Dès qu’intervient la traduction, apparaît le danger d’une interprétation de la langue étrangère dans les termes de la langue maternelle.
ANDRÉ MARTINET
L’UN DES TRAITS les plus caractéristiques de la langue anglo-américaine est sa capacité d’accumuler devant un substantif, par simple juxtaposition, une longue suite de déterminants qui le modifient. Il ne semble pas y avoir de limite au nombre de déterminants antéposés qui forment avec le substantif une unité syntagmatique complexe.
a. The Walkyrie is a rigid-wing single-surface tailless mono-plane hang-glider. | a. Le Walkyrie est un deltaplane monoplace et monocoque à voilure fixe et sans queue. |
b. Toshiba’s fully electronic quartz digital-synthesized tuning system is available in a selection of styles, sizes, features and price range. [Chaîne stéréo] | b. Le syntonisateur électronique numérique Toshiba à synthétiseur piloté au quartz est offert dans toute une gamme de styles, de tailles, de modèles et de prix. |
c. Non-sterile-powder-free latex medical examination gloves. | c. Gants de latex non stériles et sans poudre pour examens médicaux. |
d. Coiled modular black replacement handset cord. | d. Cordon de combiné noir, modulaire et spiralé. |
Cette forme de composition par juxtaposition directe des composants existe évidemment en français. Les écrivains tirent de cette construction des effets stylistiques parfois saisissants, comme cette description très évocatrice d’un paysage d’hiver extraite d’un roman d’Anne Hébert: «La plate, longue, large, vague, poudreuse étendue neigeuse» (Hébert, 1970: 92)
Des groupes nominaux hypertrophiés de ce genre se rencontrent aussi dans la langue courante. Toutefois, les déterminants juxtaposés et postposés y dépassent rarement le nombre de trois: «eau minérale naturelle gazéifiée», «concert de musique vocale polyphonique française», «la dépopulation agricole active masculine». Dans les langues de spécialité, leur nombre peut s’élever à quatre ou même à cinq: (informatique) «code décimal codé binaire étendu»; (patinage artistique) «l’Hamil Camel est une pirouette sautée allongée passée assise».
L’accumulation d’un si grand nombre de déterminants juxtaposés demeure cependant assez exceptionnelle en français, car elle va à l’encontre du caractère analytique de cette langue et nuit parfois à la clarté et à l’intelligibilité des énoncés en raison de l’imprécision des rapports unissant les déterminants et le déterminé. En règle générale, la langue française a plutôt tendance à exprimer explicitement les rapports syntaxiques au moyen de mots-outils (conjonctions, prépositions) ou de pronoms relatifs. Elle répugne à laisser au lecteur le soin de rétablir les liens logiques unissant les membres de la construction. Les deux exemples suivants nous en apportent la preuve: gas ejection space ship attitude control: «réglage du degré d’inclinaison du vaisseau spatial par éjection de gaz»; abrasion fretting corrosion: «corrosion due à l’usure par frottement».
La précision des rapports syntaxiques, si elle allonge quelque peu les énoncés, présente l’avantage d’éviter les ambiguïtés et les équivoques résultant de la juxtaposition de déterminants en cascade. Ainsi, que faut-il entendre par private apprentice workshops? S’agit-il d’«ateliers privés où travaillent des apprentis»? d’«ateliers privés employant des apprentis»? d’«ateliers privés dirigés par des apprentis»? d’«ateliers privés tenus par des apprentis»? Le sens ne se dégage pas clairement de la formulation anglaise et il pourrait arriver que le contexte ne soit d’aucun secours pour lever l’ambiguïté.
Existe-t-il des règles en français qui régissent la place des déterminants? En cette matière, comme en bien d’autres en traduction, il n’existe pas de règle absolue. «C’est l’oreille surtout qui doit juger de la place à donner à l’adjectif épithète», selon Maurice Grevisse. Mais l’oreille n’est pas abandonnée à sa pure fantaisie. Elle se guide sur un certain nombre de principes:
a) Le français désigne avant de qualifier, contrairement à l’anglais. Ex.: Chinese foods: mets chinois.
b) Une caractérisation essentielle (qui contribue à la définition du déterminé) précède une détermination accessoire (précision complémentaire, mais non indispensable). Ex.: projets de relance spéciaux, clinique dentaire mobile. «Spéciaux» et «mobile» sont accessoires par rapport respectivement à «relance» et à «dentaire», qui sont définitoires.
c) Plus la cohésion liant les mots d’un syntagme (ou synthème) est forte, moins il est possible d’intercaler des déterminants entre ses unités. Dans la terminologie d’André Martinet, un synthème «est un segment d’énoncé formé de plusieurs monèmes lexicaux qui fonctionne comme une unité syntaxique minimale» (Dubois et al., 1973: 480). Ainsi, «robe de chambre» et «pomme de terre» sont des syntagmes (synthèmes) dont les mots sont si fortement liés qu’on ne peut pas dire une «*robe verte de chambre» ou une «*pomme cuite de terre».
Du point de vue de la traduction, l’interprétation d’un syntagme hypertrophié dépend de la capacité du traducteur à le reformuler selon sa structure sous-jacente. Soit la manchette: Post office pay dispute inquiry chairman named. Le linguiste Pierre Calvé, à qui nous empruntons cet exemple de même que les deux suivants, écrit:
Cette structure sous-jacente de l’anglais correspond exactement à la façon dont le francophone devra normalement exprimer la même idée: Le président chargé de l’enquête concernant les salaires au ministère des Postes a été nommé. On peut donc dire que, dans de tels cas, la structure française est plus près de la structure sous-jacente (la structure d’interprétation de la phrase) que la structure anglaise qui, en plaçant tous les modifiants devant le nom, réussit à éliminer les mots de fonction. C’est dans ce sens qu’on peut dire que, grammaticalement, le français est parfois plus «clair» et plus explicite que l’anglais (Calvé, 1989: 27-28).
La presse écrite et la publicité font un grand usage des déterminants juxtaposés en fonction adjectivale. Ex: The new Facelle Royale pocket size pack of facial tissue, For sale: large Victorian tastefully furnished 4 bedroom house. Avec un minimum de signifiants et en faisant l’économie des mots-outils qui normalement explicitent les relations entre les mots, les publicitaires, rédacteurs et journalistes communiquent un maximum de signifiés. C’est au lecteur (et au traducteur) qu’il incombe de rétablir les relations logiques unissant les éléments juxtaposés, ce qui n’est pas sans comporter le risque d’une fausse interprétation.
Signalons, enfin, que les déterminants juxtaposés donnent lieu en anglais à des créations qui relèvent de l’enflure verbale, du jargon pseudo-technique, voire de l’ignorance savante. Le traducteur n’est pas tenu de suivre les contours flous et sinueux du gobbledygook. Il peut prendre l’initiative de simplifier les formulations alambiquées lorsque, dans les textes pragmatiques, elles ne revêtent pas une valeur stylistique particulière et ne sont que maladresses de rédaction (v. l’OS 75). Voici quelques exemples de désignations ultra-emphatiques et humoristiques:
Gobbledygook | Traduction |
a. a manually powered fastener-driving impact device | a. un marteau |
b. an hexiform rotatable surface compression unit | b. un écrou |
c. a portable hand-held communication inscriber | c. un crayon |
d. a wood interdental stimulator | d. un cure-dents |
e. the negative patient-care outcome | e. la mort |
Pour traduire de façon cohérente une enfilade de déterminants juxtaposés en anglais et éliminer du même coup tout risque d’ambiguïté, le français dispose de plusieurs moyens.
The three-year government-wide telework pilot project started in September 1992. | Inauguré en septembre 1992 et d’une durée de trois ans, le projet pilote de télétravail s’étend à tous les organismes gouvernementaux. |
A plump, rosy-cheeked wholesome applefaced young woman. | Une jeune femme dodue aux joues roses, au visage rebondi comme une pomme et resplendissant de santé. |
Now you can have nice, supple, smooth, healthy skin all over. [Lotion hydratante] | Plus rien ne vous empêche d’avoir une peau souple et soyeuse alliant beauté et santé. |
He is a tall, bulky, bearded, tireless, likable 36-year-old, with the natural instincts of a pioneer. | Grand, costaud, barbu, infatigable et sympathique, cet homme de 36 ans est pionnier dans l’âme. |
Last week our school greeted six foreign-born, non-English language background children. | La semaine dernière, notre école a accueilli six enfants d’origine étrangère qui ne sont pas de culture anglophone. |
The new, resealable ZIP-IT™ fresh-lock bag keeps your last RITZ cracker as fresh as the first. | Le nouveau sac fraîcheur refermable ZIP-ITMD gardera tous vos biscuits RITZ bien frais, du premier jusqu’au dernier. |
The rugged, reliable, rather thirsty triple expansion engine first appeared in the 1880s. | Les moteurs à triple détente, connus pour leur robustesse, leur fiabilité, mais aussi leur forte consommation de carburant, remontent aux années 1880. |
PARTICIPaction has developed a six-part fitness awareness package which is aimed at working Canadians and their families. | PARTICIPaction a élaboré un programme en six volets de sensibilisation à la santé physique qui s’adresse aux Canadiens sur le marché du travail et à leur famille. |
Best-lok Pavers are a non-skid, economical, durable precast concrete surface material, ideal for cycle paths, patios, private driveways, etc. | Les pavés prémoulés en béton Best-lok Pavers présentent une surface antidérapante. Durables et économiques, ils sont idéals pour les pistes cyclables, patios, entrées de garage, etc. |
Calvé, Pierre (1989), «De l’économie des moyens linguistiques en français et en anglais dans l’usage standard contemporain».
Delomier, Dominique (1980), «La place de l’adjectif en français: bilan des points de vue et théories du XXe siècle».
Grevisse, Maurice (2011), Le bon usage. Grammaire française, § 324-334.
Exercice 1
1. Local monolinguals must not be disadvantaged, left behind by an international, intrinsically shallow, Coca-Cola-and-Dallas culture run by a rootless, jet-travelling, Hilton-hopping English-speaking elite. [local monolinguals: «les unilingues des cultures minoritaires»; Dallas: télésérie américaine très populaire présentée de 1978 à 1991]
2. The American family has turned into a collective, lazy, non-communicative couch potato, spending up to 40 hours a week watching television.
3. Discover a fascinating 500 acre drive-through wildlife park, with complete recreational facilities. [Parc African Lion Safari-Ontario]
4. Denise Biellmann, 19 years old, brown eyes, blond hair, 5’2” tall, disco music fan and “Spinning Queen” is the new World Ladies Champion. [Patinage artistique]
5. Dependable heavy duty bag-type upright vacuum cleaner.
6. New dermatologist-approved brush-on, peel-off, beautifying facial mask.
7. This newly-developed, 14-metre intercity coach offers complete accessibility to travelers who are elderly or disabled. It has a number of innovative features including a self-contained modular hydraulic wheelchair lift and four wheelchair tie-down positions.
8. The Consumers’ Association tested eight of the most popular automatic two-slice pop-up toasters.
9. A while back, management consultant Bill Meyer spent three days as a fly on the nose of a hard-driving, bleary-eyed investment banker, watching him work.
10. Talking with air traffic controllers, you get the impression they’re special, tough-minded, alert, extraordinary people.
Exercice 2
Texte 63
Auteure: Betty Monroe
Source: The Telegram
Genre de publication: Journal
Domaines: Tourisme, sport d’hiver
Public visé: Grand public
Nombre de mots: 264
Note: Une journaliste se rend à Terre-Neuve faire un reportage dans une station de ski et décrit son expérience.
Can a plump, menopausal matron with two left feet who despises ice and snow, is petrified of heights and has never skied in her life, find happiness and a new life 472 meters above sea level in the rugged cliffs of Newfoundland?
“No way!” chorused my svelte, lettuce-nibbling fitness-nut friends when I asked if they thought I could learn to ski: “You’ll spend the rest of your life in a body cast”, they warned. Their disbelief, plus the encouragement of my intrepid (possibly sadistic) editor, spurred me on. I accepted my mission: to conquer Marble Mountain or perish in the attempt. Well, perhaps not perish, but the notion didn’t seem so extreme as we flew over the Long Range Mountains into Deer Lake, half an hour away from Destination Terror.
I was too late in the day to ski, but I wanted to have a look at the beast before going on to my hotel in Corner Brook. As we rounded a bend in the road, I saw it. A brooding monster barely restrained by four tow lines carrying antlike figures straight up into the setting sun. Panic gripped me. I started to shake. Visions of stretchers and I.V. lines danced in my head. But as we drew closer and the skiers grew larger, I saw that they were smiling, laughing even. Rash beings! Later, however, as I lay in bed wide awake and white-knuckled in anticipation of the morrow, the memory of those rosy, cheerful faces gave me courage. When morning dawned I was willing.