Dictionaries are like watches; the worst is better than none, and the best cannot be expected to go quite true.
SAMUEL JOHNSON
LE TRADUCTEUR français de Samuel Butler et de James Joyce, Valery Larbaud, estimait que «les dictionnaires bilingues ne sont que des esclaves, ou mieux des affranchis faisant fonction d’huissiers et d’interprètes» (Larbaud, 1946: 86). «Un dictionnaire [bilingue] c’est toujours de la traduction condensée, cristallisée, surgelée», pensait pour sa part le linguiste Mario Wandruszka (1973: 84). «Un traducteur n’a parfois que faire du dictionnaire», observait Pierre Daviault dans l’avant-propos de L’expression juste en traduction (Daviault, 1936: 8). Hilaire Belloc, quant à lui, jugeait dangereux de trop se fier aux dictionnaires:
However well a man may possess the original tongue from which he is translating into his own, there will arise […] occasions when it is necessary to verify the exact meaning of a particular word and for that service the dictionary is essential. […] But to rely upon the dictionary continuously is fatal. It argues either an insufficient knowledge of the original, or an insufficient confidence in oneself, which, for translation as for any other creative work, is an evil. If you are fairly certain from your experience that a particular meaning is intended do not fear to give that meaning although the dictionary has it not (Belloc, 1931: 179).
Un recours trop fréquent aux dictionnaires dénote, en effet, une connaissance insuffisante des langues de travail et un manque de confiance en soi. Enfin, un dictionnaire est peut être un garde-fou, mais ne doit pas être une béquille. Le professeur Henri-Daniel Wibaut confie avoir du mal à faire admettre à ses étudiants que leurs traductions sont de meilleure qualité lorsqu’ils travaillent sans dictionnaire (Wibaut, dans Israël, 1998: 69).
Nous pourrions multiplier les citations qui renferment des réserves ou des mises en garde comme celles qui précèdent. Les dictionnaires, ces grandes bibliothèques de mots, sont à la fois les meilleurs amis et les pires ennemis du traducteur. Ce sont des outils indispensables, mais dont l’emploi n’est pas sans danger. Il faut les manipuler avec prudence. Les articles cités dans les Suggestions de lecture ci-dessous font ressortir, au moyen d’exemples concrets, les nombreuses lacunes inhérentes aux dictionnaires bilingues. Parmi les principales, nous pouvons citer les suivantes:
1. Les dictionnaires vieillissent rapidement, ce qui rend nécessaire la publication de répertoires de «mots nouveaux», de «mots dans le vent», absents des dictionnaires généraux. Les banques de terminologie sont aussi nées du désir de suivre de près l’évolution incessante de la langue mais, malgré le travail admirable des terminologues qui les alimentent quotidiennement, elles restent lacunaires.
2. Les meilleurs dictionnaires généraux de traduction ne sont pas exempts d’erreurs. Par exemple, le Robert & Collins (1987) traduisait pay-TV par «*télé-banque» [l’éd. de 1998 corrige: télévision payante], Thanksgiving Day par «*fête nationale» [l’éd. de 1998 corrige: Action de grâce] et convenience store par «*commerce de proximité» [l’éd. de 1998 ajoute: dépanneur (Can.)]. Pour le terme highway, l’édition de 1998 propose grande route ou route nationale, termes pouvant convenir dans certains contextes, mais elle ne fait aucune mention de l’équivalent autoroute, mot donné comme correspondant du terme américain turnpike, peu usité au Canada.
3. Les répertoires unilingues ou bilingues renferment de nombreux «mots de dictionnaire», c’est-à-dire des termes que l’on ne trouve pour ainsi dire nulle part ailleurs. C’est le cas du mot «occasion» que l’auteur du Dictionnaire des difficultés de la langue française au Canada propose comme équivalent de lift (Dagenais, 1990: 364). Qui dira: «J’ai eu une occasion pour aller de Québec à Montréal»? Quoiqu’on le pourrait, on ne le fait pas. L’article renferme cependant d’excellentes solutions non lexicales.
Le mot «rotophare» que le Robert & Collins donne comme correspondant de flashing light ne figure dans aucun dictionnaire unilingue qui, tous, par contre, enregistrent le terme «gyrophare», phare rotatif équipant le toit de certains véhicules prioritaires (voitures de police, ambulances, etc.). Cette lacune a été corrigée dans l’édition du Robert & Collins de 1998. En outre, flashing light se dit aussi revolving light, emergency rotating light, rotating lamp, revolving domelight, revolving reflector lamp, rooflight, autant de synonymes absents du dictionnaire.
4. Les dictionnaires bilingues généraux et bon nombre de dictionnaires spécialisés ne précisent pas les nuances de sens qui distinguent les termes d’une série synonymique. Au mot switch, par exemple, le Harrap’s Shorter énumère une dizaine de correspondants français: «interrupteur, disjoncteur, commutateur, inverseur, sectionneur, conjoncteur-disjoncteur, coupe-circuit, contacteur, combinateur». Comment un traducteur généraliste peut-il s’y retrouver? Les nombreux dictionnaires de synonymes, surtout utiles pour la langue littéraire ou générale, ne lui sont d’aucun secours pour clarifier la signification de tous ces mots.
Le Dictionnaire des synonymes, mots de sens voisin et contraires d’Henri Bertaud du Chazaud (2007), n’est guère utile, bien qu’il couvre la langue courante. Ainsi, au mot «commutateur», l’auteur donne, sans les définir, les synonymes suivants: «bouton, disjoncteur, jack, minuterie, minuteur, relais, sélecteur, télécommande, télérupteur, variateur», et fait un renvoi à «interrupteur», où il aligne huit autres synonymes, dont «conjoncteur-disjoncteur, rupteur, sélectionneur, trembleur et va-et-vient» (Bertaud du Chazaud, 2007: 432; 1028). C’est la quadrature du cercle! Contrairement au dicton, abondance de biens nuit, parfois. D’où l’importance des définitions pour bien cerner une notion. Un dictionnaire sans définitions n’est qu’un squelette. À cet égard, les grandes banques de terminologie se révèlent plus utiles que les dictionnaires généraux.
5. Les dictionnaires ne sont jamais exhaustifs, même lorsqu’ils prétendent dans leur publicité rendre compte des productions lexicales les plus récentes. C’est en vain que l’on cherchait dans l’édition de 1987 du Robert & Collins les mots boat people, burnout, crack (drogue), detainee, doublespeak, PCB, sex offender, spruce-bud worm, réalités pourtant bien actuelles à l’époque. L’édition Robert & Collins Senior de 1998 renferme tous ces mots, à l’exception de spruce-bud worm. Par contre, elle propose comme équivalent de pager le terme Alphapage, marque de commerce inconnue au Canada, alors que téléavertisseur y est déjà bien répandu. Ce même ouvrage restait muet également pour des termes aussi courants de nos jours que DVD, CD burner ou pepper spray, ce qui dénote un retard incontestable sur l’usage.
6. Il arrive souvent que les dictionnaires bilingues donnent des descriptions ou des périphrases au lieu de correspondants et laissent le soin aux utilisateurs de trouver une désignation pertinente dans la langue d’arrivée. Dans le Harrap’s Shorter, l’expression department store est rendue par une description, «*magasin à rayons multiples», et non par le syntagme pourtant lexicalisé «grand magasin». Dans le Grand dictionnaire d’américanismes d’Étienne et Simone Deak, on peut lire au mot high: «Dans le jargon des drogués: euphorie ressentie par un drogué satisfait.» Définition n’est pas désignation.
7. Les dictionnaires bilingues ne peuvent recenser tous les emplois virtuellement possibles d’un même mot, pas plus qu’ils ne renferment tous les mots d’une langue donnée. De ce point de vue, ils sont doublement lacunaires. Les mots n’ont pas de signification, dit-on, ils n’ont que des emplois. C’est pourquoi, même armé des meilleurs dictionnaires, le traducteur ne peut se soustraire à l’obligation d’analyser le texte de départ afin de dégager le sens des mots en contexte. Il ne peut pas y avoir de traduction véritable sans interprétation du sens. Valery Larbaud a très clairement exprimé cette idée:
Tout le travail de la Traduction est une pesée de mots. [L]a pesée serait facile si au lieu des mots d’un Auteur nous pesions ceux du Dictionnaire; mais ce sont les mots d’un Auteur, imprégnés et chargés de son esprit, presque imperceptiblement mais très profondément modifiés, quant à leur signification brute, par ses intentions et les démarches de sa pensée, auxquelles nous n’avons accès que grâce à une compréhension intime de tout le contexte […]. De là vient que souvent pas un des mots que nous offre, avec une assurance de pédagogue et une précision tout administrative, le Dictionnaire bilingue comme équivalents en quelque sorte officiels de ce mot, ne supporte l’épreuve de la pesée, et qu’il nous faut en chercher ailleurs, dans le Dictionnaire de notre mémoire, et par l’itinéraire compliqué des synonymes […] (Larbaud, 1946: 82-83).
Ce que dit l’auteur de Sous l’invocation de saint Jérôme s’applique aux œuvres littéraires tout autant qu’aux textes pragmatiques. Voici trois exemples tirés d’ouvrages non littéraires qui feront voir les limites des dictionnaires bilingues.
Exemple 1
There is a serious danger that large numbers of citizens will feel powerless when confronted with the problems of modern industrial society. The keywords of deeper democracy are decentralization and citizen participation.
Dictionnaire
Les principaux correspondants de deep dans le Robert & Collins Senior sont: profond, épais, à hauts bords, large, haut, foncé, vif, intense, sombre, grave, au fort/au cœur de (l’hiver).
Traduction
De nombreux citoyens risquent fort de se sentir impuissants devant les problèmes de la société industrielle d’aujourd’hui. La décentralisation et la participation du citoyen sont les maîtres mots d’une démocratie plus authentique.
Justification
Authentique: «Qui exprime une vérité profonde de l’individu et non des habitudes superficielles, des conventions» (Le nouveau Petit Robert).
Exemple 2
Over the years, researchers have achieved a cross-pollination of aeronautical expertise with non-aeronautical disciplines.
Dictionnaire
Le mot cross-pollination ne figure pas dans le Harrap’s Shorter. En botanique, ce mot est synonyme de cross-fertilization. Sous ce mot, par contre, on relève les correspondants «fécondation croisée», «pollinisation croisée», «allogamie» et «hybridation».
Traduction
Au fil des ans, les chercheurs ont réalisé une sorte de symbiose entre la technique aéronautique et celle des autres disciplines.
Justification
Symbiose: «Association durable et réciproquement profitable entre deux organismes vivants» (Le nouveau Petit Robert). Le mot symbiose, souvent employé au figuré comme ici, est un terme de biologie.
Exemple 3
Skinner is against freedom and against dignity and against feelings and against values. He is against anything that smacks of mind, because mind is soft and ghostly and gets in the way of clear thinking about the control of behavior.
Dictionnaire
Soft: (Harrap’s Shorter) mou, tendre, doux, douillet; (Robert & Collins Senior) mou, doux, tendre, soyeux, souple, léger, modérer, ramolli
Ghostly: (Harrap’s Shorter) spirituel, spectral, de fantôme; (Robert & Collins Senior) spectral, fantomatique, spirituel
Traduction
Skinner est contre la liberté, contre la dignité, contre les sentiments et les valeurs. Il est contre tout ce qui touche de près ou de loin à l’esprit parce que l’esprit est vague et insaisissable et perturbe les raisonnements clairs sur le contrôle du comportement.
Justification
«Vague» et «insaisissable» sont deux adjectifs qui peuvent s’appliquer à l’esprit, comme en font foi les expressions «avoir une vague idée», «rester vague», «je ne saisis pas ce que vous dites», «saisir par la pensée».
En somme, contrairement à l’opinion répandue, la traduction ne repose pas sur l’art de se servir des dictionnaires et l’expression «dictionnaire de traduction» est un peu abusive. S’il est important d’apprendre à bien connaître les dictionnaires et à les consulter à bon escient, il est tout aussi important d’apprendre à s’en passer, comme le conseillent judicieusement Valery Larbaud, Hilaire Belloc et Henri-Daniel Wibaut. Un dictionnaire bilingue tend à donner l’illusion que l’équivalence recherchée se trouve uniquement parmi les solutions (les correspondants) qu’il propose. Il incite à une forme de paresse intellectuelle. Tout dictionnaire ne donne que les acceptions les plus courantes des mots, alors que, en contexte, les mots acquièrent des sens insoupçonnés, comme le prouve la traduction des mots deeper, cross-pollination, soft et ghostly ci-dessus et comme nous le verrons à l’OS 16.
Ce troisième objectif spécifique vise à faire prendre conscience des limites des dictionnaires bilingues et des pièges qu’ils tendent aux adeptes de la traduction «à coups de dictionnaire». Il est erroné de croire que, en traduction, le dictionnaire a toujours le dernier mot!
Humblé, Philippe (2010), «Dictionnaires et traductologie: le paradoxe d’une lointaine proximité».
Lagarde, Laurent et Daniel Gile (2011), «Le traducteur professionnel face aux textes techniques et à la recherche documentaire».
Lapierre, Solange et Éric Poirier (2007), «Les dictionnaires Larousse dans la francophonie».
V. aussi: Duval (1993); Lapierre (2009); Larbaud (1946: 82-92); McClintock (2010).
Exercice 1
Traduisez les dix extraits ci-dessous après avoir analysé les mots en gras comme dans les exemples ci-dessus. Indiquez si les solutions des dictionnaires vous ont été utiles, c’est-à-dire si vous avez pu intégrer dans votre traduction l’un ou l’autre des correspondants proposés.
1. To the child at school, the migrant worker, or the citizen trying to cope with the innumerable problems and pressures of daily existence, human rights may appear a fairly abstract concept. Yet there is nothing remote about human dignity.
2. Although New Zealand is viewed as a largely agricultural country, in fact only 17% of the people are rural dwellers, and there is a noticeable population drift to the cities and towns. At the same time, the rate of population growth is much higher in the urban areas. Thus New Zealand is faced with a population largely divorced from the farming sector on which its livelihood is based.
3. At present, electricity is generated by burning expensive, imported oil, which makes Prince Edward Island particularly vulnerable not only to oil price increases, but also to disruptions in supply.
4. A particularly serious limitation of the lecture method is the decline in students’ attention.
5. The surgery involves transplanting fetal cells into the patient’s brain to alleviate the tremors, muscular rigidity and uncontrolled movements of the disease. [Maladie de Parkinson]
6. Keep this product away from shrubs, vegetables, flowers and trees. Should it come in contact with desirable plants, wash them with water immediately. [Instructions pour l’application d’un herbicide]
7. Cellular telephone service is a new form of wireless mobile communication. It’s essentially an enhanced version of the mobile telephone. The enhancement comes through the marriage of the computer, the radio and the telephone. At present, Cantel’s product portfolio includes phones ranging in price from $2,500 to $6,000, with a typical subscriber paying in the area of $120 per month for usage. [mobile telephone: «radiotéléphone»]
8. Children are particularly sensitive to second-hand smoke. Children of non-smokers are less likely to suffer from bronchitis or pneumonia during the first years of their lives.
9. In the past four decades, a large number of North American adolescents have taken to “turning on” with a wide variety of mood-modifying, illicit drugs.
10. Cycling is a fun, healthy and inexpensive way to get around, but it can be hazardous, unless your bicycle handling and traffic skills are in good shape.
Exercice 2
Texte 5
Auteure: Sarah Elton
Source: Maclean’s
Genre de publication: Magazine
Domaine: Cuisine, restauration
Public visé: Grand public
Nombre de mots: 385
One should not confuse the Québécois confection pouding chômeur with the congealed chocolate and vanilla stuff sold in single-serving plastic pots at super-markets. This is because pouding chômeur—which translates as “unemployed person’s pudding”—is the caviar of puddings, a dessert to be savoured by those with a serious sweet tooth. The dish as you’ll find it today in many trendy Québécois restaurants consists of a dollop of biscuit dough—or, alternatively, white cake—baked in a bath of cream and maple syrup. Lots of maple syrup. In fact, given the price of maple syrup, its poverty inspired name is amusingly inappropriate.
But in Quebec in 1929, when pouding chômeur was reportedly invented, the dish reflected its working-class roots. The recipe was created, so the story goes, by female factory workers who had access to only basic ingredients in their industrial neighbourhoods: butter, flour, milk, brown sugar. No fruit, no eggs, and certainly no chocolate.
When Pierre-Luc Chevalier was a child, his mother made pouding chômeur at least once a week. “It was the Saturday night dessert. Or something we had when people were coming at the last minute,” he said. Chevalier happens to be chef and owner of La Cantine, a 1970s kitsch-inspired restaurant, located in Montreal’s Plateau neighbourhood, and he now makes the dessert in his restaurant, remaining faithful to the brown sugar base—though he has added fleur de sel to give it a salty caramel flair.
The ubiquity of the dessert on the city’s restaurant scene is a sign of the current revival of traditional Quebec cuisine. Artisanal cheese production—a part of the province’s long culinary history—along with foods from the terroir such as pork hocks and pig’s ears, have become popular in recent years. Where farmstead cheese and the like hearken back to the food prepared by harried farm wives for their 15 children and hungry husbands, pouding chômeur is from a more recent period—the Duplessis era, when industrialization was transforming food, and easy-to-make recipes and processed foods were replacing the old ways. In other words, it’s Quebec’s unique version of the trend toward fancy cupcakes and gourmet mac and cheese.
Unemployed person’s pudding—once only available in the home kitchen—becomes a restaurant delicacy, the pudding of the employed and well-fed.