Objectif 11

TRAVAIL EN ÉQUIPE1

L’âne me semble un cheval traduit en hollandais.

LICHTENBERG

L’UNE DES IMAGES courantes, mais déjà ancienne, du traducteur de textes pragmatiques le montre travaillant seul enfermé dans une pièce propice à la concentration, entouré de ses dictionnaires usuels et de ses ouvrages spécialisés, avec pour seule compagnie sa tasse à café, le tic-tac d’une horloge et son chat. Tous les traducteurs semblent aimer les chats. L’auteur des Grandes marées et de La traduction est une histoire d’amour, l’écrivain-traducteur Jacques Poulin, en est certainement l’archétype. Le seul horizon qui s’ouvre au traducteur solitaire est celui d’affiches de plages tropicales, lointains souvenirs de pauses estivales ou hivernales. On dirait que c’est à lui que pensait le poète latin lorsqu’il a écrit «Tristis eris, si solus eris»: tu seras triste si tu es seul. Mais le traducteur n’est pas triste.

Cette image ne correspond pas à la réalité, du moins pas à la réalité moderne imprégnée de technologie dans laquelle le traducteur exerce son métier. C’est oublier que traduire est fondamentalement un travail d’équipe, et en tout premier lieu d’une équipe formée du traducteur et de son auteur.

Les membres de l’équipe

En effet, on traduit moins un auteur que l’on traduit avec lui, car c’est à lui qu’appartiennent en propre le niveau de langue, le style, l’humour ou le sérieux de son texte. C’est lui qui donne le «ton», à la fois au sens stylistique et rhétorique et au sens musical du terme. Rares sont, du reste, les traducteurs qui ne sont pas mélomanes. Avoir le sens du rythme des phrases est une qualité que possède tout traducteur de talent.

Le traducteur traduit aussi avec son lecteur. Il lui faut tenir compte de la personne ou du groupe de personnes à qui s’adresse le texte traduit et respecter les conventions de lecture: s’agit-il d’un rapport ministériel, d’une analyse financière, d’une circulaire d’information, d’une lettre de congédiement?

Mais le traducteur est également appelé à traduire avec d’autres traducteurs. Il est illusoire de penser que le traducteur est seul avec son texte. Le texte à traduire, le serait-il pour la première fois, s’inscrit toujours dans une «histoire»: celle de l’unité administrative qui l’a publié, celle du langage spécialisé qu’il porte en lui, celle des traductions antérieures faites dans ce langage spécialisé, celle des autres textes du même genre publiés récemment, etc. Il n’y a pas de travail de traduction qui vaille sans interrelations, et un traducteur efficace sait prendre en compte ce réseau complexe de liens, de voix diverses, d’histoires différentes. Le seul fait d’utiliser de grandes banques de terminologie, comme Termium Plus® ou Le grand dictionnaire terminologique de l’OQLF, banques que des dizaines de terminologues alimentent quotidiennement, prouve à l’évidence que le travail du traducteur s’exerce dans la collaboration. Tout dictionnaire, au fond, est une main tendue qu’il faut savoir saisir. C’est un lieu commun que d’affirmer que le travail collectif des langagiers a un effet direct sur l’efficacité et la productivité des traducteurs. Il suffit de penser aux gigantesques mémoires de traduction auxquelles contribuent des centaines de traducteurs et dont la qualité du travail repose entièrement sur la qualité des contributions qui y ont été versées en amont (v. l’OS 13). Or, pour travailler efficacement en équipe, il y a quelques règles à suivre qui s’enseignent et qui peuvent faire l’objet d’un apprentissage.

La nature d’une équipe

Selon Robert Lafon, le mot «équipe» viendrait du vieux français «esquif», qui désignait une suite de chalands que l’on attache les uns aux autres pour ensuite les haler. On en est venu à parler ensuite d’équipe de travailleurs pour tous ceux qui tendent à réaliser une œuvre commune. «Il y a donc dans ce mot un lien, un but commun, une organisation, un double dynamisme venant aussi bien de la tête que de l’ensemble, une victoire à gagner ensemble» (cité par Mucchielli, 2009: 12).

On le voit: l’idée de travailler en équipe est d’atteindre un but commun. Dans le cas de la traduction, il s’agit de produire collectivement une traduction de la meilleure qualité possible, la plus efficace du point de vue de la communication et correspondant le mieux aux attentes du client.

La nécessité de travailler en équipe en traduction est dictée avant tout par la charge de travail. Règle générale, il s’agit d’un texte trop long pour être confié à un seul traducteur compte tenu de l’échéancier. La longueur d’un document ou sa complexité, ou l’un et l’autre, exigent qu’on le fragmente et qu’on le répartisse entre plusieurs traducteurs. Ce fractionnement comporte un risque quant à l’uniformité du texte traduit. Ainsi, ces risques se situent surtout aux niveaux a) stylistique; b) terminologique; c) rédactionnel (application des règles d’écriture).

En outre, chaque traducteur s’étant vu attribuer une partie seulement du travail, nul ne se sent responsable de l’ensemble du texte, ce qui gâte la qualité du résultat final. Il est primordial de prendre en considération la cohérence textuelle. Une équipe de traducteurs efficace comptera idéalement parmi ses membres un traducteur-terminologue, un traducteur spécialisé et un traducteur-réviseur. Dans la suite du présent objectif, nous ne traiterons pas des savoir-faire propres à chacun des membres de l’équipe; nous nous bornerons plutôt à rappeler quelques notions de base qui régissent la gestion efficace d’un projet de traduction en équipe, c’est-à-dire les comportements à adopter.

Qualités d’une bonne équipe

La formation d’une équipe de travail obéit à un certain nombre de règles, dont voici les principales.

Une équipe présuppose de ses membres:

 1. Un engagement personnel. Une équipe n’est pas une addition d’individus, mais une totalité, un ensemble de compétences complémentaires. On ne travaille pas pour soi, mais pour le groupe. La reconnaissance qui découle d’un travail d’équipe n’est pas individuelle, mais collective. On exige du coéquipier qu’il axe ses efforts dans le sens de ceux de l’ensemble du groupe; réciproquement, aucun coéquipier ne doit être considéré comme la cinquième roue du carrosse.

 2. Un effort d’humilité. Il faut reconnaître que c’est le travail à faire qui impose ses règles, ses exigences, son plan d’action, ses moyens, et non tel ou tel membre de l’équipe.

 3. Un respect absolu des règles et des échéances. Il y va de la cohésion même de l’équipe et du travail à accomplir.

La division du travail

Lorsque le contrat de traduction exige la collaboration de plusieurs traducteurs pour que soit respecté l’échéancier, il importe, dès le départ, de bien définir les différentes étapes à suivre.

Un projet de traduction en équipe comporte généralement quatre étapes.

 1. Lecture analytique de l’ensemble du texte. Tous les membres de l’équipe font une lecture complète du document à traduire afin d’acquérir une vue d’ensemble du travail à effectuer et de cerner les problèmes de traduction tant du point de vue terminologique que du transfert linguistique proprement dit. Chacun profite de cette lecture pour identifier la section qu’il aimerait traduire, compte tenu de ses compétences et de sa connaissance du sujet.

 2. Constitution d’une base de données terminologiques. À l’étape de la lecture, chaque membre de l’équipe repère le vocabulaire spécialisé ou les termes récurrents, techniques ou propres au domaine de spécialité auquel appartient le texte. Il convient de mettre en commun toute cette terminologie au moyen de la création d’une base de données terminologiques que se partageront ensuite tous les membres de l’équipe.
Cette base peut prendre la forme d’un document texte ou d’une base de données intégrée à un environnement de traduction (v. l’OS 13). Un membre de l’équipe constituera cette base de données terminologiques. En général, on confie ce travail à la personne du groupe qui connaît le mieux les principes de la recherche terminologique ou qui maîtrise le mieux les logiciels d’aide à la traduction. Cette étape est cruciale, car la qualité du produit final, c’est-à-dire la traduction livrée au client, dépend pour une bonne part de la qualité de cette base de données.

 3. Transfert linguistique. Il s’agit ici de l’étape de la traduction à proprement parler. Normalement, le travail de traduction est facilité par l’étape précédente, car une grande partie des problèmes lexicaux a trouvé sa solution grâce à la recherche terminologique.

 4. Révision et contrôle de qualité. Chaque membre de l’équipe révise attentivement sa traduction en deux temps: d’abord, en la comparant au texte de départ afin de vérifier que rien n’a été oublié (ligne sautée, mots escamotés) ou ajouté (doublons, répétition de phrases); ensuite, en procédant à une lecture continue de la traduction pour s’assurer de sa fluidité et de son caractère idiomatique. Au cours de ces deux premières étapes, les traducteurs apportent des corrections d’ordre structurel, stylistique et orthographique.

Le texte est ensuite révisé au moyen d’un correcticiel (ex.: Antidote®). Une autre relecture sera faite par un autre membre de l’équipe (contrôle croisé). Enfin, l’ensemble du travail sera relu une dernière fois par un troisième membre de l’équipe qui portera une attention toute particulière à l’uniformité stylistique et terminologique avant la livraison du texte au client.

Conclusion

Comme le disait l’écrivain satiriste allemand Lichtenberg (1742-1799): «L’âne me semble un cheval traduit en hollandais.» Par cet aphorisme, qui ouvre le présent objectif, l’auteur raillait, certes, la langue hollandaise qu’il comparait à la langue allemande, mais il cherchait sans doute à nous dire aussi que, bien que désireux de produire des œuvres ayant l’élégance de chevaux racés, nous ne réussissons qu’à enfanter des ânes, la raison étant que nous ne savons pas collaborer ou planifions mal le travail d’équipe. Cela se vérifie aussi en traduction, où l’incapacité de travailler méthodiquement avec les autres produit parfois d’admirables Aliboron et autres roussins d’Arcadie. Ne dit-on pas par dérision que le chameau est un cheval conçu en comité?

Aussi, dans le cadre de l’enseignement universitaire de la traduction, surtout en fin de formation, un travail de traduction en équipe peut se révéler une excellente façon d’intégrer les différentes habiletés et compétences acquises au moyen d’une application concrète.

Un travail long de traduction en équipe offre aussi à l’étudiant la possibilité de comparer son savoir-faire à celui des autres et de juger de son propre niveau, ce qu’il n’a pas l’occasion de faire très souvent dans un programme de formation. Enfin, la réalisation d’une traduction d’une certaine envergure peut servir de portfolio à présenter lors d’une entrevue d’emploi.

Suggestions de lecture

Mucchielli, Roger (2009), Le travail en équipe: connaissance du problème, applications pratiques.

Prégent, Richard (1990), La préparation d’un cours, p. 203-243.

Proulx, Jean (1999), Le travail en équipe. Livre électronique.

EXERCICES D’APPLICATION

Exercice 1. — Mise en place pédagogique

Le professeur choisira un texte long qui exige une recherche terminologique particulière (sans être trop technique) et qui demande l’utilisation de divers outils d’aide à la traduction tels que concordanciers, bitextes, bases de données terminologiques, logiciels de traduction automatique, fonctions avancées de MS Word, etc. Les rapports produits par les grandes organisations internationales, telles que l’UNICEF, la FAO ou l’ONU, offrent généralement des textes qui se prêtent bien à un exercice de ce genre.

Idéalement, le texte choisi couvre un chapitre entier d’un rapport. Il contient quelques tableaux à reproduire et offre un bon échantillon du lexique employé dans tout le document. Il faut éviter de choisir des textes en format .PDF afin que les étudiants puissent intervenir sur le document original en y extrayant les images et les tableaux et créer des bases de données terminologiques. Dans la mise en place pédagogique décrite ci-dessous, la traduction d’un texte de 20000 à 24000 mots exige approximativement sept semaines.

 1. Le professeur divise son groupe en équipes de trois, de manière à couvrir les trois éléments que sont la recherche terminologique, le transfert linguistique et la révision.

 2. Chaque équipe constitue une sorte de petit «cabinet de traduction» et dispose de son espace propre dans l’espace Web du cours (Campus virtuel, Blackboard Vista, Moodle, etc.). Le professeur est membre d’office de chacune des équipes. L’espace Web de chaque équipe permet aux membres d’échanger des fichiers et de communiquer entre eux facilement après les heures de classe. Il donne aussi la possibilité au professeur d’encadrer le travail des étudiants, de participer aux discussions, de procéder à une correction partielle du travail, de faire des suggestions de lecture et de prodiguer des conseils.

 3. L’enseignement en classe prend la forme d’un atelier au cours duquel les étudiants utilisent pleinement les outils d’aide à la traduction et sont libres de poser directement des questions au professeur.

 4. Chaque équipe consacre les deux premières semaines à la constitution d’une base de données terminologiques.

 5. Selon la longueur du travail, les deux ou trois semaines suivantes sont consacrées au transfert linguistique. À cette étape, le professeur répond aux questions liées au lexique, au transfert proprement dit, à l’utilisation des logiciels, mais surtout il oriente la recherche des étudiants. C’est une excellente occasion pour réviser ponctuellement certains objectifs du manuel.

 6. Les deux dernières semaines sont employées à la révision générale du texte, aux règles de rédaction s’appliquant au genre de document traduit et au contrôle de la qualité.

 7. L’objectif final à atteindre est la production, dans la langue d’arrivée, d’un document formellement identique au texte de départ.

Exercice 2. — Études de cas

 1. Trois coéquipiers sont à l’étape finale de leur travail et doivent effectuer durant le week-end une dernière relecture de la traduction qu’ils se sont engagés à livrer au client le lundi matin. Un des coéquipiers, jusque-là respectueux des échéances, annonce à ses collègues, le lundi matin, qu’il ne pourra pas terminer sa partie du travail avant la fin de la journée, car son ordinateur est tombé en panne la veille au matin. Ses collègues sont furieux.

a) Où est le problème?

b) Comment le régler dans l’immédiat?

c) Que faut-il faire pour que ce genre de situation ne se reproduise plus?

 2. Trois collègues d’un même cabinet se voient confier la traduction d’un long document. L’un d’eux dit avoir déjà travaillé sur un sujet semblable et souhaite s’occuper de la terminologie. Or, en consultant sa base de données terminologiques, les deux autres collègues constatent que celle-ci a été vite faite et est très lacunaire. Le traducteur-terminologue répond que la base de données qu’il a constituée répond parfaitement à ses besoins.

a) Où est le problème?

b) Comment le régler dans l’immédiat?

c) Que faut-il faire pour que ce genre de situation ne se reproduise plus?

 3. Trois traducteurs chevronnés en attente d’une promotion se voient confier par leur supérieur immédiat la tâche de traduire un long document ardu dans un délai très court. Soupçonnant qu’il peut s’agir d’une épreuve de sélection déguisée, les trois traducteurs n’arrivent pas à s’entendre sur celui des trois qui assumera la responsabilité de coordonner le travail. Comme il leur est impossible de se mettre d’accord, ils demandent à leur supérieur de confier la coordination à quelqu’un d’autre.

a) Où est le problème?

b) Comment le régler dans l’immédiat?

c) Que faut-il faire pour que ce genre de situation ne se reproduise plus?

1. Cet objectif a été rédigé par Charles Le Blanc.