le mien. Je n’ai pas la puissance de la parole, ni le chant ; mais lorsque l’oiseau gazouille dans sa cachette verte, c’est comme une chanson descendue dans mon cœur – – voilà – ils ne restent pas – ils s’envolent – (Falk lance la pierre violemment ; Svanhild pousse un cri.) Ô Dieu, vous les avez tués ! Qu’avez-vous fait ! (Elle court vers la droite et revient aussitôt.) Oh c’est mal, mal !

Falk (avec une émotion douloureuse). – Non, – rien qu’œil pour œil, Svanhild, – et dent pour dent ! Maintenant vous ne recevrez plus de salut d’en haut, ni de dons du pays des chants. Voyez, c’est la vengeance de votre œuvre !

Svanhild. – Mon œuvre ?

Falk. – Oui, la vôtre ! Jusqu’à ce moment dans ma poitrine s’élevait un chant d’oiseau fort et hardi. Voyez – maintenant la cloche peut sonner pour tous deux. – Vous l’avez tué !

Svanhild. – J’ai fait cela !

Falk. – Oui, et vous avez tué ma jeune, victorieuse confiance – (Méprisant.) lorsque vous vous êtes fiancée !

Svanhild. – Mais dites-moi donc – !

Falk. – Oh oui, la chose est bien dans l’ordre ; il passe son examen, aura aussitôt une position, – s’en va en Amérique comme prêtre...

Svanhild (du même ton). – Et héritera encore d’un très joli denier ; – car c’est bien de Lind que vous voulez parler ?

Falk. – C’est vous qui devez le savoir...

Svanhild (avec un sourire léger). – Oui, comme sœur de la fiancée je puis bien...

Falk. – Dieu ! Ce n’est pas vous – !

Svanhild. – À qui est accordé cet excès de bonheur ? Non, malheureusement !

Falk (avec une joie presque enfantine). – Ce n’est pas vous ! Oh, Dieu soit loué ! Qu’il est donc bon et charitable, notre Seigneur ! Je ne vous verrai pas l’épouse d’un autre ; – il ne voulait qu’allumer la lumière de la douleur – (Il veut prendre sa main.) Ô écoutez-moi, écoutez-moi...

Svanhild (indique rapidement le fond de la scène). – On revient !

(Elle va vers la maison. Du fond viennent au même moment Mme Halm, Anna, Mlle Skære, Guldstad, Styver et Lind. Pendant la scène précédente, le soleil est descendu, le paysage est dans le crépuscule.)

Mme Halm (à Svanhild). – Nous aurons le prêtre dans une minute. Qu’est-ce que tu es devenue ?

Mlle Skære (après un coup d’œil sur Falk). – Tu as l’air tout ahurie.

Svanhild. – Un peu mal à la tête ; cela va s’en aller.

Mme Halm. – Et tu restes tête nue ? Va préparer le thé ; range un peu dans la chambre ; il faut que ce soit bien, car je connais sa femme.

(Svanhild entre dans la maison.)

Styver (à Falk). – Connais-tu au juste les opinions du prêtre ?

Falk. – je ne crois pas qu’il vote l’augmentation des traitements.

Styver. – Mais s’il venait à savoir quelque chose des vers que je cache dans mon pupitre ?

Falk. – Cela aiderait peut-être.

Styver. – Je voudrais bien, – car, crois-moi, nous sommes bien gênés, maintenant, pour nous établir. Les soucis d’amour ne sont pas légers.

Falk. – Eh, que voulais-tu faire dans cette galère ?

Styver. – L’amour est-il une galère ?

Falk. – Non, mais le ménage, avec ses chaînes, son servage, la perte de toute liberté.

Styver (voit Mlle Skære s’approcher de lui). – Tu ne connais pas le capital qu’il y a dans les pensées de la femme et dans sa parole.

Mlle Skære (à voix basse). – Crois-tu que le négociant voudra endosser ?

Styver (maussade). – Je ne suis pas sûr encore ; j’essayerai.

(Ils s’éloignent en causant.)

Lind (bas à Falk, s’approchant avec Anna). – Je ne peux pas me retenir ; il faut que je présente tout de suite...

Falk. – Tu aurais dû te taire, et ne mêler aucun étranger à ce qui est tien...

Lind. – Non, ce serait drôle ; – à toi, mon camarade dans la maison, j’aurais dû cacher mon jeune bonheur ! Non, maintenant, j’ai déjà les cheveux blonds[9]...

Falk. – Tu veux les avoir encore bouclés ? Eh bien, mon cher ami, si c’est ta pensée, dépêche-toi, et déclare-toi devant l’assemblée !

Lind. – J’ai aussi pensé à le faire pour plusieurs raisons, parmi lesquelles une surtout est importante ; suppose par exemple qu’il puisse se trouver ici un courtisan qui se glisse et se déguise ; suppose qu’il se déclare tout à coup comme prétendant ; ce serait désagréable.

Falk. – Oui, c’est vrai ; j’avais tout à fait oublié que tu voulais quelque chose de plus. Comme prêtre libre de l’amour, tu n’es que provisoire ; tôt ou tard tu avanceras, et ce n’est même que pour l’usage et une observance intraitable que tu n’es pas encore ordonné.

Lind. – Oui, est-ce que le négociant ne...

Falk. – Quoi donc ?

Anna (confuse). – Oh, quelque chose que Lind s’imagine.

Lind. – Ne dis pas cela ; j’ai le pressentiment qu’il m’arrachera mon bonheur où et quand il pourra. Cet homme vient ici tous les jours, est riche et célibataire, il vous conduit partout ; bref, ma chérie, il y a mille choses dont je ne présage rien de bon.

Anna (avec un soupir). – Oh, c’est dommage ; il faisait si bon aujourd’hui.

Falk (à Lind avec sympathie). – Ne laisse pas échapper le bonheur pour une idée que tu te fais ; attends le plus possible avant de déployer ton drapeau.

Anna. – Dieu ! Mlle Skære nous regarde ; taisez-vous !

(Elle et Lind s’éloignent de côtés différents.)

Falk (regarde Lind). – Le voilà qui va à la perte de sa jeunesse.

Guldstad (qui pendant ce temps s’est tenu près de l’escalier, causant avec Mme Halm et Mlle Skære, s’approche et lui frappe l’épaule). – Eh bien, vous voilà à composer un poème ?

Falk. – Non, un drame.

Guldstad. – Ah, diable ; – je ne croyais pas que vous vous adonniez à ce genre.

Falk. – Non, il s’agit aussi d’un autre, un de mes amis, un ami de nous deux ; un fameux auteur, vous pouvez me croire. Pensez, entre le dîner et le soir il a poussé une idylle à bout.

Guldstad (finement). – Et la conclusion est bonne !

Falk. – Vous savez bien que le rideau tombe d’abord – sur lui et elle. Mais ce n’est là qu’une partie de la trilogie ; après vient la grand-peine de l’écrivain, quand la seconde, la comédie des fiançailles, arrive, long poème en cinq actes, et que le fil de la trame s’étend jusqu’au drame du mariage, troisième partie.

Guldstad (souriant). – On pourrait croire que le don d’auteur est contagieux.

Falk. – Vraiment ? Pourquoi cela ?

Guldstad. – Je veux dire seulement que moi aussi je me mets à composer un poème, – (mystérieusement) un poème vrai, – entre autres défauts.

Falk. – Et qui est le héros, si j’ose le demander ?

Guldstad. – Je le dirai demain, – pas avant.

Falk. – C’est vous-même !

Guldstad. – Croyez-vous que ce rôle me convienne ?

Falk. – Un meilleur héros n’est sûrement pas possible. Mais maintenant l’héroïne ? Il faut sûrement aller la chercher à l’air libre de la campagne, et non dans la fumée de la ville ?

Guldstad (le menaçant du doigt). – Chut, voilà le nœud et il faut attendre ! – (Il change brusquement de ton.) Dites-moi, que pensez-vous de Mlle Halm ?

Falk. – Oh, vous la connaissez bien mieux que moi ; mon jugement ne peut ni la déparer ni lui rendre hommage. (Souriant.) Mais prenez que cela aille mal, avec le poème dont vous m’avez parlé. Supposez que j’abuse de votre confiance et remanie le dénouement et l’intrigue.

Guldstad (avec bonhomie). – Eh bien, je dirais Amen.

Falk. – C’est entendu ?

Guldstad. – Vous êtes maître dans la partie ; il serait sot, si votre secours est refusé à quelqu’un, de compter sur un simple artisan.

(Il remonte vers le fond.)

Falk (en passant, à Lind). – Tu avais raison, le négociant nourrit des projets meurtriers pour ton jeune bonheur.

(Il s’éloigne.)

Lind (bas à Anna). – Tu vois que ma crainte n’était pas vaine ; il faut que nous nous déclarions sur l’heure.

(Ils s’approchent de Mme Halm, qui se tient ainsi que Mlle Skære, près de la maison.)

Guldstad (causant avec Styver). – Un temps délicieux ce soir.

Styver. – Oh, oui, quand on est disposé...

Guldstad (se moquant). – Y a-t-il quelque chose qui cloche dans votre amour ?

Styver. – Pas précisément cela.

Falk (qui s’est approché). – Mais dans les fiançailles ?

Styver. – Peut-être.

Falk. – Bravo ; tu n’es pas purement et simplement pour la menue monnaie de la poésie, à ce que je vois !

Styver (piqué). – Je ne comprends pas ce que la poésie a à voir avec moi et mes fiançailles.

Falk. – Tu ne comprendras pas ; quand l’amour examine sa propre essence, il est perdu.

Guldstad (à Styver). – Mais s’il y a quelque chose qui puisse s’arranger, dites-le.

Styver. – Oui, toute la journée j’ai réfléchi à l’exposition de la chose, mais ne puis arriver à un dispositif.

Falk. – Je vais t’aider et me résumer : dès que tu t’es élevé à la dignité de fiancé, tu t’es senti, pour ainsi dire, gêné...

Styver. – Oui, à certains moments, rudement.

Falk (continuant). – Tu t’es senti pressé d’obligations, que tu aurais données au diable, s’il y avait eu moyen ; voilà la chose.

Styver. – Quelle accusation est-ce là ! J’ai prolongé mes engagements, en homme ponctuel ; (tourné vers Guldstad) mais il y a plus, le mois prochain ; quand un homme se marie, prend femme...

Falk (joyeux). – Voilà que se rebleuit le ciel de ta jeunesse, c’est un écho des accords de ton temps de chanson ! Ainsi cela va être ; je l’avais bien compris ; tu avais seulement besoin d’ailes et de ciseaux.

Styver. – Des ciseaux ?

Falk. – Oui, les ciseaux de la volonté pour couper tous les liens, t’échapper et t’envoler.

Styver (en colère). – Non, tu deviens trop insolent ! m’accuser de rompre une promesse publique ! Je penserais à faire défaut ? Mais c’est un délit de diffamation, – injures verbales !

Falk. – Mais es-tu fou ? Qu’est-ce que tu veux ? Parle donc ! – parle !

Guldstad (riant, à Styver). – Oui, expliquez-vous donc ! De quoi s’agit-il ?

Styver (se remet). – D’un emprunt à la caisse d’épargne.

Falk. – Un emprunt !

Styver. – Oui, exactement un endossement de cent thalers ou à peu près.

Mlle Skære (qui pendant ce temps s’est tenue près de Mme Halm, Lind et Anna). – Oh non, je vous félicite ! Dieu, que c’est charmant !

Guldstad. – Qu’y a-t-il maintenant ? (Il se dirige vers les dames.) Ceci est inopportun.

Falk (jette ses bras avec une joie folle autour du cou de Styver). – Bravo ; le son de la trompette proclame délicieusement qu’il t’est né un frère en Amour !

(Il l’attire avec lui vers les autres.)

Mlle Skære (accablée, aux messieurs). – Penser, Lind et Anna, – pensez, il l’a obtenue ! Les voilà fiancés !

Mme Halm (avec des larmes d’émotion, tandis qu’on félicite le couple). C’est la huitième qui quitte cette maison, pourvue ; – (tournée vers Falk), sept sœurs, – toutes avec des pensionnaires.

(Elle est trop émue et tient son mouchoir sur ses yeux.)

Mlle Skære (à Anna). – Il va venir des gens pour féliciter !

(Elle la caresse avec émotion.)

Lind (saisit les mains de Falk). – Mon ami, il me semble que je vis dans une délicieuse ivresse.

Falk. – Chut ; – comme fiancé, tu es membre de la société de modération des délices ; obéis aux lois de la corporation ; – aucune orgie ici ! (Il se tourne vers Guldstad avec une pointe de compassion malicieuse.) Eh bien, Monsieur le négociant !

Guldstad (joyeux). – À mon avis, tout présage leur bonheur à tous deux.

Falk (avec un regard rapide). – Vous supportez la peine avec un calme méritoire. Cela me fait plaisir.

Guldstad. – Que voulez-vous dire, très honoré ?

Falk. – Rien que, après avoir nourri l’espoir pour vous-même...

Guldstad. – Vraiment ? Vous croyez ?

Falk. – Vous étiez pour le moins sur le chemin ; vous avez nommé Mlle Halm ; et vous m’avez demandé...

Guldstad (souriant). – Oui, mais n’y en a-t-il pas deux ?

Falk. – C’est... l’autre, la sœur, que vous voulez dire !

Guldstad. – Oui, la sœur, l’autre, – justement. Apprenez à connaître mieux cette sœur, et jugez vous-même si elle ne mérite pas d’être un tant soit peu plus remarquée que tout ce qui se passe maintenant dans la maison.

Falk (froidement). – Elle a sûrement toutes les qualités.

Guldstad. – Pas précisément toutes ; elle n’a pas le vrai ton du monde : elle perd par là...

Falk. – Oui, c’est fâcheux.

Guldstad. – Mais que Mme Halm veille à cela pendant un hiver, je parie qu’elle ne le cédera à personne.

Falk. – Non, la chose est claire.

Guldstad (riant). – Oui, c’est curieux avec les jeunes filles !

Falk (enjoué). – Elles sont comme la semence de seigle ; elles poussent inaperçues sous le givre et la neige.

Guldstad. – Depuis la Noël elles ne quittent plus les salons de bal...

Falk. – Elles s’y nourrissent de cancans et de scandales...

Guldstad. – Et quand viennent les premières chaleurs du printemps...

Falk. – On voit apparaître de toutes petites dames vertes !

Lind (s’avance et saisit les mains de Falk). – Comme j’ai bien fait ; pour le mieux – je me sens si heureux et sûr !

Guldstad. – Ah, voilà le fiancé ; dites-nous comment on se trouve, comme amoureux nouvellement engagé !

Lind (touché désagréablement). – On n’explique cela qu’à contrecœur à un tiers.

Guldstad (plaisantant). – De la mauvaise humeur ! Je vais me plaindre à Anna.

(Il se rapproche des dames.)

Lind (le suit des yeux). – Comment peut-on supporter un pareil homme !

Falk. – Oh, tu t’es trompé sur son compte...

Lind. – Vraiment ?

Falk. – Ce n’est pas à Anna qu’il pensait.

Lind. – Comment ? Était-ce à Svanhild ?

Falk. – Je ne sais pas. (Avec une expression comique.) Pardonne-moi, martyr d’une cause étrangère !

Lind. – Que veux-tu dire ?

Falk. – Dis-moi, as-tu lu le journal aujourd’hui ?

Lind. – Non.

Falk. – Je te le donnerai ; on y voit l’histoire d’un homme qui, par un coup du sort, s’est vu arracher ses bonnes molaires très saines, parce que son cousin souffrait du mal de dents.

Mlle Skære (regarde au dehors à gauche). – Voilà le prêtre !

Mme Halm. – Voulez-vous voir combien ils sont !

Styver. – Cinq, six, sept, huit petites filles.

Falk. – Ils sont insatiables !

Mlle Skære. – Ouf, on pourrait presque dire, c’est indécent !

(Pendant ce temps, on a entendu une voiture s’arrêter dehors à gauche. Le prêtre, sa femme et ses huit petites filles, toutes en costume de voyage, entrent un par un.)

Mme Halm (se hâte au-devant des arrivants). – Soyez les bienvenus, cordialement bienvenus !

Straamand. – Merci !

Mme Straamand. – Mais il y a ici réception...

Mme Halm. – Mais du tout !

Mme Straamand. – Nous allons déranger...

Mme Halm. – Pas le moins du monde ; vous venez on ne peut plus à propos ; ma fille Anna vient de se fiancer.

Straamand (saisit la main d’Anna avec onction). – Ah, je vous félicite ; – l’amour, – l’amour – c’est un trésor que la teigne et la rouille ne peuvent ronger – quand il vaut quelque chose.

Mme Halm. – Mais comme c’est gentil d’avoir pris les petits avec vous à la ville.

Straamand. – Nous avons encore quatre bambins, outre celles-ci.

Mme Halm. – Vraiment ?

Straamand. – Trois d’entre eux sont encore trop petits pour sentir la perte d’un père chéri absorbé par le Storthing.

Mlle Skære (à Mme Halm, prenant congé). – Maintenant, je vous laisse.

Mme Halm. – Oh, pourquoi partez-vous de si bonne heure ?

Mlle Skære. – Je vais en ville raconter la nouvelle ; je sais que chez Jensen on se couche tard ; oh, les tantes vont être enchantées, vous pouvez croire. Ma douce Anna, plus de timidité ; – c’est demain dimanche ; les compliments vont pleuvoir de tous côtés !

Mme Halm. – Bonsoir alors ! (Aux autres.) Une goutte de thé, n’est-ce pas ? Madame Straamand, je vous prie !

(Mme Halm, Straamand, sa femme et ses filles, ainsi que Guldstad, Lind et Anna, entrent dans la maison.)

Mlle Skære (prenant le bras de son fiancé). – Maintenant, nous allons flirter ! Styver, vois-tu, là, comme la lune siège en nageant sur son trône ! Non, mais tu ne le vois pas !

Styver (morose). – Mais si ; je pensais seulement à l’emprunt.

(Ils sortent à gauche. Falk, qui pendant la scène précédente n’a pas cessé de regarder Straamand et sa femme, reste seul dans le jardin. Il fait tout à fait nuit ; des lumières brillent dans la maison.)

Falk. – Tout est comme ravagé par le feu, mort ; – une détresse irréparable ! – Ainsi l’on s’en va par le monde, deux par deux ; et ils sont là tous comme des troncs noircis, restes d’une forêt incendiée sur la terre désolée ; – si loin que le regard s’étende, tout est desséché, – Oh, personne, qui m’apporte la saine verdure de la vie. (Svanhild sort sur la terrasse avec un rosier en fleurs, qu’elle pose sur la balustrade). Si, une, – une... !

Svanhild – Falk ! êtes-vous là dans l’obscurité ?

Falk. – Sans prendre peur ? Non, l’obscurité est belle. Mais dites-moi, n’avez-vous pas peur, là-dedans, où la lampe éclaire ces cadavres blêmes...

Svanhild. – Oh, fi !

Falk (regarde Straamand, qu’on aperçoit par la fenêtre.) – Il était autrefois si riche de courage ; il résistait au monde pour une femme aimée ; il était l’agitateur contre les observances, son amour s’épandait en joyeuses harmonies... ! Regardez-le maintenant ! Dans sa longue redingote, – quelle chute profonde ! Et sa femme avec sa robe fanée, ses bottines éculées qui claquent sous les talons, voilà la vierge ailée qui devait le conduire à l’union des âmes de beauté. Que reste-t-il de cette flamme ? Pas même de la fumée ! Sic transit gloria amoris, Mademoiselle !

Svanhild. – Oui, cela est misérable, bien misérable, tout cela : je ne connais personne dont je voudrais partager le sort.

Falk (résolu). – Eh bien, soulevons-nous contre une règle, qui n’est pas de la nature, mais toute factice !

Svanhild (secoue la tête.). – Alors, croyez-moi, la cause de notre union serait perdue, aussi sûrement que nous marchons sur la terre.

Falk. – Non, c’est la victoire quand on avance à deux, bien unis. Nous ne suivrons plus les services de la paroisse banale, gâtée par la communauté du lieu commun ! Voyez, le but, pour l’action de l’individu, est bien d’être indépendant, sincère et libre. Cela ne nous fait défaut ni à moi ni à vous. Une vie d’âme gonfle vos veines. Vous avez la chaude expression pour de fortes pensées. Vous ne supporterez pas que le corset de la forme comprime votre cœur, il faut qu’il batte librement ; votre voix n’est pas faite pour chanter dans un chœur sur un rythme imposé...

Svanhild. – Et ne croyez-vous pas que la douleur bien souvent a assombri ma vue et serre ma poitrine ? Je voulais marcher mon propre chemin.

Falk. – Dans la pensée tranquille !

Svanhild. – Non, en action. Mais alors sont venues les tantes avec de bons conseils, – on pourrait examiner la chose, chercher, peser... (plus près) la pensée tranquille, dites-vous ; non, hardiment j’osai un essai – comme peintre.

Falk. – Eh bien ?

Svanhild. – Cela échoua, je n’avais pas de talent ; mais le besoin de liberté ne se rebuta pas ; après l’atelier, je voulus essayer le théâtre.

Falk. – Le projet fut aussi aisément détourné ?

Svanhild. – Oui, sur la proposition de la plus vieille tante ; elle aimait mieux une place de gouvernante.

Falk. – Mais personne ne m’avait jamais dit cela !

Svanhild. – Naturellement ; elles s’en gardaient bien. (Avec un sourire.) Elles craignaient que « mon avenir » pût en souffrir, si des jeunes gens venaient à le savoir.

Falk (la regarde un instant avec une sympathie douloureuse). – J’avais pensé depuis longtemps que telle était votre histoire. – Je me rappelle exactement, la première fois que je vous vis, combien vous me paraissiez peu semblable aux autres, et que presque personne n’était de force à vous comprendre. Autour de la table où le thé répandait son parfum était assise la charmante société, – la causerie bourdonnait, les jeunes filles rougissaient et les jeunes gens flirtaient comme des pigeons domestiques par un jour étouffant. Sur la religion et la morale parlaient des vieilles filles et des matrones, et des jeunes femmes célébraient la vie de famille, tandis que vous étiez isolée comme un oiseau en cage. Et lorsqu’enfin le bavardage se fut élevé à une bacchanale de thé et une orgie de prose, – vous brilliez comme une médaille bien frappée au milieu de toute cette monnaie de billon. Vous étiez une pièce d’un pays étranger, qui suivait un autre cours, qui ne pouvait jamais servir à ces échanges animés de propos sur les vers, le beurre et l’art et tout cela. Alors, – justement comme Mlle Skære avait la parole...

Svanhild (d’un ton sérieux). – Tandis que, son fiancé se tenait debout, comme un hardi chevalier et tenait son chapeau sur son bras comme un bouclier...

Falk. – Votre mère vous fit signe de l’autre bout de la table : « Bois, Svanhild, avant que le thé soit froid. » Et vous avez bu d’un trait la boisson tiède et fade que jeunes et vieux avaient goûtée. Mais le nom me frappa au même instant ; la sauvage Volsungsaga avec son horreur, avec sa longue série de lignées tombées, me parut s’étendre jusqu’à notre temps ; je vis en vous une seconde Svanhild, transformée, accommodée à notre époque. On a trop longtemps combattu pour le drapeau de mensonge de la règle, la foule maintenant demande trêve et paix, mais si pourtant est commis le crime d’insulte à la loi, il faut pour les péchés de tous qu’une innocente saigne.

Svanhild (avec une légère ironie). – Je ne me doutais guère que de pareilles fantaisies, si sanglantes, pussent naître dans la vapeur du thé ; mais c’est sûrement votre moindre mérite d’entendre la voix des esprits, là où l’esprit se tait.

Falk (ému). – Non, ne riez pas, Svanhild ; derrière votre moquerie brillent des larmes, – oh je le vois bien. Et je vois plus encore ; si vous êtes pétrie d’une argile dont la forme est inconnue, la foule des artistes par milliers viendra, et tous vous gâteront pour vous modeler grossièrement, et sottement. L’œuvre du Seigneur est plagiée par le monde, qui la recrée à sa façon ; ou change, ajoute, ôte, transforme. Et quand ils vous mettent ainsi transformée sur le piédestal, ils s’écrient, joyeux : La voilà normale ! Voyez quelle sérénité plastique ; froide comme marbre ! Éclairée par la lumière de la lampe, elle convient parfaitement à l’ensemble ! (Il saisit sa main avec douleur). Mais s’il faut que votre esprit meure, vivez auparavant ! Soyez à moi dans la nature printanière de Dieu ; vous viendrez assez tôt dans la triste cage. La dame y prospère, mais la femme y languit, et c’est elle seule que j’aime en vous. Que d’autres vous prennent dans la nouvelle maison ; mais ici, ici a germé le premier printemps de ma vie, – ici est sorti la première pousse de mon arbre de chansons ; ici j’ai senti mes ailes capables de voler ; – si vous ne m’abandonnez pas, je le sais, Svanhild, – ici, ici je deviens poète !

Svanhild (avec un doux reproche, en retirant sa main). – Oh, pourquoi me dites-vous cela maintenant ? C’était si bien de se rencontrer en liberté. Vous auriez dû vous taire ; faut-il que le bonheur s’appuie sur une promesse, pour ne pas être détruit ! Maintenant vous avez parlé, maintenant tout est perdu.

Falk. – Non, j’ai montré le but, sautez, ma fière Svanhild, – si vous osez le saut. Soyez hardie, montrez que vous avez le courage d’être libre.

Svanhild. – D’être libre ?

Falk. – Oui, c’est bien la liberté, remplir pleinement sa vocation ; et je le sais, vous avez été marquée par le ciel pour être mon égide contre la chute de la beauté. Il faut, c’est ma nature comme c’est celle de l’oiseau, que je monte contre le vent, pour atteindre les hauteurs. Vous êtes la brise qui peut me porter ; grâce à vous j’ai senti la force de mes ailes. Soyez à moi, à moi, jusqu’au moment où vous serez au monde, – quand les feuilles tomberont, nos chemins se sépareront. Chantez en moi la richesse de votre âme, et je rendrai poème pour poème ; ainsi vous pourrez vieillir à la lueur de la lampe, comme l’arbre jaunit, sans peine et plainte.

Svanhild (avec une amertume réprimée). – Je ne puis vous remercier de votre bienveillance, bien qu’elle montre clairement vos bons sentiments. Vous me regardez comme l’enfant regarde un roseau qu’il peut couper et faire flûte pour un jour.

Falk. – Cela vaut mieux que de rester au marais jusqu’à ce que l’automne l’étouffe sous les brouillards gris. (Vivement.) Vous devez ! Il faut ! Oui, c’est votre devoir de m’offrir ce que Dieu vous a si richement donné. Ce que vous ne faites que rêver, faites-le germer en moi, poème ! Voyez l’oiseau, là – sottement je l’ai tué ; il était pour vous comme le livre de chant. Oh, ne m’abandonnez pas ; chantez pour moi comme il chantait, et ma vie rendra poème pour chanson !

Svanhild. – Et si je vous cédais, quand je serai vide, et que j’aurai chanté sur la branche mon dernier chant, qu’arrivera-t-il ?

Falk (la regarde). – Qu’arrivera-t-il ? Eh bien, souvenez-vous.

(Il montre du doigt hors de la scène, dans le jardin.)

Svanhild (à voix basse). – Oh oui, je me souviens que vous pouvez jeter la pierre.

Falk (rit dédaigneusement). – Voilà l’âme de liberté dont vous vous vantiez, – celle qui oserait, s’il y avait un but ! (Avec force). Je vous ai montré le but ; donnez maintenant une réponse qui soit définitive.

Svanhild. – Vous savez la réponse : de cette manière je ne pourrai jamais vous obtenir.

Falk (rompant froidement). – Assez donc là-dessus ; que le monde vous prenne.

(Svanhild en silence s’est détournée de lui. Elle appuie les mains sur la balustrade de la véranda et repose la tête sur ses mains.)

Falk (fait quelques pas deci et delà, prend un cigare, s’arrête près d’elle et dit après un silence). – Vous devez trouver que cela est bien ridicule, ce dont je vous ai entretenue ce soir ? (Il s’arrête comme pour attendre une réponse. Svanhild se tait.) Je me suis emballé, je le vois bien ; vous n’avez que le sentiment fraternel et filial ; – dorénavant je vous parlerai avec des gants, nous nous comprendrons mieux ainsi...

(Il attend un peu ; mais comme Svanhild reste debout sans mouvement, il se tourne et remonte vers la droite.)

Svanhild (lève la tête après un court silence, le regarde et s’approche). – Maintenant je veux vous parler sérieusement et vous remercier d’avoir voulu me tendre une main de sauveur. Vous vous êtes servi d’une image qui m’a clairement fait comprendre votre « fuite hors du monde ». Vous vous compariez au faucon qui doit lutter contre le vent pour atteindre les hauteurs ; j’étais la brise qui devait vous porter vers le ciel bleu, – sans moi vous étiez sans force. – Que cela est misérable ! Que tout cela est mesquin, ridicule même, comme vous l’avez senti vous-même à la fin ! La comparaison est pourtant tombée sur un terrain fécond, car elle en a évoqué une autre à mes yeux, qui n’est pas, comme la vôtre, percluse et boiteuse. Je vous ai vu, non comme un faucon, mais comme un cerf-volant, un cerf-volant de poète, fait en papier, dont le corps n’est qu’un accessoire, tandis que la ficelle en est le principal. Le large corps était plein de billets d’avenir en or poétique ; chaque aile était un amas d’épigrammes qui frappent l’air sans toucher personne ; le long cou était un poème sur le temps, qui pouvait paraître fouetter les défauts des hommes, mais qui ne parvenait qu’à murmurer tout bas sur ceci ou cela, où les devoirs sont méconnus. Vous étiez ainsi sans force devant moi et vous me demandiez : « Ô, soulevez-moi jusqu’aux vents de l’est ou de l’ouest ! Ô, aidez-moi à m’élever avec ma chanson, dût cela vous coûter les reproches d’une mère et d’une sœur ! »

Falk (les poings fermés, dans une forte émotion intérieure). – Mon Dieu, que... !

Svanhild. – Non, croyez-moi, pour un tel jeu d’enfants je suis trop grande : mais vous qui êtes né pour une action spirituelle, – il vous suffit d’une envolée jusqu’aux régions des nuages, et vous pouvez suspendre le poème de votre vie à un fil que je peux laisser tomber où et quand il me plaît !

Falk (vivement). – Quelle date est-ce aujourd’hui ?[10]

Svanhild (plus doucement). – Voyez, c’est bien ; que ce jour vous soit un jour mémorable ; vous ferez le voyage sur vos propres ailes, qu’elles doivent vous briser ou vous porter. La poésie de papier est bonne pour le pupitre, et celle qui est vivante ne sort que de la vie ; celle-là seule a droit de passage dans les hauts espaces ; choisissez maintenant celle des deux que vous voulez. (Plus près de lui.) J’ai fait maintenant ce que vous m’aviez demandé : j’ai chanté sur la branche ma dernière chanson ; c’était ma seule ; maintenant je suis vide ! si vous voulez, vous pouvez jeter la pierre !

(Elle rentre dans la maison ; Falk reste immobile et la suit des yeux ; au loin sur l’eau on aperçoit un bateau, d’où l’on entend, très faiblement, ce qui suit.)

Chœur

J’étends mes ailes, je hisse ma voile,

je plane comme l’aigle au-dessus du miroir du lac

/ de la vie :

la foule des goélands nous suit.

Par dessus bord le lest du bon sens !...

Peut-être vais-je faire chavirer mon vaisseau ;

mais il est délicieux de naviguer ainsi !

 

Falk (distrait, se réveille de ses pensées). – Quoi ? du chant ? Ah oui – ce sont les amis de Lind qui s’exercent à la joie ; c’est juste ! (à Guldstad, qui sort, son manteau sur le bras.) Eh bien, monsieur le négociant, – on s’esquive ?

Guldstad. – Oui. Laissez-moi d’abord mettre mon manteau ; nous, qui ne sommes pas poètes, craignons le froid, l’air du soir est sensible sur le cou. Bonsoir !

Falk. – Négociant ! Avant de vous en aller, – un mot ! Indiquez-moi un acte à accomplir, un grand acte ! Il y va de la vie... !

Guldstad (avec un accent ironique). – La vie ? Si vous vous détachez d’elle, vous verrez qu’elle se détachera de vous.

Falk (le regarde, songeur, et dit lentement). – Voilà, sous forme concise, tout un programme donné. (Il éclate joyeusement.) Maintenant je suis réveillé de ma léthargie, maintenant j’ai jeté les grands dés de la vie, et vous verrez, – le diable m’emporte...

Guldstad. – Fi, ne jurez pas, la mouche timide ne fait pas cela.

Falk. – Non, plus de mots, des actes, rien que des actes ! Je renverse l’œuvre du Seigneur ; – six jours perdus à bâiller ; mon œuvre en ce monde est encore néant – ; demain, dimanche – je vais créer !

Guldstad (riant). – Eh bien, nous verrons si vous aurez la force ; mais, pour le moment, rentrez d’abord et couchez-vous, bonsoir !

(Il sort par la gauche. On aperçoit Svanhild dans la chambre au-dessus de la véranda, elle ferme la fenêtre et baisse le store.)

Falk. – Maintenant, à l’action ; j’ai trop longtemps dormi. (Il lève les yeux vers la fenêtre de Svanhild et éclate comme pris d’une forte résolution.) Bonsoir ! Bonsoir ! Que vos rêves soient doux cette nuit ; demain, Svanhild, nous serons deux fiancés.

(Il sort rapidement par la droite ; du fjord on entend encore.)

 

Peut-être vais-je faire chavirer mon vaisseau ;

mais il est délicieux de naviguer ainsi !

 

(Le bateau s’éloigne lentement, tandis que le rideau tombe.)