Les mots pris isolément n’ont que des virtualités de signification, les phrases séparées de leur contexte n’ont que des virtualités de sens.
MARIANNE LEDERER
L’OS 17 — Correspondances vs équivalences: les mots a montré comment les mots d’un texte perdent leurs virtualités de signification et acquièrent un sens en fonction du contexte et des compléments cognitifs dont ils s’enrichissent. Le présent objectif porte sur une unité plus grande que le mot, la phrase, maillon syntaxique reliant le mot au contexte.
La phrase est-elle une unité autonome du discours? Suffit-il de traduire chaque phrase l’une à la suite de l’autre et indépendamment des autres pour transmettre le sens d’un texte? Pour répondre à cette question, il faut s’interroger brièvement sur la nature d’un texte. À quoi reconnaît-on un texte? Un texte n’est pas une simple succession de phrases. La preuve en est qu’un lecteur saurait très facilement distinguer un texte d’une suite de phrases n’ayant aucun rapport entre elles. Comparons les deux passages suivants:
a) La page est blanche. La semaine dernière, nous sommes allés à la mer. Julie a résolu son équation du premier degré sans difficulté. La terre tourne. Pour avoir une pelouse bien verte, arrosez-la fréquemment. En cas d’échec, l’étudiant n’a pas droit à un examen de reprise. Tu n’as jamais aimé la musique western. Pourquoi s’obstine-t-elle à ne pas le laisser partir? Bravo! Oui.
b) «Le style d’un texte est une façon de faire qui révèle une manière d’être. Le style, en effet, incarne, au centre même de l’œuvre, la personnalité de l’artiste, sa vision particulière du monde, son histoire, sa culture, autant d’éléments qui participent au sens global du texte. Une approche littéraliste de la traduction possède le grand défaut de confondre le style de l’auteur avec la lettre du texte.» Charles Le Blanc (2009: 141).
Le second passage, contrairement au premier, appartient de toute évidence à la catégorie des textes. Il dit quelque chose. Il est doté d’une cohérence qui est totalement absente du passage précédent.
Par ailleurs, dans le corps d’un texte, les phrases peuvent avoir un tout autre sens que celui qui découle normalement de la somme de leurs signes linguistiques décodés. Le contexte fait surgir un sens en déterminant les signifiés de chaque signe (indéterminé par nature) qui le compose. Enrichis de cette univocité provisoire, les énoncés s’intègrent dans un réseau de relations linguistiques et non linguistiques (les compléments cognitifs), et la polysémie ne se réalise pas. Il arrive que l’ambiguïté soit cultivée, c’est-à-dire délibérément introduite dans un message. On parle alors d’équivoque. Toutefois, si l’équivoque est involontaire, elle peut alors être considérée comme un échec de communication.
L’ensemble des énoncés d’un texte entretiennent entre eux des rapports analogues (mais non identiques) à ceux des mots d’une langue: de même que l’interdépendance des unités lexicales confère à chacune sa valeur conceptuelle (rapports et différences avec les autres mots de la langue) dans le système sémiotique de la langue, l’interdépendance des énoncés à l’intérieur d’un message confère à chacun d’eux leur sens et leur univocité. En langue, les valeurs sont relativement stables, tandis que, dans le cas d’un texte, les énoncés n’entrent dans un rapport de complémentarité que le temps d’un message. C’est pourquoi il n’y a pas deux textes parfaitement identiques. Une traduction ne peut donc jamais être la copie parfaite de l’original.
Pour bien montrer qu’un texte représente plus qu’une simple suite de phrases, nous avons fait traduire par un groupe d’étudiants les trente phrases d’un texte. Ces étudiants ignoraient tout du texte de départ. Ils ne savaient pas quelle phrase précédait ou suivait la leur. Leur interprétation ne pouvait se fonder que sur les significations linguistiques de l’extrait qu’ils avaient sous les yeux. Une fois reconstitué, le texte, soumis à cette opération de transcodage, a abouti à ceci:
Version transcodée du texte 25
En épousant la femme de vos rêves, vous héritez de tous ses proches: une vraie tribu (excusez l’expression). Il vaut mieux apprendre leur langue et leurs rites.
[§ 1] Devenir un gendre n’est jamais facile. Prenez en considération que, peu après avoir fait cela, Roméo a décidé de s’empoisonner. Les membres des belles-familles, hommes ou femmes de tout âge (des andouilles aux vieilles chipies) sont devenus le sujet controversé des comiques. En effet, dans une société où foisonnent les réflexions psychologiques, le rapport entre un homme et ses beaux-parents demeure un aspect inexploré de la vie privée des individus.
[§ 2] C’est un changement de comportement compliqué que de devenir un beau-fils convenable. L’ennui c’est que le lien de parenté par alliance est ténu, sans exemples dans les romans, les films ou les légendes. Avez-vous déjà lu un livre à propos d’un garçon et de son beau-père? Néanmoins, il n’est pas interdit de croire que la même règle puisse s’appliquer à tous les cas. Et c’est alors qu’il faut tout reprendre à zéro. Comme les familles nucléaires rapetissent, il est temps de penser à des rapports plus systématiques entre les membres de la famille étendue. C’est le temps de désirer une relation avec les gens de notre véritable amour.
[§ 3] La Première Réunion. Bien sûr, vous n’êtes pas vraiment un beau-père, une belle-mère à la première rencontre. Mais c’est dans l’air. Elle n’a pas organisé cette rencontre parce qu’elle pensait que ses parents aimeraient simplement faire connaissance avec le type qui partage sa douche. Mais non, cette réunion, tenue généralement autour d’un repas dans la maison familiale un jour de congé, constitue en fait la première épreuve du rituel d’admission au sein de la tribu.
[§ 4] Toute famille digne de ce nom est une culture à part entière avec ses règles familiales complexes et ses coutumes. Sans compter que, plus les membres d’une famille se tiennent, plus ils sont en mesure de se protéger contre l’intrusion d’étrangers comme vous. Même si vous vous montrez bon et courtois avec eux, vous ne parlez tout simplement pas la langue qu’ils s’affairent à individualiser depuis 25 ans. Par conséquent, la première rencontre est très énervante; ces gens ont les nerfs à vif. À cause de leur amour démesuré pour leur fille, ils font des remarques hostiles voilées sans le vouloir. Ne te défends pas. Vous feriez bien de vous rappeler les sages paroles d’Éléonore Roosevelt: personne ne peut vous insulter sans votre permission.
[§ 5] La solution: s’emparer des hautes terres. Reste calme. Donnez-leur le temps de s’habituer à votre corps, à vos marques particulières, à la courbure de votre front, au ton de votre voix. Ce n’est pas le temps de leur demander de s’occuper de choses secondaires telles que l’histoire de votre vie ou votre personnalité. Ne vous distinguez pas des autres; soyez vous-même.
Commentaires
Avant de consulter l’original anglais (v. le texte 25 ci-dessous), on peut déjà constater que ce texte transcodé fait de «correspondances de phrases» manque à la fois de cohérence et de cohésion. Il n’est pas totalement dépourvu de sens, mais il est décousu. Il se compose de «retailles» de sens. Cette succession de phrases traduites indépendamment les unes des autres produit une impression de discontinuité. Nous pouvons affirmer à la suite de Bronislav Malinowski que «de même qu’un mot isolé — sauf circonstances exceptionnelles — n’a pas de sens par lui-même, mais seulement à travers le contexte des autres mots, de même une phrase apparaît généralement au milieu d’autres phrases, et n’a de sens que si on la considère comme un élément d’une totalité significative qui la dépasse» (Malinowski, 1974: 258).
De l’absence de contexte résulte une grande imprécision du vocabulaire. La cohésion lexicale fait manifestement défaut. Cette lacune est aussi apparente au niveau grammatical: mauvaises charnières, pronoms sans antécédent, enchaînements boiteux, passage du tutoiement au vouvoiement (alors qu’il s’agit de la même personne), etc.
L’imprécision du vocabulaire s’accompagne forcément d’une imprécision du sens des mots et, comme il fallait s’y attendre, les contresens sont nombreux. Enfin, le ton humoristique, caractéristique proprement textuelle, a complètement disparu. Les phrases qui se succèdent forment un assemblage inerte qu’aucun souffle de vie ne vient animer. On peut donc énoncer le principe suivant concernant l’interprétation des textes:
La compréhension d’une phrase exige la saisie des rapports grammaticaux et sémantiques qui la rattachent aux autres phrases du contexte.
En début d’apprentissage, on a tendance à voir le texte original comme une succession de phrases et on est porté à le traduire «en phrases détachées», sans tenir compte des liens qui unissent les phrases entre elles. C’est un défaut de méthode normal, mais qu’il faut corriger en s’habituant à reproduire la cohérence d’un texte et sa cohésion linguistique (v. l’OS 10).
En situation normale de travail, le traducteur ne fonde pas son interprétation sur les seuls signes linguistiques et ne traduit pas des phrases séparées de leur contexte, sauf peut-être dans le cas de la traduction à l’aide de mémoires de traduction (v. l’OS 13). L’exercice pédagogique que nous avons conçu a le mérite de nous plonger au cœur même du processus cognitif de la traduction et de nous faire découvrir tout le travail de réflexion qu’exige la reformulation du texte de départ en un ensemble significatif cohérent.
En conclusion, on peut affirmer qu’étudier la traduction d’un point de vue strictement linguistique, c’est rester bien en deçà de l’activité professionnelle du traducteur, car c’est s’enfermer dans le carcan de la transposition des significations verbales sans jamais accéder au sens. «La linguistique de la langue est en grande partie une “anti-sémantique”, et va à l’encontre de l’étude du sens des messages particuliers» (Pergnier, 1976: 97).
En d’autres mots, transposer les seules significations des mots ne suffit pas pour communiquer le sens global d’un énoncé. Traduire est donc une opération qui consiste à déterminer la signification pertinente des signes linguistiques en fonction d’un vouloir dire concrétisé dans un message (un texte), puis à restituer ce message intégralement au moyen des signes d’une autre langue.
Lederer, Marianne (1994), La traduction aujourd’hui. Le modèle interprétatif, p. 49-66.
Exercice 1
Comparez le texte «How to Be a Perfect Son-In-Law» et sa version transcodée «*Comment être un gendre parfait» et trouvez:
1. Un exemple de manque de cohésion lexicale.
2. Trois mauvaises charnières.
3. Un pronom sans antécédent.
4. Deux passages du tutoiement au vouvoiement.
5. Trois cas d’imprécision de vocabulaire.
6. Cinq contresens.
7. Trois formulations non idiomatiques.
Exercice 2
Traduisez le texte «How to Be a Perfect Son-In-Law» en tâchant de faire passer en français l’humour feutré de l’original.
Texte 25
Auteur: Hugh O’Neill
Source: Eastern Review
Genre de publication: Magazine d’un transporteur aérien
Domaine: Relations humaines
Public visé: Clients d’Eastern Airlines
Nombre de mots: 398
When you marry the girl of your dreams, you inherit—pardon the expression—an entire tribe of relatives. It’s best to learn their language and rituals.
Becoming a son-in-law is never easy. Consider that shortly after doing so, Romeo decided to drink poison and die. In-laws of all generations and genders-meatheads and battle-axes-have become the contentious stuff of stand-up comedy. Indeed, in a society awash with psychological insight, the relationship between a man and his wife’s parents remains the dark continent of our private lives.
Becoming a decent son-in-law is a complicated behavioral transit. The problem is that the in-law link is a low-context bond, without models in fiction, film, or legend. Ever read a novel about a boy and his father-in-law? But there are nonetheless some ways of thinking that apply universally. And it’s time for a new beginning. With nuclear families getting smaller, it’s time for a more rigorous ecology of the extended family. It’s time to get hungry for our relationship with our true love’s folks. […]
The First Meeting. Of course, at the first meeting you’re not technically an in-law. But it’s in the air. She didn’t set up this occasion because she thought the folks would just plain enjoy meeting the fella with whom she showers. No, this meeting—usually over a holiday meal in the family home—is a ritual first step toward membership in the tribe.
Any worthwhile family is a culture, complete with elaborate kinship rules and customs. Further, the more coherent the family, the more fiercely it defends itself against intruders, which is what you are. Even though you’re smooth and good with people, you simply don’t speak their language, which they have been busy making private for the past 25 years. Consequently, the first meeting is a minefield; these people are hot-wired. Because they love their daughter beyond measure, they’ll make veiled hostile remarks without even meaning to. Don’t defend yourself. You might do well to remember Eleanor Roosevelt’s wisdom that nobody can insult you without your permission.
The key is to take the high ground. Stay cool. Give them time to get used to you physically, to your markings, the slope of your forehead, the pitch of your voice. This is not the time to ask them to deal with secondary characteristics like your history or personality. Don’t be a particular person, just be a person.