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Choix

THYMARA ÉPROUVAIT UN SENTIMENT ÉTRANGE à se voir remonter le fleuve comme si de rien n’était. Sur le pont du Mataf, tenant distraitement un outil à la main, elle regardait la rive couverte de jungle passer lentement devant elle. Dans son canoë, elle n’avait jamais vraiment le temps d’observer les berges ni de les voir changer à mesure que la journée s’écoulait ; sa petite embarcation lui manquait, mais elle se réjouissait pourtant de sa disparition : si on l’avait retrouvée, elle eût dû faire équipe avec quelqu’un qui n’était pas Kanaï, et cette idée lui faisait mal.

En comptant celui de Carson, ils ne disposaient plus que de cinq canoës, dont trois seulement avec tout leur matériel. On avait embarqué des pagaies de réserve à bord du Mataf, comme la jeune fille l’avait constaté avec soulagement, mais les gardiens avaient quand même dû établir un tour de rôle pour les esquifs ; et, quand ils n’étaient pas sur le fleuve, ils servaient à bord de la gabare sous les ordres du capitaine.

L’expédition manquait à présent de tout : couteaux, arcs, flèches, foënes et attirail de pêche, tout avait été perdu, sans parler des couvertures, des vêtements de rechange et des menus objets personnels que chaque gardien avait emportés. Graffe se félicitait devant qui voulait l’entendre de l’efficacité avec laquelle il avait rangé son matériel, et Thymara avait envie de le frapper : c’est par pur hasard que son canoë s’était pris dans le matelas de débris sur lequel s’était échoué le Terrilvillien ; dans le cas contraire, il se trouverait aussi démuni que les autres. Les choses étant ce qu’elles étaient, il faisait office de chasseur aux côtés de Carson. Leurs deux esquifs avaient pris le large à l’aube, Davvie pagayant avec Carson, Nortel avec Graffe. Thymara était soulagée de voir Nortel s’en aller : il s’était approché d’elle avec le visage meurtri et lui avait présenté des excuses marmonnantes pour l’avoir « traitée comme une marchandise », après quoi il s’était éloigné. Elle se demandait s’il avait agi de son plein gré ou forcé par Tatou, et si ce dernier espérait gagner quelque chose en obligeant Nortel à s’excuser.

Et c’était là l’autre sujet douloureux qui lui taraudait l’esprit. Elle ne voulait pas penser à la mort de Kanaï, et elle n’avait pas envie de perdre son temps à songer aux projets que formait Graffe pour l’existence de chacun.

« Tu ne la termineras jamais si tu t’y prends comme ça. »

La voix de Tatou la tira de ses réflexions, et elle regarda le résultat de ses efforts maladroits pour tailler une pagaie dans une pièce de bois. Elle ne connaissait quasiment rien au travail du bois, mais elle se rendait compte qu’elle faisait du très mauvais boulot.

« J’essaie seulement de m’occuper, dit-elle. Même si j’arrive à créer quelque chose d’utilisable, le fleuve rongera le bois en quelques jours. Même nos anciennes pagaies commençaient à s’amollir et à s’érailler à l’extrémité, alors qu’on les avait traitées contre l’acide.

— N’empêche, répondit Tatou, quand celles qui nous servent lâcheront, il ne nous restera plus que celles qu’on fabrique en ce moment ; alors, autant en avoir en réserve. » Son travail ne payait guère plus de mine que celui de Thymara, mais il était plus avancé. « Une rame ou une pagaie, c’est mieux que rien, fit-il pour se consoler en examinant l’objet. Tu veux bien me le tenir pendant que je lui donne un coup de rabot ?

— Bien sûr. » Elle posa ses propres outils avec plaisir ; elle avait mal aux mains et des crampes dans les doigts. Elle tint la pagaie à demi achevée pendant que Tatou se mettait à l’œuvre avec la plane ; il maniait l’instrument avec gaucherie, mais il réussit à soulever un petit rouleau de bois avant que la lame ne sautât sur un nœud.

« Je regrette, pour l’autre jour », dit-il à mi-voix.

Ils n’avaient pas reparlé de l’incident depuis qu’il s’était produit, et Tatou n’avait pas tenté de prendre Thymara dans les bras ni de l’embrasser ; il se doutait de la réception qui l’attendait. Il n’avait pas le visage aussi meurtri que Nortel, mais on y distinguait encore les traces d’un œil au beurre noir. « Je sais, répondit-elle laconiquement.

— J’ai dit à Nortel qu’il devait te présenter des excuses.

— Je le sais aussi ; ça veut dire que tu as gagné, j’imagine.

— Évidemment ! » Il avait l’air offensé qu’elle posât la question.

Il était tombé dans son piège. « Ce que tu as gagné, Tatou, c’est un combat avec Nortel ; tu ne m’as pas gagnée, moi.

— Je sais bien ! » Son attitude de repentance se muait peu à peu en colère.

« Tant mieux », fit-elle sèchement. Elle reprit son ciseau à bois, et elle cherchait où placer la lame pour ôter un nouveau morceau de bois quand Tatou s’éclaircit la gorge.

« Hum ! Je sais que tu es fâchée contre moi. Tu veux quand même bien tenir ma pagaie pendant que j’essaie de la travailler ? »

Une autre question se cachait derrière celle qu’il avait posée. Elle saisit l’extrémité de la pagaie et la tint fermement. « On est toujours amis, dit-elle, même quand je suis fâchée contre toi. Mais je ne t’appartiens pas.

— Très bien. » Il appliqua soigneusement la plane sur le bois puis la tira le long du manche de la pagaie. Thymara observa la façon dont ses mains brunes agrippaient les poignées de l’instrument, dont ses muscles saillaient sur ses avant-bras. Cette fois, il souleva un copeau plus long. « Retournons-la », dit-il, et il fit opérer un demi-tour à la pagaie. Comme il posait la lame sur le bois, il demanda : « Qu’est-ce que je devrais faire pour te gagner, Thymara ? »

Elle n’avait jamais réfléchi à la question. Tandis qu’elle cherchait une réponse, il reprit : « Parce que je suis prêt à le faire, tu le sais. »

Elle le regarda, surprise. « Tu es prêt alors que tu ne sais même pas ce que je pourrais te demander ?

— Je te connais, et peut-être mieux que tu ne le crois. Écoute, j’ai commis pas mal de bêtises depuis qu’on a quitté Trehaug, je l’admets ; mais…

— Attends, Tatou. Je ne veux pas que tu croies que je vais te donner une liste de tâches à accomplir ; il n’en est pas question, parce que je ne saurais pas quelles tâches te fournir. On en a bavé, ces derniers temps, et tu me demandes de prendre une grande décision. Je ne joue pas avec toi quand je te dis que je ne me sens pas prête à la prendre. Je n’attends pas de toi que tu fasses quoi que ce soit, que tu me donnes quoi que ce soit, ni même que tu sois quoi que ce soit. C’est moi que j’attends, et tu ne peux rien y changer, ni Graffe.

— Je ne suis pas comme Graffe, répliqua-t-il, offusqué.

— Et je ne suis pas comme Jerd. » L’espace d’un instant, ils se regardèrent en chiens de faïence. Thymara étrécit les yeux et leva le menton ; à deux reprises, Tatou s’apprêta à parler puis se tut. Enfin, il dit : « Si on s’occupait simplement de cette pagaie, d’accord ?

— Bonne idée », répondit-elle.

 

Le soir tombait quand Sédric quitta sa cabine. Il avait passé la journée seul, dans la pénombre, car sa dernière bougie s’était consumée et il n’avait pas voulu demander qu’on lui en apportât une autre. Il n’avait rien mangé non plus ; il s’était attendu à demi que Davvie vînt frapper à sa porte avec un plateau, mais le garçon n’était pas venu. Et il s’était rappelé que Carson avait promis d’empêcher son protégé de s’approcher de lui. Tant mieux. Tant mieux si personne ne m’approche, avait-il songé ; puis il avait perçu l’auto-apitoiement qui sous-tendait cette pensée, et en avait conçu du mépris.

Tenaillé par la faim et la soif, abattu, il sortit sur le pont alors que le soleil se couchait. Il trouva la gabare échouée dans le lit d’un ruisseau, un des nombreux affluents qui alimentaient le fleuve du désert des Pluies. Parfois, l’eau qui y circulait était limpide et presque exempte d’acide ; c’était apparemment le cas de celui-ci, car la plupart des gardiens et des hommes d’équipage étaient descendus à terre et avaient laissé le bateau quasiment désert. Il s’arrêta au bastingage et découvrit les garçons en train de se livrer à une bataille d’eau ; le ruisseau était large et peu profond, et courait vivement sur un lit de sable sculpté. Les gardiens, torse nu, se baissaient pour s’asperger mutuellement avec force cris et rires. Les derniers feux du soleil de fin d’été scintillaient sur leur dos écailleux ; des éclats verts, bleus et rouges couraient sur eux, et, l’espace d’un instant, il vit de la beauté dans leurs transformations.

Plus loin, il aperçut Belline qui s’était agenouillée au bord du ruisseau et Skelli qui versait de l’eau sur ses cheveux pleins de mousse de savon. Tant mieux : au moins, il y avait de l’eau douce pour refaire les réserves.

Les dragons aussi profitaient de l’eau ; leur robe brillante montrait que leurs jeunes soigneurs les avaient nettoyés. Relpda était parmi eux, étincelante comme un sou neuf. Avec un sentiment de culpabilité, Sédric se demanda qui l’avait étrillée : il devrait mieux s’occuper d’elle, mais il ne savait pas comment – alors qu’il avait déjà peine à se prendre en charge tout seul.

La plage qui s’étendait près du débouché de l’affluent n’était pas grande, mais elle suffisait à loger commodément tous les dragons, et elle permettait aux gardiens d’allumer un feu pour la soirée. Ce n’était encore qu’une petite flambée, mais deux jeunes gens s’en approchèrent avec une grosse branche de conifère qu’ils jetèrent dans les flammes ; pendant un moment, il crut qu’ils avaient étouffé le feu, puis une fumée sombre s’éleva, indiquant que les aiguilles commençaient à se consumer, suivie par une langue orange qui bondit soudain en l’air, et l’odeur douce de la résine en train de brûler parfuma l’air vespéral. La crue avait abandonné sur son chemin quantité de débris végétaux, dont des branches de toutes tailles le long du fleuve, ce qui permettrait aux gardiens de faire un bon feu pour la nuit et de dormir à terre.

Sédric huma l’air et prit conscience qu’outre l’odeur de la fumée il sentait un fumet de poisson en train de griller. Son estomac se crispa avec un grondement perceptible : il mourait soudain de faim et de soif. Où étaient Alise et Leftrin ? Il n’avait aucune envie de tomber sur eux, Alise à cause de ce qu’elle savait sur lui, et Leftrin à cause de ce que Sédric savait sur lui. Il n’avait pas encore trouvé le moyen d’avertir son amie, et cela le tracassait ; il ne voulait pas lui parler au risque d’anéantir ses rêves, mais il refusait de la trahir encore une fois ; il ne resterait pas les bras croisés pendant qu’elle se ferait tromper.

Il traversa le pont discrètement, presque subrepticement. À la porte du rouf, il s’arrêta et tendit l’oreille : il n’entendit aucun bruit à l’intérieur. Tout le monde avait dû descendre à terre pour profiter de l’occasion de se baigner, de se détendre autour du feu et de partager un repas chaud préparé avec des vivres frais. Il ouvrit la porte et pénétra dans le rouf avec la furtivité d’un rat ; comme il l’espérait, il y avait une cafetière pleine au chaud à l’arrière du petit fourneau en fer. La seule lumière de la pièce provenait du feu qui brûlait dans le fourneau, par la petite porte entrouverte. Une casserole couverte murmurait, sans doute l’éternelle soupe de poisson qui mijotait toujours pour l’équipage. Sédric y avait vu ajouter de l’eau, des légumes et du poisson, mais il n’avait jamais vu le récipient vide et propre. Mais peu importait : il avait la sensation de n’avoir rien mangé depuis ses jours d’isolement, et il avait assez faim pour avaler n’importe quoi.

Il connaissait mal la coquerie ; se déplaçant prudemment, il trouva des chopes pendues à des crochets et des assiettes rangées verticalement dans un râtelier. Il remplit une chope d’un café douteux puis découvrit une pile de bols sur une étagère munie d’une lisse de métal. Il en prit un, y versa de la soupe à l’aide d’une louche, puis tira un morceau de pain du sac. Incapable de mettre la main sur une cuiller ni une fourchette, il s’assit à la petite table et but une gorgée de café.

Trop étendu d’eau et amer, mais c’était quand même du café. Sédric souleva le bol de soupe à deux mains et en avala un peu ; le brouet avait un fort goût de poisson avec des relents d’ail, et il descendit dans sa gorge en diffusant chaleur et vigueur. C’était bon ; non délicieux ni même savoureux, mais bon, et il comprit soudain la dragonne cuivrée quand elle avait dévoré l’élan putréfié : à un niveau fondamental, quand un homme ou un dragon a faim, tout est bon à manger.

Avec les doigts, il attrapait les morceaux de poisson fondants au fond de son bol et les portait à sa bouche quand la porte du rouf s’ouvrit. Il se figea en espérant que l’intrus se rendrait directement aux couchettes, mais les pas s’approchèrent de la coquerie.

Alise le regarda penché sur son bol, puis, sans un mot, ouvrit un buffet et plongea la main dans un bac ; elle en tira une cuiller qu’elle posa sur la table près de lui.

Sans rien dire, elle se versa une chope de l’horrible café et resta debout, le récipient de terre entre les mains. Dans l’obscurité, il n’arrivait pas à voir si elle le regardait ou non. Enfin, elle soupira, s’approcha de la table et s’assit en face de lui. « J’ai passé plusieurs heures aujourd’hui à t’en vouloir à mort et à te mépriser », dit-elle sur le ton de la conversation.

Il accepta cette sentence d’un hochement de tête. Voyait-elle son expression dans la pénombre ?

« Mais c’est du passé. » Elle s’exprimait d’un ton non pas bienveillant mais résigné. « Je ne te déteste plus, Sédric ; je ne te fais même pas de reproche. »

Il retrouva sa langue. « J’aimerais pouvoir en dire autant.

— Avec les années, j’ai pris l’habitude de tes réflexions spirituelles. » Elle parlait d’une voix atone, sans vie. « Elles ne sont plus aussi amusantes qu’autrefois.

— Je ne plaisante pas, Alise ; j’ai honte de moi.

— C’est tout récent.

— À t’entendre, on jurerait que tu es encore en colère.

— C’est vrai, je suis encore en colère. Je ne te déteste plus, je l’ai décidé, mais j’éprouve une fureur que je n’ai jamais connue. Je crois que, si je te haïssais, ça s’arrêterait là ; mais, quand j’ai pris conscience que seul quelqu’un que j’aimais pouvait m’infliger une telle souffrance, j’ai compris que je ne te haïssais pas ; et c’est pourquoi je suis tellement en colère.

— Je regrette, Alise.

— Je sais. Ça n’y change pas grand-chose, mais je sais que tu regrettes, du moins maintenant.

— Ça fait longtemps, en réalité ; pratiquement depuis le début. »

Elle eut un geste de la main comme pour repousser ses excuses, but une gorgée de café et parut débattre avec elle-même. Sédric attendit qu’elle reprît la parole. Enfin, elle dit d’une voix quasi normale : « Il faut que je sache ; avant de continuer, avant de prendre aucune décision, je dois savoir : Hest et toi, vous moquiez-vous de moi ? Riiez-vous de ma candeur, de mon absence de soupçon ? Les autres amis de Hest étaient-ils au courant ? Y avait-il des gens de ma connaissance, que je prenais pour mes amis, qui savaient combien j’étais stupide ? Jusqu’où allait cette tromperie dont j’étais la victime ? »

Sédric se taisait. Il se remémorait de petits dîners, tard le soir, dans les appartements privés aux étages supérieurs de certaines auberges de Terrilville, les eaux-de-vie d’après le repas dans la tanière de Hest en compagnie de certains membres de son cercle, l’hilarité qui durait bien longtemps après qu’Alise avait tapé à la porte pour leur souhaiter bonne nuit avant d’aller se coucher.

« Il faut que je sache, Sédric. » Ces mots le ramenèrent dans la coquerie exiguë et sale. Alise le regardait, le visage pâle dans la pénombre ; elle attendait la vérité.

Il eût réagi comme elle à sa place ; il eût voulu savoir s’il était passé pour un idiot, combien de personnes étaient au courant. « Oui », dit-il. Ces mots lui déchiraient la bouche. « Mais je ne riais pas, Alise ; parfois, je prenais ta défense.

— Et parfois non », ajouta-t-elle sans pitié. Elle soupira et posa sa chope sur la table avec un petit bruit qui résonna dans le silence de la cabine. Elle leva les mains et y enfouit son visage. Sédric redoutait qu’elle ne pleurât : il devrait la consoler, mais il aurait l’impression de la tromper encore ; il avait participé à la création de l’humiliation dont elle était aujourd’hui l’objet ; comment pourrait-il lui apporter le soutien d’un ami ? Il ne bougeait pas, ne disait rien, et attendait d’entendre un sanglot.

Mais, quand elle baissa les mains, elle se borna à pousser un grand soupir. Elle prit sa chope et but une gorgée de café. « Combien ? demanda-t-elle d’un ton anodin. Combien de gens à Terrilville savaient jusqu’où s’étendait ma bêtise ?

— Ce n’était pas de la bêtise, Alise.

— Combien, Sédric ?

— Je ne sais pas.

— Plus de dix ? fit-elle, impitoyable.

— Oui.

— Plus de vingt ?

— Je pense.

— Plus de trente ?

— Peut-être. » Il prit une inspiration. « Sans doute. »

Elle éclata d’un rire amer. « Vous avez vraiment manqué de discrétion, alors ! Étais-je la seule à tout ignorer ?

— Alise… tu ne comprends pas. Les hommes comme nous ont leur propre société, généralement invisible de la société terrilvillienne ; nous créons notre propre monde – il le faut, sans quoi nous n’aurions pas le droit de… Tu n’es pas la seule épouse qui ignore tout des préférences de son mari ; d’autres, à Terrilville, les connaissent et les acceptent. Ma sœur est persuadée que tu en fais partie, d’après une réflexion qu’elle m’a faite un jour. Certains de ces époux sont aussi des pères ; certains aiment vraiment leur femme à leur façon. Mais… euh… »

Alise avait crispé les poings. « Sophie était au courant ?

— Oui, Sophie est au courant. À la manière dont elle en parle, elle croit que tu es au courant aussi et que tu es d’accord. Pendant quelque temps, je l’ai espéré comme elle, puis j’en ai parlé à Hest un jour, et il m’a éclaté de rire au nez. »

Le front plissé, la jeune femme réfléchit, puis demanda brusquement : « Comment Sophie l’avait-elle appris ? Tu lui avais dit ?

— C’était inutile : c’est ma sœur ; elle le savait, c’est tout. » Il s’interrompit un instant. « Elle l’a toujours su », ajouta-t-il à mi-voix.

Alise poussa un petit soupir. « J’ignore ce qui serait le plus humiliant, franchement : que ta sœur me prenne pour une bécasse crédule, ou qu’elle croie que j’étais partie prenante de votre arrangement. » Elle détourna les yeux. « Au moins, Hest ne faisait pas semblant de tenir à moi ; rétrospectivement, il m’a traitée avec une certaine franchise, bien qu’étrange. Je savais qu’il n’avait pas envie de moi, qu’il me rejoignait dans mon lit parce qu’il le devait, pour faire un enfant ; je n’avais jamais compris pourquoi il n’avait pas épousé quelqu’un pour qui il avait de l’affection. Mais à présent je sais : il ne le pouvait pas. »

Sédric courba le cou devant ce raisonnement sans fard.

« Quand j’essaie de vous imaginer ensemble, lui et toi, quand je te vois l’embrassant, baisant ses lèvres, et lui te serrant contre lui… dans la maison même où nous vivions, vous deux descendant prendre le petit déjeuner avec moi après avoir passé la nuit ensemble, projetant de… »

Il était horrifié. « Non, je t’en prie, Alise ; je ne veux pas parler de ça.

— Était-il tendre avec toi, Sédric ? Te disait-il qu’il t’aimait, te faisait-il de petits cadeaux ? Se rappelait-il quels parfums tu aimais, quels bonbons tu préférais ? »

Elle ne le lâcherait pas. Lui devait-il de répondre ? Devait-il souffrir ce martyre ? Il prit une inspiration et avoua : « Non : c’est moi qui me conduisais ainsi avec lui. Lui n’a jamais eu cette attitude avec moi.

— Alors comment était-il ? » On sentait des larmes dans sa voix. « Que faisais-tu pour l’inciter à t’aimer ? »

Il se tut pour réfléchir. C’était douloureux. « C’était Hest ; tu le connaissais : c’était facile de tomber amoureux de lui. Il est beau, bien habillé, gracieux sur la piste de danse, charmant ; quand il le souhaite, il peut t’accorder toute son attention et te faire croire qu’il n’y a personne de plus important que toi au monde. Il est fort, et je me sentais… protégé, soulevé par lui. Je n’arrivais pas à me convaincre qu’il m’avait choisi ; il était si beau qu’avoir déjà été remarqué par lui représentait le plus grand cadeau que je puisse imaginer. J’étais ébloui ; il me faisait des présents, vêtements, pipes, un cheval… Quand j’y repense, ce n’était pas vraiment pour moi : il me donnait tout cela pour que j’aie l’apparence qu’il désirait, pour que je ne lui fasse pas honte avec mes habits usés ni mon goût déplorable en matière de chevaux. Il me traitait comme… comme du tissu, comme une étoffe qu’il avait coupée et cousue pour obtenir un vêtement qui lui convenait. »

Les yeux baissés, il regardait la table, le bol presque vide, la chope en terre, la cuiller qui ne lui avait pas servi. Il releva le visage vers Alise ; dans la pénombre, la jeune femme avait l’air de porter un masque en papier avec des trous à la place des yeux. Elle ne bougeait pas plus qu’une statue, mais c’était une immobilité de surface ; sous ce calme apparent, elle bouillait.

« Je ne rentrerai pas. »

Il la dévisagea, incapable de faire le lien entre ce qu’il avait dit et ce qu’elle avait répondu.

« Je ne rentrerai pas à Terrilville, expliqua-t-elle. Je ne retournerai jamais dans une ville où des gens me connaissent, savent la tromperie et l’humiliation dont j’ai été l’objet. Hest s’est servi de moi, il a fait de moi sa victime, mais je refuse qu’il m’enferme dans ce rôle ; je refuse qu’il fasse de moi un vêtement qui lui convient.

— Alise…

— Il a rompu nos vœux de mariage, il a annulé notre contrat ; je ne suis plus liée à lui, Sédric, et je n’ai aucune raison de revenir auprès de lui. Je reste ici, sur le Mataf, avec Leftrin. Je sais qu’il m’acceptera à son bord, et peu importe qu’il veuille ou non m’épouser ; je reste avec lui.

— Tu ne peux pas ; tu ne dois pas. » Ce n’était pas le moment de lui dire cela ; il ne voulait pas mêler les deux choses dans l’esprit d’Alise, mais il ne pouvait pas la laisser se lever de la table et s’en aller sans qu’elle sût. Il ne pouvait pas la laisser prendre une décision irrévocable qui permettrait à un autre homme d’abuser d’elle.

« Alise, il ne faut pas lui faire confiance. » À ces mots, la jeune femme se figea, la main près de la porte.

« Je sais ce que tu penses, Sédric. » Elle ne se retourna même pas. « Tu le prends pour un homme sans éducation et socialement inférieur à moi, grossier et dépourvu de manières. Eh bien, c’est vrai ; mais il m’aime et je l’aime, et j’ai découvert que ça compte bien davantage que ces détails que tu juges importants. » Elle ouvrit la porte.

« Alise, il te trompe. »

Elle demeura un instant figée dans l’encadrement, puis elle referma le battant sans bruit. Sédric ne voyait pas ses traits, mais il imaginait l’expression hésitante qui devait passer dans ses yeux. Un homme l’avait déjà trompée ; un homme à qui elle se fiait l’avait trompée depuis des années. Pouvait-elle encore avoir confiance en son propre jugement ? Tout recommençait-il ?

« Je n’éprouve aucun plaisir à te dire ceci.

— Si, répliqua-t-elle durement. Mais dis-le quand même. Comment peut-il me tromper ? Comment ? A-t-il une épouse cachée ? Des dettes colossales ? Est-ce un assassin, un menteur, un voleur ? Quoi ? »

Il serra les dents en se demandant comment lui expliquer sans dévoiler le rôle qu’il avait joué dans la mort de Jess, ce qu’il préférait garder pour lui. Il s’inquiétait déjà bien assez que la vérité fût connue de la dragonne et de Carson. Il s’aperçut soudain avec surprise que c’était autant Relpda que lui-même qu’il s’efforçait de protéger : il ne voulait pas que les autres gardiens apprissent qu’elle avait tué puis dévoré un humain. Non, il devait seulement lui exposer ce qu’il savait de Leftrin, sans lui révéler comment il l’avait découvert. « Tu as sans doute entendu dire que le duc de Chalcède est malade, et qu’il a promis de somptueuses récompenses à qui lui apportera les extraits de dragon qui, croit-il, le guériront ; on peut même dire que n’importe quel échantillon de dragon ira chercher un prix élevé.

— Naturellement, je suis au courant ; comment pourrais-je étudier ces créatures sans connaître les traditions à propos des vertus médicinales de leurs écailles, de leur sang, de leur foie ou de leurs crocs ? Et certaines de ces traditions sont sans doute fondées. Et alors ? »

Il se jeta à l’eau. « Leftrin est de mèche avec des gens qui veulent faire le bonheur du duc ; il a l’intention de récolter des morceaux de dragons, à moins qu’il ne soit déjà en train de le faire, pour les vendre en Chalcède.

— Il ne ferait jamais ça. » Sédric perçut un tremblement dans la voix d’Alise ; elle se demandait si c’était possible. « Il n’en a pas le temps, il n’en a pas l’occasion ! Il passe tout son temps à commander son bateau !

— N’empêche qu’il s’est approché des dragons, lorsqu’il a participé à l’extraction des serpents-pointeaux puis à l’application de bitume sur les plaies. Il en avait l’occasion, Alise ; une écaille ou deux par ici, un peu de sang par là en attendant l’aubaine : un dragon mourant sur lequel prélever des échantillons ; ce serait la grosse récompense de cette expédition. Si un dragon mourait ou se blessait, et que Leftrin puisse en récupérer des morceaux, il pourrait abandonner gardiens et dragons pour se rendre aussitôt en Chalcède ramasser une véritable fortune.

— C’est de la folie ! Je ne veux pas, je ne peux pas y croire !

— C’est la vérité.

— Comment le sais-tu ?

— Je ne peux pas te le dire.

— Ha ! » Elle mit tout son mépris dans cette seule interjection. « Rumeurs et insinuations ! Eh bien, je vais y mettre un terme, Sédric. Je vais lui poser la question, tout simplement.

— Ne fais pas ça, Alise. Je suis convaincu que tu ne le connais pas, que tu ignores de quoi il est capable. Jess, le chasseur, m’a raconté des choses. Là, maintenant, tu sais : Jess m’a avoué qu’il était associé avec Leftrin pour récolter des morceaux de dragons, qu’ils avaient le projet de retrouver un bateau chalcédien à l’embouchure du fleuve du désert des Pluies dès qu’ils auraient obtenu ce dont ils avaient besoin. Mais, à la suite d’un désaccord, ils se sont battus.

— Pourquoi Jess t’aurait-il parlé ? Pourquoi se serait-il confié à toi ? » Il sentait le doute s’amonceler dans l’esprit d’Alise ; quelques détails la convaincraient peut-être.

« Crois-le ou non, il pensait que je pourrais l’aider à se rapprocher des dragons parce que je t’accompagnais lorsque tu te rendais parmi eux. Il savait que tu m’avais remis une écaille rouge à dessiner, et il me l’avait volée pendant que j’étais malade ; il disait qu’à elle seule elle valait une petite fortune, et, puisqu’on avait pu obtenir une écaille, il s’imaginait qu’on pourrait prélever d’autres choses, assez pour nous rendre tous riches. »

Elle le regardait sans rien dire dans la pénombre, et il entendait sa respiration. « Leftrin n’aurait jamais accepté de participer à un projet aussi ignoble.

— Il l’a fait, hélas ! Et je crains que, si tu lui en parles, il ne devienne violent, ou qu’il ne trouve un moyen de se débarrasser de nous deux. Je te dis la vérité, Alise ; et tu dois te poser une question : si tu ignorais ce que je viens de t’apprendre, qu’ignores-tu d’autre sur lui ?

— Je le connais ; je pense que je le connais même mieux que tu ne le crois. »

À ces mots lancés tout à trac, Sédric comprit, et l’émotion qu’il en éprouva le surprit. Elle avait couché avec Leftrin ! Elle avait couché avec ce batelier inculte et crasseux ! Alise, la douce petite fille qu’il connaissait depuis l’enfance, la Terrilvillienne respectable, avait partagé sa couche avec cet individu ! Un instant, atterré, il ne put prononcer une parole, puis il sut qu’il devait se servir de son arme ultime contre l’aveuglement de son amie.

« Tu crois le connaître, Alise, comme tu croyais nous connaître, Hest et moi, alors que nous te trompions depuis des années sans que tu te doutes de rien. J’en suis navré, infiniment navré, et c’est pourquoi je m’efforce de t’empêcher de tomber dans un piège similaire. Leftrin n’est pas digne de toi, Alise ; reste loin de lui. »

Dans la maigre lumière, il vit les épaules de la jeune femme monter et descendre ; elle contenait ses sanglots. Elle reprit enfin son souffle, et sa gorge nouée ne laissa passer qu’une voix trop aiguë. « Ai-je dit que je ne te détestais pas, Sédric ? Je crois que j’ai fait erreur.

— Eh bien, ne t’en prive pas ; je le mérite sans doute, et je l’accepte comme le prix à payer pour les années où je t’ai menti. Mais ne va pas te commettre avec ce rustre, Alise ; tu mérites mieux. »

Sans répondre, elle sortit et referma la porte derrière elle.

Il resta un long moment assis sur sa couchette dans le noir. Par réflexe, il porta la chope à ses lèvres et finit le café froid et amer. Comme il se levait pour sortir à son tour, son regard s’arrêta sur les objets qu’il laissait sur la table ; il devrait nettoyer derrière lui, cesser d’être le Terrilvillien fainéant et gâté dont on le qualifiait. Mais demain, peut-être ; pas ce soir. Sa confrontation avec Alise l’avait épuisé, et son accablement n’avait rien à voir avec l’envie de dormir ni une fatigue physique. Il eût aimé avoir le pouvoir de tout interrompre pendant un moment. Il soupira et se gratta la joue. Demain, on aurait refait les réserves d’eau douce à bord ; il pourrait en mettre à chauffer pour se raser ; il n’avait jamais porté la barbe et ignorait jusque-là à quel point cela démangeait. Il se gratta de nouveau, plus vigoureusement.

Des poils restèrent pris sous ses ongles. Il secoua la main, et ils tombèrent en scintillant brièvement dans le clair de lune qui tombait par la fenêtre. Que se passait-il ? Cela ne lui était jamais arrivé ! Il se gratta la tête et découvrit plusieurs cheveux pris entre ses doigts.

C’est la tension et l’inquiétude, se dit-il, l’effet de l’eau acide du fleuve, rien de plus. Il se passa lentement l’index le long de la mâchoire ; l’ongle se prit sous quelque chose et le souleva. Non ! Il déplaça le doigt délicatement, sentit le bord de l’écaille suivante, et la décolla jusqu’à ce qu’elle tirât douloureusement sur la peau. Ce n’était pas de la saleté, ni de la peau morte, mais une écaille qui poussait sur son visage. Il avait une ligne d’écailles le long de la mâchoire ! La tête se mit à lui tourner tandis que son estomac se retournait.

Il alla tâter sa nuque et suivit de l’index la mince ligne d’écailles qui descendait le long de son épine dorsale ; elles étaient fines et plates comme celles d’une truite. D’autres, petites, poussaient sur sa tête et détachaient ses cheveux à mesure qu’elles les remplaçaient. Du bout des doigts, il palpa ses lèvres gercées ; non, rien encore. Sa respiration s’accéléra ; bientôt les écailles s’y installeraient, et, comme celles de sa mâchoire, de ses sourcils, de sa nuque, elles s’épaissiraient et se recourberaient, cornées comme des sabots de cheval.

Tu es malheureux ?

Il ferma brutalement son esprit et refusa de prêter attention au sentiment d’incompréhension qui demeurait à la suite de son exclusion de la dragonne. Son cœur tonnait à ses oreilles. Était-ce réel ? Non, c’était un horrible cauchemar. Rassemblant son courage, il se gratta la tête à deux mains ; quand il les ramena devant lui, il avait des mèches de cheveux sous les ongles ; d’un geste brusque, il s’en débarrassa, puis il quitta en hâte la coquerie en laissant la porte claquer derrière lui.

Il se dirigea vers sa cabine mais fit halte à mi-chemin. Qu’allait-il faire ? Rentrer dans son carton d’emballage surdimensionné, se rouler en boule sur sa paillasse et pleurnicher sur son sort ? N’en avait-il pas assez ? N’avait-il pas compris que cela ne changeait rien ?

L’étrave du bateau était enfoncée dans le triangle de sable à l’embouchure du ruisseau et surplombait le feu de camp, les dragons et les gardiens qui mangeaient en bavardant ensemble. Sédric se retourna et s’en alla vers l’arrière ; de là, il avait vue sur le fleuve scintillant au flot rapide. Dans le ciel, la lune presque pleine brillait au milieu d’un champ d’étoiles. Où qu’il posât le regard, il n’y avait pas signe de présence humaine. Il entendait derrière lui les gardiens qui vivaient leur vie, pleins de gaîté, ravis de retrouver de l’eau douce et de s’empiffrer de poisson cuit au four ; tout était bien dans leur existence simple. Pas pour Sédric.

« Il ne me reste rien », dit-il tout haut. Il égrena tout ce qu’il avait perdu : plus de Hest, plus de résidence à Terrilville, plus de fortune, son amitié avec Alise en lambeaux, plus de visage ; s’il retournait à Terrilville, les gens se détourneraient de lui avec horreur, certains parce que Hest l’avait rejeté, d’autre parce que sa beauté l’avait abandonné. Dans le cercle qu’il fréquentait, il était dangereux de se lier d’amitié avec quelqu’un que Hest avait repoussé. Plus de respectabilité, plus de perspectives d’avenir. Que pouvait-il espérer ?

Rien. Des années de néant.

Le temps d’un battement de cœur, il contempla la solution d’Alise : rester dans le désert des Pluie, ne jamais rentrer ; mais elle avait quelqu’un qui l’aimait et la protégerait. Lui n’avait personne, hormis une dragonne, dévouée à lui corps et âme ; mais combien de temps cela durerait-il si elle découvrait pour quel motif il s’était rendu dans le désert des Pluies ? Il n’osait pas trop s’attarder sur cette idée de crainte qu’elle ne perçût ses pensées. Il ne comprenait pas qu’elle ne se souvînt pas qu’il s’était approché d’elle sous couvert de la nuit pour lui arracher des écailles et remplir plusieurs flacons de son sang. Ne se rappelait-elle donc rien ? Comment pouvait-elle l’aimer en sachant ce qu’il avait fait ?

Un jour, elle en prendrait conscience.

Il examina les conséquences. Pour la première fois de sa vie, quand Relpda était entrée en contact mental avec lui, il avait perçu l’amour qu’une autre créature lui portait. Jour après jour, l’esprit de la dragonne grandissait, ses pensées devenaient plus fortes et plus claires ; qu’éprouverait-elle à son égard quand elle s’apercevrait qu’il était venu, non en ami, mais en boucher ?

Et partagerait-elle ce sentiment avec lui comme elle avait partagé son affection ? Quel effet cela lui ferait-il de ressentir cette haine et ce mépris ?

Un frisson le parcourut. Il prit soudain conscience qu’il n’avait pas tout perdu : il avait encore l’amour et l’estime d’une créature simple, et il ne voyait pas comment éviter de la perdre elle aussi. Non, c’était une idée insupportable ! Saisi d’une conviction terrible, il vit la seule issue qui s’offrait à lui.

Il ne devait pas penser à ce qu’il s’apprêtait à faire ; il ne fallait pas laisser la dragonne percevoir ce qu’il avait à l’esprit et contrarier ses projets. Mais ces ordres qu’il se donnait attirèrent l’attention de Relpda. Il avait envie de lui dire adieu, de lui dire que ce n’était pas sa faute : elle avait tout fait pour lui, elle l’avait sauvé à plusieurs reprises. À l’idée de la douleur qu’elle éprouverait, il ressentit une brusque peine qui l’étonna. Comme il allait prendre sa veste et ses bottes, il se traita de sot : quelle différence cela ferait-il ?

Sédric ? Sédric ?

Pas maintenant, ma belle.

Tu as peur ? On te chasse, on veut te faire du mal ?

Non. Non, je vais bien. Tout va bien aller.

Non, tu es effrayé. Triste. Quelque chose ne va pas.

Aussi doucement que possible, il la repoussa hors de son esprit. Il n’y avait pas de temps à perdre ; il sentait Relpda qui tambourinait à ses murailles et s’inquiétait de plus en plus : il fallait en finir avant qu’elle eût le temps de comprendre ce qu’il préparait. Il examina le fleuve depuis la poupe de la gabare et choisit une zone où il voyait le courant s’écouler, grimpa sur le bastingage et jaugea l’eau noire et brillante qui passait à ses pieds. Serait-elle assez profonde et assez rapide ? Il n’en faudrait guère : il n’avait jamais été bon nageur. Il lui suffisait de sauter et de ne pas se débattre, c’était tout. Il expulsa l’air de ses poumons, s’accroupit et se laissa tomber.

Il atterrit de flanc sur une surface dure, et sa tête heurta quelque chose qui partit dans une explosion de lumière. Il croyait avoir exhalé tout son air, mais un poids s’abattit sur lui qui vida brusquement ses poumons. Pas d’eau. Il n’y comprenait rien. « Peux pas… respirer… » fit-il d’une voix sifflante.

Le poids le quitta. Sédric reprit son souffle, et, pendant une minute d’hébétement, ne put dire où il était ni ce qui s’était passé. Il accommoda peu à peu et s’aperçut qu’il était allongé nez à nez avec le chasseur, Carson, sur le pont du Mataf.

« Je savais que vous tenteriez quelque chose, dit l’homme à son oreille, le souffle court. Je l’ai vu à votre tête quand vous avez quitté la coquerie, et j’ai demandé à votre dragonne de me prévenir si elle vous sentait inquiet. Elle l’a fait. » Il reprit péniblement sa respiration. « J’ai dû cavaler depuis la rive ; vous avez de la chance que je sois arrivé à temps. »

L’organisme de Sédric réclamait de l’air mais ne parvenait à en aspirer qu’un filet. Quelle ironie ! Alors que son esprit ne demandait qu’à mourir, son corps exigeait de respirer sans se soucier de ses intentions. Ses pensées s’interrompirent en attendant que ses poumons eussent repris leur fonction ; quand il eut respiré à fond à trois reprises, il répéta d’un ton amer : « De la chance ?

— Bon, d’accord, c’est moi qui ai de la chance : je vous ai rattrapé à temps ; je n’ai pas été forcé de me tremper pour vous récupérer. » Un léger sourire dansait sur les lèvres de Carson pendant que ses yeux sombres parcouraient le visage de Sédric. « Pourquoi vous vouliez vous noyer ?

— Ma vie est finie ; autant mourir.

— Comment ça ?

— Vous auriez dû me laisser faire. Je veux mourir ; j’ai tout perdu.

— Tout ?

— Tout. Hest ne veut plus de moi, je m’en rends compte aujourd’hui ; c’est pourquoi il m’a envoyé accompagner son épouse. J’ai tout avoué à Alise, je ne lui ai rien caché, et elle me déteste désormais – à moins qu’elle ne m’en veuille à mort, elle n’arrive pas à se décider. Je n’ai pas su la protéger, j’ai trahi son amitié, et elle s’apprête maintenant à commettre une terrible erreur, mais, comme elle ne me fait plus confiance, elle n’écoute pas mes mises en garde. Si je rentre à Terrilville, je n’aurai pas d’emploi ni aucun argent, et, grâce à Hest, tous mes amis me mépriseront ; je ne peux donc plus rentrer. » La voix de Sédric devenait hachée. Il se sentait puéril à exposer ses malheurs à Carson de manière aussi désordonnée, et il se mordit la langue avant de pouvoir avouer la façon dont il avait trahi la dragonne ; il lui restait une petite chance d’emporter ce secret dans la tombe. Le chasseur le regardait sans rien dire, et ses yeux sombres et son petit sourire ne faisaient qu’ajouter à son désarroi ; il tenta de se redresser pour s’écarter, mais le bras de Carson en travers de sa poitrine s’appesantit soudain, l’immobilisant.

« Restez calme un moment, le temps de reprendre votre souffle. Il y a quelque chose d’autre qui vous tourmente ; qu’est-ce que c’est ? » Le regard profond le transperça, exigeant la confiance.

Comme si cette simple question était un sortilège auquel il ne pouvait résister, il s’entendit avouer son dernier secret. « La dragonne est dans ma tête ; nous sommes liés, et je ne peux pas me libérer d’elle. Elle… elle m’aime, et ça me rend malade, parce que je ne le mérite pas. C’est une gentille petite créature…

— Petite ? répéta Carson, éberlué.

— Jeune, si vous voulez ; jeune et innocente à sa façon. Elle est toujours en contact avec moi, surtout quand je pense à elle. » Des larmes commençaient à couler sur ses joues, à sa grande honte : Hest se moquait toujours de lui quand il pleurait. Il détourna le visage de Carson et leva les yeux vers le ciel. Il sentait déjà la présence de la dragonne qui s’efforçait de le consoler, de le rassurer en l’emmitouflant dans sa chaleur, mais il s’enkysta dans la coque dure de son malheur et la tint à distance. Il sentit une main lui effleurer la mâchoire et tressaillit.

« Du calme, dit Carson ; personne ne vous veut de mal. » Avec douceur, il ramena le visage de Sédric vers le sien. « Je ne trouve pas si terrifiant d’être aimé, même par un dragon ; alors, qu’est-ce qui vous a poussé à vous noyer ? Qu’est-ce qu’il y a de si horrible dans votre existence qui vous interdise de vivre ? »

Sédric avala sa salive. Carson n’avait pas ôté sa main de son visage, et, de l’index, il essuya délicatement une larme. Depuis quand ne l’avait-on pas touché avec autant de simplicité et de douceur ?

« Je commence à avoir des écailles. » Il s’exprimait d’une voix tendue, trop aiguë, dont il n’arrivait pas à effacer la terreur. « Le long de la mâchoire, et sur la nuque.

— D’habitude, ça n’arrive pas aux adultes. Faites-moi voir. » Carson s’appuya sur un coude et examina Sédric en parcourant sa joue du bout des doigts. « Hmm. Vous avez peut-être raison ; il y a de fines écailles. » Il eut un petit sourire. « Vous avez la barbe aussi soyeuse que la fourrure d’un chiot. » Il passa la main derrière la tête de Sédric et suivit sa nuque de l’index. « C’est vrai, fit-il à mi-voix ; vous avez des écailles. » Il prit une grande inspiration. « De mieux en mieux », dit-il doucement ; il paraissait content, et Sédric, sans savoir pourquoi, se sentit blessé. Pourquoi se réjouissait-il de son infortune ? Alors, la main sur la nuque de Sédric, le chasseur approcha lentement ses lèvres des siennes et l’embrassa. Le Terrilvillien resta paralysé d’étonnement. Les lèvres de Carson étaient douces mais exigeantes. Quand il s’écarta, Sédric s’aperçut que le chasseur l’avait pris dans ses bras et le tenait avec force, mais sans brutalité, comme un enfant dans les bras de sa mère ; alors quelque chose céda en lui : il enfouit son visage dans le tissu grossier de la chemise de Carson et se mit à pleurer. Des sanglots montèrent en lui et achevèrent de le briser. Il pleura sur tout ce qu’il croyait posséder mais n’avait jamais eu, sur ce qu’il avait laissé Hest lui faire, sur sa trahison d’Alise, sur ce qu’il avait prévu pour Relpda. Il pleura parce qu’il pouvait se laisser aller sans peur. Le chasseur ne disait rien, et il se contenta de l’attirer plus près de lui. Comme ses dernières larmes se tarissaient, Sédric sentit l’affection de la dragonne l’envelopper.

Je sais que tu as pris mon sang, mais tu ne cherchais pas à me tuer. Tu as bu mon sang et tu m’as donné un lien avec ton esprit pour éclaircir mes pensées. Tout ira bien, Sédric ; je ne te trahirai pas. Personne ne saura rien.

Cette façon d’accepter ce qu’il avait fait et de lui pardonner avec tant de simplicité le submergea comme un raz de marée, le renversa et le noya comme la crue du fleuve n’y était pas parvenue. Il ne put résister à cet assaut, et s’aperçut qu’il ne le désirait pas ; une chaleur brute le traversa de nouveau et emporta toute référence à ses problèmes, tout son désespoir, pour ne laisser en lui que du réconfort.

Il sentit tous ses muscles se détendre.

Et Carson plaça deux doigts sous son menton, l’obligea à lever le visage, et l’embrassa de nouveau.

Enfin, il s’écarta et dit d’une voix rauque : « Si tu as changé d’avis et que tu n’as plus envie de mourir, j’ai pensé à une autre activité pour ce soir. »

Sédric s’efforça de rassembler ses pensées, de retrouver tout ce qui l’emplissait naguère de désespoir ; Carson s’en aperçut.

« Non, fit-il tout bas. Ne fais pas ça. Ne t’interroge pas, n’hésite pas. » Il s’écarta de Sédric, se redressa, puis se pencha et tendit la main ; le Terrilvillien la prit, sentit la paume rêche et calleuse sous sa peau, et laissa le chasseur l’aider à le relever.

« Je vais te reconduire à ta cabine, proposa Carson à mi-voix.

— Oui. »

 

Thymara s’éloigna du feu pour s’enfoncer dans la nuit. La soirée eût dû être agréable : l’air était doux, elle avait l’estomac plein de poisson et de cresson, elle avait enfin pu se baigner, se laver les cheveux et boire tout son soûl. Elle avait étrillé Sintara jusqu’à ce que l’arrogante reine brillât d’un éclat plus bleu que le ciel d’été ; elle ne lui avait fait aucun compliment à voix haute, et la dragonne l’avait agacée lorsque, en se tournant vers elle, elle lui avait dit : « Ton cœur voit juste : aucun autre dragon du groupe ne peut se comparer à moi. »

Elle n’avait pas remercié Thymara de ses bons soins ; la jeune fille bouillait, mais en silence, et avait bientôt quitté la dragonne. Elle avait passé le reste de l’après-midi à aider Tatou, Harrikine et Sylve à s’occuper des dragons sans gardien, ce qui avait représenté une gageure.

Baliper s’était montré morose et contrariant, toujours en deuil de Houarkenn ; Crache avait présenté le problème inverse : doué d’une audace nouvelle, et dangereusement agressif, le petit argenté avait interdit à quiconque de cesser de le panser tandis qu’il jouissait de l’attention de plusieurs gardiens à la fois. Au grand soulagement de Thymara, Alise, les cheveux encore humides de sa toilette, s’était jointe à eux et avait distrait la créature. La pauvre Relpda s’était soumise à leur nettoyage à son tour, mais sans jamais quitter le Mataf des yeux, manifestement désespérée de ne pas voir Sédric, et Thymara s’était offusquée pour elle. « Quel individu se fait sauver la vie par une dragonne pour ensuite faire comme si elle n’existait pas ? » avait-elle lancé à Alise ; sur quoi, à sa grande surprise, la jeune femme avait pris la défense de son ami : « Ça ne m’étonne pas : il a des problèmes personnels, et il vaut mieux le laisser tranquille. »

La dragonne cuivrée avait été plus directe. « C’est mon gardien ! » avait-elle sifflé, et, si son exhalaison était exempte de venin, Thymara s’était abstenue de tout autre remarque désobligeante sur Sédric.

Une fois la nuit tombée, quand ils se furent réunis autour du feu pour se réchauffer et manger ensemble, elle avait constaté que ses camarades se remettaient peu à peu de leurs pertes, et elle s’en était réjouie. Tous regrettaient les histoires que Jess racontait si bien ; quand Davvie avait pris son biniou et commencé à jouer, sa musique avait rendu un son grêle et solitaire ; et puis, à la stupéfaction générale, Belline était descendue du Mataf avec son propre biniou, s’était installée sans cérémonie à côté de Davvie et avait joint ses notes aux siennes, enveloppant la mélodie d’un accompagnement plus que suffisant pour emplir la nuit. Souarge, malgré son tempérament réservé, avait les joues plus roses que sa femme, visiblement fier de son talent. La musique était ravissante.

Mais c’est alors que Thymara avait faussé compagnie au groupe, car, lorsqu’elle s’était tournée vers Kanaï pour partager avec lui sa surprise et son plaisir, il n’était pas là.

Comment avait-elle pu oublier sa mort, ne fût-ce que quelques instants ? Elle avait eu un sentiment d’obscénité, de cruauté, comme si elle avait trahi son amitié, et la musique lui avait soudain déchiré le cœur ; elle avait dû s’éloigner de ceux qui se réjouissaient autour du feu. Elle avait avancé à l’estime dans le noir jusqu’à ce qu’elle parvînt au ruisseau ; là, elle s’était assise sur un tronc et avait écouté le murmure de l’eau. La lumière et la chaleur de la flambée et la musique paraissaient sourdre d’un autre monde ; y avait-elle encore sa place ?

Le silence de la forêt était rempli de bruit à ses oreilles : l’eau coulait, des insectes couraient sous l’écorce et la mousse ; dans les arbres, un animal chassait, sans doute un petit chat des branches qui cherchait les lézards rendus immobiles par le froid de la nuit. Elle tendit l’oreille et perçut l’attaque suivie d’un couinement grêle, avant que le petit prédateur laissât échapper un léger ronronnement de satisfaction puis s’en allât d’une démarche décidée, sans doute en emportant sa proie pour la savourer en lieu sûr.

« Et si je restais ici, tout simplement ? dit-elle à mi-voix. Il y a de l’eau claire, un sol plus solide que je n’en ai jamais vu, du sable au lieu de vase au fond du ruisseau. La chasse devrait être bonne. Je trouverai tout ce qu’il me faut ici ; de quoi d’autre est-ce que j’aurais besoin ?

— D’un peu de compagnie ? » fit Tatou dans l’obscurité. Elle se tourna et vit sa silhouette se découper sur l’éclat orange du feu. « Ou bien tu en as assez de voir des gens ? Ça te dérange si je m’installe près de toi ? »

Elle se décala sur le tronc sans rien dire ; elle ignorait quelle réponse elle lui eût faite.

« À l’heure qu’il est, il serait en train de danser, et tout le monde l’imiterait. », dit Tatou.

Elle hocha la tête. Il tendit la main et prit la sienne ; elle le laissa faire. Il la caressa dans le noir, passa son pouce sur sa paume, égrena ses doigts avec les siens, suivit ses griffes du bout des ongles. « Tu te rappelles l’époque où elles te faisaient horreur ? » demanda-t-il sur le ton de la conversation.

Elle ramena sa main sur ses genoux, prise d’une soudaine timidité. « Je ne suis pas sûre que je le pensais vraiment ; elles m’ont toujours été utiles. Je savais seulement que tout le monde croirait toujours qu’elles me limitaient.

— Eh bien, plus d’une fois au cours de cette expédition j’ai regretté de ne pas avoir les mêmes. » Prosaïquement, il reprit la main de Thymara et la réchauffa entre les siennes. C’était bon : elle ne s’était pas rendu compte qu’elle avait mal, mais quand il se mit à la masser doucement, elle sentit la douleur s’effacer. La tension se dissipa peu à peu de ses muscles, et il se rapprocha d’elle. « Donne-moi l’autre main », dit-il, et elle obéit sans réfléchir. Il entreprit de la lui masser doucement.

Ils restèrent un moment sans parler. Ils entendaient leurs compagnons bavarder autour du feu de camp ; un dragon poussa un cri d’effroi, mais, comme ce n’était pas Sintara, Thymara n’y prêta pas attention. Quand Tatou lui passa un bras sur les épaules et l’attira contre lui, elle se laissa faire ; il posa la joue sur ses cheveux, et elle ne s’étonna pas quand il se pencha pour l’embrasser. Ce fut facile de l’y autoriser, de laisser la chaleur de la sensation chasser toute pensée de son esprit.

La deuxième fois que sa main effleura ses seins, elle comprit qu’il ne s’agissait pas d’un accident. En avait-elle envie ? Oui. Elle refusa de songer que cela risquait de l’amener à un point où elle ne voulait pas aller. Elle pourrait toujours dire non ; rien ne l’obligeait à le dire tout de suite.

Il lui embrassa le cou, la gorge, et elle s’offrit à lui en se penchant en arrière. La bouche de Tatou commençait à descendre quand une voix dit soudain : « Eh bien, eh bien, on dirait que la décision a été prise ! »

Ils s’écartèrent d’un bond l’un de l’autre, et Tatou se tourna d’un bloc vers Graffe. « Espèce de sale fouineur ! » cracha-t-il.

L’autre éclata de rire. « On a le droit de changer d’avis ; demande à Thymara. » Il lui tourna le dos sans se préoccuper de son attitude menaçante. « Je vais avertir les autres, poursuivit-il. Ils ont le droit de savoir. » Et il s’éloigna.

« Rien n’a été décidé ! Rien ! » lui cria Thymara.

Il partit d’un rire narquois et continua de s’en aller vers le feu. Il ménageait une de ses jambes, et la jeune fille se prit méchamment à espérer que les modifications qu’il subissait lui faisaient mal.

« Quel salaud ! s’exclama Tatou avec violence, puis il se tourna vers Thymara et pencha la tête. Rien ? fit-il.

— Je… je n’ai rien décidé. On s’embrassait, c’est tout. »

Dans l’obscurité, sans contact physique entre eux, elle le sentit très loin d’elle. « C’est tout ? répéta-t-il. Ou bien tu m’allumais ? » Il croisa les bras sur la poitrine. Elle le distinguait à peine dans la pénombre.

« Je ne t’allumais pas, répondit-elle », sur la défensive. Un ton plus bas, elle ajouta : « Je ne réfléchissais pas à ce qu’on faisait. »

Il se tut un moment. Thymara gardait sur la peau des picotements de ses caresses. Elle avait envie de se rapprocher de lui, de reprendre ce qu’ils avaient interrompu ; peut-être pensait-il à la même chose, car il demanda tout à coup : « Thymara, oui ou non ? »

Elle n’eut pas à s’interroger, et elle répondit rapidement avant d’avoir le temps de changer d’avis : « Non, Tatou ; c’est toujours non. »

Il lui tourna le dos et s’en alla vers le feu, la laissant seule dans la nuit.

TROISIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

De Detozi, gardienne des Oiseaux, Trehaug,

à Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville

 

Ci-joint une invitation officielle adressée à tous les Marchands du désert des Pluies et de Terrilville au prochain Bal de la Fête des Moissons, en la Salle des Marchands du désert des Pluies de Trehaug. À afficher en tous lieux, à dupliquer et à remettre en mains propres aux Marchands indiqués sur la liste.

Erek,

Comme vous me l’avez demandé, j’ai lâché quatre oiseaux ce jour à l’aube, exactement au même instant, tous porteurs du même message selon lequel Reyall est arrivé chez lui sain et sauf. Deux d’entre eux provenaient du groupe de pigeons rapides arrivés avec Reyall il y a deux jours, et les deux autres étaient des oiseaux classiques. J’ai retardé leur départ de deux jours pour leur laisser le temps de se remettre de leur voyage et de se dérouiller les ailes dans la volière. Dès l’instant de leur libération, tous quatre se sont envolés, et j’avoue avoir éprouvé de l’envie en les voyant s’en aller, en regrettant de ne pouvoir moi aussi entreprendre sans plus d’effort le trajet qui me mènerait à Terrilville. Tenez-moi au courant, je vous prie, de la suite de l’expérience ; j’aimerais savoir combien de jours il leur faut pour parcourir la distance, et si les pigeons rapides se déplacent substantiellement plus vite que nos oiseaux messagers classiques. J’ai gardé les rois à part dans des cages de reproduction en ne laissant qu’un membre de chaque couple prendre part au vol. Jusqu’ici, ils paraissent parfaitement aptes à se débrouiller et ils ont déjà choisi leurs boîtes de ponte. Je vous tiendrai au courant du déroulement du projet moi aussi ; s’il réussit à cette petite échelle, une famille pourrait trouver sa fortune dans une telle entreprise de production de viande.

Je me réjouis d’apprendre que votre père se remet. Vous n’êtes pas le seul que sa famille pousse à se marier et à s’installer ; c’est à croire que ma mère a une boîte à ponte qui m’attend tant elle me tracasse pour que je trouve un mari !

Detozi