Le caractère statique du français se reflète dans la prédominance du substantif sur le verbe.
CHARLES BALLY
UN AUTRE ASPECT du maniement du langage dont doit tenir compte un manuel d’initiation à la traduction de l’anglais vers le français est la nécessité de rendre fréquemment une structure verbale anglaise par une structure nominale en français. Lorsqu’Alexandre Calder, l’inventeur des sculptures mobiles, est mort en novembre 1976, la revue Time a titré: Calder: The Mobile Stops et le magazine français L’Express: «Mort d’un mobile». Le titre français n’est pas la traduction de l’anglais. Tout naturellement, le journaliste français a choisi une tournure nominale, contrairement à son collègue américain.
On peut multiplier ce genre d’exemples. Sur des feuillets servant à laisser des messages, on peut lire While you were out et, en français, «Pendant votre absence» (on aurait pu inscrire aussi tout simplement «Message»). À l’entrée d’une bibliothèque universitaire, une affiche indique Ask me en anglais et «Renseignements» en français. Un lecteur de nouvelles à la télévision introduira le reportage d’un journaliste par la formule Paul Fisher reports, tandis que son homologue de langue française dira «Le reportage de Jean-François Lépine». À une station-service, l’anglophone dira au pompiste «Fill her up, please», le francophone, «Le plein, s’il vous plaît».
C’est à partir d’observations de ce genre que Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet ont conclu que «l’outillage de la langue révèle à chaque instant [la] primauté du substantif» en français. Les raisons en seraient les suivantes:
a) «bon nombre de verbes simples ne peuvent se traduire que par des locutions verbales» (To pillory: clouer au pilori);
b) «un verbe anglais subordonné se rend plus naturellement en français par un substantif» (Ever since the Supreme Court was created, a third of the judges have come from Quebec: Depuis la création de la Cour suprême, le tiers des juges proviennent du Québec);
c) «l’adjectif anglais se rend souvent par une locution adjectivale construite autour d’un nom» (a hopeless undertaking: une entreprise sans espoir);
d) «la locution adverbiale est une caractéristique du français par rapport à l’anglais» (movingly: en termes émus);
e) «la préposition anglaise aboutit souvent à une locution prépositive et il n’est pas rare que cette locution soit construite autour d’un nom» (within two weeks: dans un délai de deux semaines);
f) «la répugnance du français à employer “ceci”, “cela” pour renvoyer à une phrase précédente aboutit à l’introduction de substantifs» (This proved very helpful: Cette mesure a grandement facilité les choses) (Vinay et Darbelnet, 1958: 102-104. V. aussi l’OS 46).
Ces auteurs ne sont pas les seuls à penser que le français tend à privilégier les substantifs. Nombreux sont les linguistes, chroniqueurs de langue et anglicistes qui partagent cet avis.
Il est certain que notre langue marque quelque prédilection pour l’espèce nominale. La langue française tend de plus en plus à envisager le monde sous l’espèce du procès. Cette tendance à exprimer les événements et même des actions par des noms plutôt que par des verbes s’est particulièrement accentuée au cours du XIXe siècle. Elle se manifeste surtout dans la langue écrite (Galichet, 1967: 117-118).
Langue du raisonnement, le français tendra donc tout naturellement à rendre les états terminés, les formes arrêtées, qui traduisent une prise de position. La rançon d’une telle attitude est un certain statisme, dont les manifestations pratiques vont d’une prédilection pour le substantif à l’emploi statique de certains verbes de mouvement (Van Hoof, 1989: 62).
Peut-on pour autant conclure que le substantif occupe une place privilégiée en français? Que les tournures nominales y sont plus fréquentes qu’en anglais? Que la langue française est l’amie inconditionnelle de la nominalisation, tandis que la langue anglaise manifesterait une forte préférence pour les formes verbales? Toutes les affirmations citées plus haut ne semblent pas reposer sur des relevés statistiques. La prudence est donc de mise, car toutes ces hypothèses intuitives concernant la présumée prédominance du substantif en français risquent fort d’être infirmées par des études statistiques rigoureuses.
Nous nous bornerons donc à reconnaître que la recatégorisation (v. le Glossaire) verbe → substantif est parfois obligatoire, parfois facultative et parfois même inutile. La traduction d’une structure nominale anglaise par une formulation verbale française peut aussi avoir un caractère tantôt obligatoire, tantôt facultatif.
Il arrive fréquemment qu’une proposition subordonnée soit mieux traduite en français par une tournure nominale qu’une tournure verbale. Dans les trois exemples ci-dessous, bien que la tournure verbale ait été possible en français, la forme nominale est plus naturelle, plus légère et plus concise.
a. We keep our customers informed on what we are doing, what we expect to do and what we are achieving. | a. Nous tenons nos clients au courant de nos activités, de nos projets et de nos réalisations. |
b. This program is an effort to stimulate young Canadians to appreciate and participate in physical activities. | b. Ce programme vise à donner aux jeunes Canadiens le goût de l’exercice physique. |
c. When we are threatened and when we become afraid, the normal scope of our intellect is diminished. | c. Les menaces et la peur diminuent nos facultés intellectuelles. |
S’il y a des cas où la recatégorisation verbe → substantif est une quasi-servitude, il y en a d’autres, par contre, où elle est purement facultative.
a. This volume was widely distributed to provincial health and hospital authorities. | a. Cet ouvrage a fait l’objet d’une large diffusion auprès des administrations sanitaires et hospitalières des provinces. |
b. The card expressed what I felt about her. | b. Cette carte exprimait mes sentiments à son égard. |
c. The members of the editorial committee would like to thank Arthur Eastham without whose financial support this fourth issue could not have been produced. | c. Les membres du comité de rédaction tiennent à remercier Arthur Eastham dont l’appui financier a rendu possible la réalisation de ce quatrième numéro. |
Il serait difficile de critiquer les trois tournures verbales ci-dessous:
a) Cet ouvrage a été largement diffusé auprès des administrations sanitaires et hospitalières des provinces.
b) Cette carte exprimait ce que je ressentais à son égard.
c) Les membres du comité de rédaction tiennent à remercier Arthur Eastham pour son appui financier, sans lequel ce quatrième numéro n’aurait pu être réalisé.
Il y a un cas en particulier où la traduction ne peut pas se modeler sur l’anglais et où s’impose presque toujours la recatégorisation participe passé → substantif. C’est celui où les participes passés à valeur adjectivale expriment non pas une qualité, mais un procès.
Ainsi, the imported oil se traduit bien par «le pétrole importé», le déterminant «importé» qualifiant le déterminé «pétrole», mais the increased activity exige une recatégorisation «l’intensification de l’activité» afin d’éviter le calque «*l’activité intensifiée». Ces recatégorisations obligatoires se rencontrent fréquemment dans les textes d’économie, comme l’a observé Élisabeth Lavault:
À force de traduire et de comparer les traductions aux textes originaux, on acquiert des réflexes qui s’appuient sur les différences de fonctionnement des deux langues en présence. Ainsi, dans un texte d’économie générale, on a pu vérifier que, très souvent le couple adjectif-substantif en anglais se rend par deux substantifs en français: an attempted coup devient «une tentative de coup d’État», improved lifestyles devient «l’élévation du niveau de vie», stepped-up inflation rate devient «la hausse du taux d’inflation» (Lavault, 1985: 66).
a. Increased international trade is netting healthy returns for Canada by stimulating competition in the marketplace. | a. L’intensification des échanges internationaux, du fait qu’elle stimule la concurrence, se traduit par des gains importants pour le Canada. |
b. Establishing conditions favourable to renewed growth has been the main thrust of policy in the majority of OECD countries. | b. La politique économique de la majorité des pays de l’OCDE a surtout visé à créer les conditions favorables à une reprise de la croissance. |
c. Many people will recall the sharp increases in the price of energy in the 1970s as being the prime source of generalized inflation. In fact, the sharp rise in the price of oil was not the cause of inflation, but a product of the overheated economic atmosphere. | c. Beaucoup ont vu dans l’escalade du prix des ressources énergétiques, au cours des années 1970, la principale cause de la propagation de l’inflation. En fait, le vif renchérissement du pétrole n’a pas été la cause de l’inflation, mais plutôt une conséquence de la surchauffe de l’économie. |
Enfin, il ne manque pas de cas où des tournures nominales anglaises semblent plus naturelles si elles sont traduites en français par des tournures verbales.
a. A few minutes later there was a knock at the door. | a. Quelques minutes plus tard, on frappa à la porte. |
b. She had a strange experience in a haunted house. | b. Il lui est arrivé quelque chose de bien étrange dans une maison hantée. |
c. That’s no concern of yours. | c. Cela ne te regarde pas. |
Jusqu’à preuve du contraire, on aurait donc tort de croire que le «style substantif» est une des caractéristiques fondamentales de la langue française. Des études statistiques tendent à démontrer que le nombre de substantifs et de verbes est sensiblement le même en français et en anglais. Du point de vue du maniement du langage, et en l’absence de toute règle absolue, il importe d’apprendre à reconnaître les cas où il convient de procéder à une recatégorisation verbe → substantif ou l’inverse.
Il faut aussi éviter d’abuser du «style substantif», car il peut en résulter des ambiguïtés et des lourdeurs comme dans l’exemple suivant: «*L’inscription à l’ordre du jour de l’Assemblée générale de la crise du Proche-Orient est probable.» L’emploi d’un verbe allège la phrase et facilite sa compréhension: «Il est probable qu’on inscrira la crise du Proche-Orient à l’ordre du jour de l’Assemblée générale.»
Demers, Ginette (1989), Textes scientifiques anglais et traductions françaises: constantes et variantes.
Van Hoof, Henri (1989), Traduire l’anglais. Théorie et pratique, p. 62-67.
Exercice 1. — Recatégorisation verbe → substantif
1. They didn’t find it difficult at all to get up the mountain but coming down was much more difficult.
2. Prices continued to advance sharply throughout 1992 for most industrial and agricultural products.
3. To see to it that children discover the secrets of the craftsman is to ensure that, from generation to generation, knowledge will be handed down, the traditions of ordinary folk will be maintained and the originality of the culture will be safeguarded.
4. The fear that resources would run out proved in many ways to be a healthy one, and people’s behaviour changed. Will these good habits last?
5. It is true that many of those fighting against the Nazis would rather die than submit to their methods of government.
6. A Geriatric health service can be developed and organized under a variety of administrative arrangements.
7. Throughout the first forty years in which the UN has existed, Canadians have been ardent supporters of the UN.
8. The government has developed a program which will encourage as many Canadians as possible to promote peace in the International Year of Peace.
9. What is it, exactly, that motivates those who work on site with refugees? I tried to identify the source of their motivation during my trip to Central America, but with little success.
10. When you read this report you’ll realize our recommendations will cost money.
Exercice 2. — Recatégorisation participe passé → substantif
1. The fight against both price and wage inflation, a prime objective of economic policy, was buttressed last year by reduced external pressures and improved productivity performance.
2. Growth in business investment has strengthened markedly in response to improved business conditions and enhanced corporate liquidity. [Liquidity: trésorerie]
3. Heightened takeover activity has had an important impact on the growth of bank loans in recent years. [Takeover: prise de contrôle]
4. In the industrial countries, the latter half of the 1970s was marked by high inflation, high unemployment and weakened productivity growth.
5. Rising U.S. interest rates through the first half of the year reflected the strength of growth in real output in the U.S. and the continued anti-inflationary monetary policy stance of the Federal Reserve.
6. By far the main determinant of increased foreign direct investment is the willingness of the recipient country to improve its own domestic investment climate.
7. Sinai believes that the only realistic source of renewed growth would be a cutback on imports or an increase in U.S. exports.
8. Real personal disposable incomes were largely unchanged for almost two years, so that this additional consumption was largely associated with increased borrowing.
9. For some time now, department stores and other retailers have registered increased sales in high-priced foods—both domestic and imported.
10. Limited growth in market size, increased competition, and relatively small price increases will necessitate very close control of costs.
Exercice 3. — Recatégorisation substantif → verbe
1. These problems must be capable of solution without resort to war.
2. The matter is of more than French concern.
3. The major contributors to increased levels of heavy metals in the environment are industrial activities and the use of products by the public.
4. Teachers must provide guidance for monitors in the selection of activities which they can organize, while at the same time allowing monitors to develop new ideas.
5. Brush regularly with Close-up as part of your dental health program.
6. The prevention of global warming is proving more difficult.
7. Even vendors admit the validity of concerns about poor return on investment in PCs.
8. Plans are underway to start a Sports Cards Collectors Club, and as a fund-raiser the teens will paint the hockey rink.
9. We need to promote more student participation in the field of Canadian Studies.
10. The price of the directory is $29.95 plus tax.
Exercice 4
Texte 70
Auteur: Eric Scigliano
Source: MIT Technology Review
Genre de publication: Revue
Domaine: Barrage
Public visé: Grand public
Nombre de mots: 255
TECHNOLOGY DISASTER
As horrific as technological failures can be, they often teach valuable lessons
It’s never wise to underestimate the forces of nature. William Mulholland, creator of the Los Angeles water system and a designer of the Hoover Dam and Panama Canal, met his Waterloo at the little-remembered St. Francis Dam in San Francisquito Canyon, 72 kilometers northwest of L.A. On March 12, 1928, one day after Mulholland examined it and declared it sound, the dam burst, sending a wall of water, reported as 24 meters high hurtling toward the Pacific. More than 500 people in its path perished. An inquest blamed unstable rock formations for the collapse, but later investigation suggests that the dam’s base was thinner than believed, and its engineers did not fully understand uplift forces or build in seepage relief. The underlying failure was more universal: the United States saw a boom in dam building in the first decades of the 20th century, as engineers threw up walls against the waters in unfamiliar terrain and on a scale never before attempted. They did so in large part by guesswork and extrapolation from much smaller projects. Ambition outpaced knowledge, and inevitably some of the new dams failed—most catastrophically the St. Francis. But its collapse left an important legacy: the world’s first dam safety agency, uniform engineering testing criteria and a state-mandated process for arbitrating wrongful-death suits still used today. Too late for Mulholland: “I envy the dead,” he intoned at the inquest, and faded into seclusion.