1. Suicide et sacrifice

On a souvent fait de Maurice Halbwachs (1877-1945) un adversaire de Durkheim, malgré ses nombreuses contributions à L'Année sociologique 1. Datées de 1930, Les Causes du suicide constituent en effet la première étude – parfois très critique – de l'œuvre fondatrice du maître. Excellent statisticien, Halbwachs réfute, à partir de données quantitatives plus fiables et plus nombreuses, certaines conclusions de son aîné comme l'augmentation inéluctable du taux de suicides ou encore la pertinence de ce qu'on nommerait aujourd'hui la variable religieuse. Il montre en effet que, toutes choses égales par ailleurs, protestants et catholiques présentent à peu près le même taux de suicides. Ces réserves techniques conduisent alors Halbwachs à abandonner la classification des suicides en « égoïste » et « altruiste », « anomique » et « fataliste », et à s'écarter, plus largement, de la conception durkheimienne de la société. Plus attentif aux écarts qu'à la moyenne, il voit, autour d'un centre de forte et prestigieuse sociabilité (inséparable de la ville), une périphérie où des groupes sociaux se répartissent selon ce qu'il nomme leur « genre de vie » – et non selon une hiérarchie inégalitaire. On le voit : nous sommes ici fort éloignés de la conception unitaire de l'obligation sociale imposée par ce que Durkheim appelait une société « intégrée ». Ainsi, le pic du taux de suicides en ville, observable à la fin du XIXe siècle, trouve pour lui sa source dans la multiplication des occasions de rencontres et de conflits, inhérente à une « civilisation urbaine » n'ayant pas encore trouvé son point d'équilibre. Le suicide possède donc des causes – le pluriel est ici essentiel – au nombre desquelles le « genre de vie », sorte d'indicateur composite comprenant (autre opposition à son prédécesseur) les motifs individuels. En fait, dès 1898 – soit un an après la publication du Suicide –, Durkheim écrit un article sur les représentations (« Représentations individuelles et représentations collectives »), dans lequel il montre un vif intérêt pour la « psychologie collective » (voir Le Suicide, III, chap. I, 3). Halbwachs ne ferait donc que s'inscrire dans cette voie. Mais en l'infléchissant. Pour ce dernier, de fait, on ne doit jamais oublier que l'homme qui se suicide nourrit de réelles raisons de le faire. Toutefois, il considère, à la différence de son aîné, que ces raisons ne sont ni en nombre illimité ni inaccessibles au travail sociologique. La psychologie ne doit par conséquent pas demeurer un territoire interdit, car elle ne se limite pas à l'individu, contrairement aux apparences. Si l'homme veut se tuer, « c'est dans la société qu'il a appris à le vouloir ». Ainsi, son motif n'est pas exclusivement subjectif. Les « cadres sociaux » – pour reprendre l'expression de l'auteur – opèrent à l'intérieur même du sujet. Comme la mémoire, autre thème de la sociologie de Halbwachs. L'individu en effet mémorise toujours socialement, c'est-à-dire en fonction de schèmes d'abord sociaux et matériellement liés à l'espace (comme il l'écrit dans La Topologie légendaire des Évangiles en Terre sainte, en 1941).

De précision en rectification, de propositions en innovations, il serait dès lors facile de faire de Maurice Halbwachs le premier et le plus radical des critiques de Durkheim. En témoignerait la conclusion de son ouvrage où il discute, entre autres, la définition même que ce dernier donne de la mort volontaire. Dans l'extrait qui suit, s'opposant, là encore, au père fondateur, Halbwachs, qui a déjà pris ses distances à l'égard du suicide altruiste, étudie, pour le différencier du suicide, le sacrifice – une distinction conceptuelle que le texte de Durkheim ignore.

Mais, n'est-ce pas en fin de compte dans un esprit très durkheimien que travaille l'auteur ? Partir de l'observation – véritable expérimentation sociologique –, établir rationnellement (statistiquement) les faits qui ne sont pas donnés à la conscience spontanée, expliquer le social par le social, ne retrouvons-nous pas ici les marques d'une authentique filiation ?

Reprenons maintenant la définition que Durkheim proposait du suicide, dont nous avons modifié la dernière partie : « Tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par la victime elle-même, avec l'intention ou en vue de se tuer. » N'y aurait-il pas lieu et moyen, d'après ce qui précède, de la préciser davantage ? Ne pourrait-on pas ajouter : « Et qui n'est pas exigé ou approuvé par la société ? » Mais, nous l'avons vu, il y a des suicides qu'une partie de la société au moins exige (suicides d'expiation). D'autre part, l'approbation collective ne se présume pas. Ce qui serait exact dans les pays et aux époques où la loi civile interdisait et punissait tous les suicides ne l'est plus lorsque l'opinion est incertaine à cet égard, et qu'elle varie d'un milieu à l'autre. Substituerons-nous à une telle formule cette autre : « Et qui n'a pas une fin altruiste ? » Mais les sacrifices imprécatoires sont égoïstes. D'autre part, lorsqu'on se tue pour expier, on pense aux autres aussi bien et peut-être plus qu'à soi-même. Enfin, nous retrancherions ainsi des suicides tous ces cas où l'on quitte la vie pour ne pas être à charge aux siens, ou parce qu'on sent qu'on est un obstacle au bonheur de quelqu'un ou de quelques-uns. Il reste donc à distinguer explicitement le suicide du sacrifice, en disant : « On appelle suicide tout cas de mort qui résulte d'un acte accompli par la victime elle-même, avec l'intention ou en vue de se tuer, et qui n'est pas un sacrifice. » Cette restriction n'est pas sans importance, parce qu'il y a, en effet, des sacrifices qui sont accomplis volontairement par la victime. Nous ne songeons pas surtout aux sacrifices humains, qui n'existent plus dans nos sociétés, bien que dans tel pays comme les Indes, où l'on relève un très grand nombre de suicides de femmes, il puisse ne pas être sans intérêt de savoir si tous sont véritablement des suicides. Mais la définition de Durkheim s'applique, aussi bien qu'aux suicides véritables, à des actes tels que la mort d'un soldat qui se fait tuer volontairement pour son pays, d'un croyant qui meurt pour sa foi, dont il est d'ailleurs difficile de distinguer les mêmes actes accomplis par des hommes qui s'exposent seulement à un danger de mort, et qui meurent en effet, pour les mêmes causes. Or tous ces faits ne sont pas des suicides. Nous croyons qu'une définition sociologique doit tenir compte principalement de l'attitude de la société, et des jugements différents qu'elle porte sur des actes extérieurement semblables. Du moment qu'elle se déclare l'inspiratrice et l'auteur responsable de ceux-ci, et qu'elle considère les autres, alors même qu'elle les a peut-être suggérés, conseillés, approuvés, comme des actes purement individuels, ils entrent dans deux catégories différentes. C'est pourquoi il était utile, quelles que soient les affinités réelles entre le sacrifice et le suicide, de montrer pour quelles raisons il y a lieu de ne les point confondre. C'était aussi le meilleur moyen de bien reconnaître la nature de l'un et de l'autre1.