5

Divergences

APRÈS DEUX JOURS DE PLUIE INCESSANTE, le temps avait soudain changé, et le grand ciel bleu laissait faussement croire que l’été allait revenir. Brumes et brouillards se levèrent, révélant un paysage différent ; le fleuve s’était peu à peu modifié, et la rive d’en face se rapprochait lentement de la gabare. Leftrin songeait qu’ils avaient peut-être enfin franchi ce qui restait du vaste lac dont les dragons avaient parlé ; mais, comme il le dit à Souarge, plus rien n’était sans doute tel qu’ils se le rappelaient. « Et ce qu’ils nous décrivent du terrain tel qu’il était risque de nous induire en erreur ; si on se repose sur ces descriptions plutôt que sur notre connaissance du fleuve, et qu’ils se trompent, on pourrait bien se fourrer dans les ennuis. »

Souarge hocha la tête gravement mais ne dit rien, comme à son habitude. Leftrin n’attendait pas de sa part une longue conversation, mais il eût aimé plus qu’un signe de la tête ; il avait le sentiment d’avoir passé trop de temps seul avec ses pensées dernièrement. Depuis des jours, Alise ne parlait guère et se montrait comme réservée ; certes, elle lui souriait, et, à une ou deux reprises, elle lui avait pris la main, signe qu’elle ne regrettait pas vraiment leur petit intermède ; mais elle n’avait manifesté nulle envie d’un autre rendez-vous. L’unique fois où il avait frappé doucement à sa porte, une nuit, elle n’avait pas répondu ; après avoir attendu sur le pont, anxieux, il s’était reproché de se conduire comme un adolescent irréfléchi : elle lui avait démontré clairement que, quand elle avait envie de lui, elle ne le lui cachait pas. Si elle ne lui faisait pas signe, il n’allait pas rester planté indéfiniment devant sa porte.

Une fois, la voyant accoudée à la lisse de proue, l’air morose, il avait rassemblé son courage pour lui demander si ce qui la tourmentait avait un rapport avec lui. Elle avait secoué la tête si violemment que les larmes avaient volé de ses joues. « Je t’en prie, avait-elle répondu, je t’en prie, ne me pose pas de questions, pas maintenant. C’est un problème que je dois résoudre seule, Leftrin. Si je pense pouvoir t’en parler, je le ferai ; mais, pour le moment, je dois porter seule cette charge. »

Et elle continuait à se taire.

Leftrin pensait que son problème avait à voir avec Sédric ; le Terrilvillien passait beaucoup de temps dans sa cabine, et, quand il ne s’y trouvait pas, on avait de bonnes chances de le voir à la proue du bateau, en train d’observer les lourds déplacements de sa dragonne. Dernièrement, il avait pris l’habitude d’aller la voir chaque soir à terre, et il faisait un effort pour la panser quotidiennement. Lui aussi donnait l’impression d’essayer de comprendre quelque chose ; il évoquait au capitaine un homme qui reprend des forces au terme d’une longue convalescence. Il ne paraissait plus s’inquiéter exagérément qu’il y eût de la boue sur ses bottes ni que ses cheveux fussent mal coiffés. Leftrin l’avait surpris à la table de la coquerie en compagnie de Belline, en train de boire du café ; plus surprenant, il avait vu Davvie lui montrer comment attacher des hameçons à une longue ligne pour les chaluts qu’il installait parfois la nuit. Une fois, il avait vu Carson accoudé à côté de lui au bastingage, et il se demandait si ce rapprochement n’était pas à l’origine de l’humeur d’Alise ; d’ailleurs, le chasseur aussi avait une attitude étrange depuis quelque temps, et, selon son habitude, il ne disait rien. Quelque chose le tracassait, mais il n’en avait pas parlé à Leftrin. S’il s’agissait de sa relation avec Sédric, le capitaine préférait n’en rien savoir ; il avait bien assez de préoccupations sans s’encombrer la tête avec les affaires des autres.

L’expédition avait changé, et personne ne s’en accommodait encore. Il n’y avait plus assez de canoës ni de pagaies pour permettre aux gardiens de suivre les dragons comme naguère ; certains d’entre eux devaient voyager à bord de la gabare. Après les avoir laissés à leur oisiveté pendant une journée, Leftrin avait vu le danger et avait trouvé des occupations à chacun. Quand il en avait le temps, il supervisait la taille de nouvelles pagaies pour les embarcations restantes et autres tâches banales. Mataf n’était pas un grand bateau, et il était parfois difficile de trouver des corvées pour occuper tout le monde ; néanmoins, il confiait à tous les gardiens du bord tous les travaux auxquels lui ou Hennessie pensait : selon son expérience, des oisifs à bord d’un bateau ne donnaient rien de bon.

Il avait déjà repéré des embryons d’ennuis : Belline était venue le voir, mal à l’aise et timide, pour lui dire qu’elle avait eu une conversation avec Skelli à propos d’Alum. « Ils ne pensent pas à mal, mais ils s’attirent, ils sont jeunes, et leur travail fait qu’ils se voient pratiquement tous les jours. J’ai mis Skelli en garde, et vous feriez bien de parler au jeune homme avant qu’il n’ait trop d’espoirs ou qu’il y ait de la casse. »

Cette mission lui répugnait, mais elle lui revenait en tant que capitaine et en tant qu’oncle. Depuis, Skelli l’évitait, et Alum, fier mais obéissant, quittait le bateau chaque jour à bord du canoë de Graffe. Ce dernier était soulagé d’avoir l’aide d’Alum, mais Leftrin, s’il avait eu le choix, ne l’eût pas désigné comme compagnon pour le jeune gardien : il lui apparaissait de plus en plus clairement que Graffe ne respectait pas son autorité et n’hésiterait pas à fomenter une rébellion contre lui. Mais le capitaine n’y pouvait rien : le gardien avait récupéré le canoë que Carson et Sédric avaient ramené. D’après Leftrin, les autres gardiens avaient manqué de prévoyance en le laissant se réapproprier l’embarcation ; après tout, les canoës appartenaient à tous au départ de l’expédition. Mais il ne voulait pas s’ingérer dans leurs affaires ; il avait déjà plus qu’assez de pain sur la planche. Graffe avait repris le rôle de Jess comme chasseur, et tout le monde avait l’air de s’en satisfaire.

Mataf l’avait prévenu de la proximité du grand affluent avant que Leftrin ne le vît ; aucun changement du fleuve ne prenait le capitaine au dépourvu. La gabare avait senti la rivière en début de matinée grâce à une modification du goût de l’eau, et l’en avait averti ; Mataf préférait toujours les chenaux peu profonds, et, comme le fleuve gagnait en profondeur, il s’était de nouveau rapproché de la rive orientale. Des heures avant de parvenir à l’affluent, bien longtemps avant de le voir, Leftrin avait commencé à l’entendre et le percevoir par les sens du bateau. Quand ils arrivèrent enfin à la jonction des deux cours d’eau qui alimentaient le fleuve du désert des Pluies, apparut clairement celui qui était à l’origine de la coulée d’acide et de la vague qui avaient failli anéantir l’expédition. L’affluent occidental présentait un large chenal bordé de débris ; c’était dans cette gouttière que la vague mortelle s’était engouffrée en détruisant tout sur son passage et en laissant arbres et buissons festonnés de branches brisées et d’herbes. Le soleil scintillait sur la rivière grisâtre qui offrait le panorama accueillant d’un cours d’eau droit et ouvert.

Un delta foisonnant de hauts roseaux et de grands joncs la séparait de l’affluent oriental qui, plus calme et sinueux, courait dans un lit peu profond surplombé de lianes, ses bords étouffés d’herbes rêches et de massettes. Sans hésiter, les dragons s’étaient engagés dans le chenal ouvert en restant aussi près que possible de la rive ; ils étaient très en avant de la gabare, comme toujours, mais la rectitude de la rivière permettait à Leftrin de ne pas les perdre de vue, étirés en une longue ligne et avançant régulièrement. Les chasseurs les avaient précédés. Le soleil brillait sur les dragons ; Mercor, tout d’or vêtu, marchait en arrière, l’énorme Kalo derrière lui ; puis venaient en un défilé multicolore leurs congénères, verts et rouges, lavande, orange et bleus. Relpda la cuivrée et le bien nommé Crache fermaient la procession. La rivière droite et dégagée était ensoleillée et engageante ; la navigation ne poserait pas de problème, et Leftrin eut tout à coup la prémonition que Kelsingra ne se trouvait plus très loin. S’ils devaient découvrir l’antique cité des Anciens, ce serait à coup sûr le long de ce cours d’eau baigné de soleil.

Il prévoyait un long après-midi sans difficulté quand, avec une brusque embardée, Mataf vira vers le delta et s’échoua. Leftrin trébucha et se rattrapa au bastingage tandis qu’un concert de cris effrayés montait des occupants du bateau. « Nom de nom, Souarge ! » s’exclama Leftrin, et l’homme de barre répondit : « C’est pas moi ! » avec une note de colère dans la voix.

Le capitaine se pencha par-dessus la lisse. Il y a presque toujours un banc de sable à la jonction de deux cours d’eau, Mataf le savait comme tous les hommes à son bord ; il le savait et il ne s’échouait jamais ; cela ne lui était jamais arrivé, même avant que Leftrin l’eût fait modifier – et pourtant ils se retrouvaient à présent pris dans la boue, avec un bateau qui ne faisait aucun effort pour se dégager. C’était incompréhensible.

Par-dessus le bastingage, il dit d’une voix grondante : « Mataf, qu’est-ce que tu fais ? »

Il ne perçut nulle réponse qu’il pût déchiffrer ; il était bel et bien bloqué sur le fond vaseux.

« Capitaine ? » C’était Hennessie, l’air ahuri.

« Je ne sais pas », répondit à mi-voix Leftrin à la question implicite du second. Il poussa un soupir d’agacement. « Sors les gaffes ; autant que les gardiens gagnent leur repas aujourd’hui. Arrachons-nous à ce banc de boue et reprenons notre route.

— Bien, cap’taine. » Hennessie relaya aussitôt les ordres d’une voix forte, et Leftrin serra brièvement les mains sur la lisse. « On va te tirer de là sans tarder », promit-il tout bas à Mataf ; mais, comme il ôtait ses mains du bois, il ne sut si c’était un assentiment ou de l’amusement qu’il percevait de la part du bateau.

 

Les gardiens se rassemblèrent sur le gaillard d’avant, réunis par les coups de gueule de Hennessie. Thymara travaillait dans la coquerie à gratter les résidus brûlés incrustés sur les fonds de casserole quand la soudaine embardée l’avait précipitée contre la table. Elle était sortie en hâte pour se rendre compte de ce qui se passait et avait découvert avec étonnement qu’ils étaient échoués. Cela n’était jamais arrivé, alors qu’ils avaient croisé bon nombre de petits affluents qui alimentaient le fleuve, certains à peine plus que des rus qui couraient entre les arbres avant de se jeter dans le courant, d’autres de larges rivières qui ouvraient leur lit marécageux au milieu de la forêt avant d’ajouter leurs eaux à celles du fleuve ; Mataf ne se heurtait jamais à leurs bancs de sable. Mais la situation était à présent différente.

À gauche s’étirait à l’infini une rivière avec un chenal large et rapide en son milieu, manifestement creusé par la crue : des arbres abîmés, aux branches cassées, et des débris maculés de boue la bordaient. La couleur de l’eau s’éclaircissait en se dispersant dans le fleuve. C’était à l’amont de ce cours d’eau que se trouvait l’origine du torrent qui avait failli tous les tuer et de l’acide qui blanchissait les eaux du fleuve. La rivière et les arbres dressés sur ses rives couraient en droite ligne sur une distance inimaginable, et l’ombre bleutée sur l’horizon pouvait être celle d’une rangée de montagnes, ou bien le fruit de l’imagination. Les silhouettes des dragons qui remontaient le courant se découpaient sur cet horizon.

Un vol d’oiseaux à la queue barrée de jaune s’éleva brusquement d’un arbre, parcourut quelque distance puis se reposa ; le cri furieux d’un félin frustré de sa proie le suivit, et Thymara sourit. Le panorama foisonnant et inconnu l’attirait : la chasse et la cueillette y seraient sans doute plus faciles, et elle regretta que l’expédition ne s’installât pas là pour la nuit. Elle en eût profité pour explorer l’affluent. Sans arme ni matériel de pêche, elle ne pouvait plus rapporter à ses camarades que des fruits et des légumes sauvages ; elle mourait d’envie d’emprunter ses affaires à Graffe, mais il n’avait pas proposé de les prêter et elle refusait de s’abaisser à les lui demander.

Elle avait trouvé un poste d’observation sur l’étrave pour examiner la jonction des cours d’eau ; elle se retourna pour regarder ses compagnons se rassembler sur le gaillard d’avant et jeter des coups d’œil par-dessus bord. Hennessie et Souarge avaient été chercher les gaffes de réserve et les distribuaient aux gardiens les plus solides ; Tatou reçut la sienne avec un large sourire, et Thymara comprit soudain qu’il avait toujours dû rêver de s’essayer à cet exercice.

Un instant, elle les vit tous comme des inconnus ; ils n’étaient plus que dix au lieu des douze du début, et tous plus aguerris et rugueux qu’au départ. Les garçons avaient grandi, et la plupart avaient la carrure et les muscles d’hommes adultes ; leur démarche et leur maintien avaient changé : ils se déplaçaient désormais comme des gens qui travaillent sur la terre et sur l’eau plutôt que comme les résidents d’une cité dans les arbres. Elle s’aperçut que Sylve aussi avait grandi et prenait des formes de femme ; Harrikine ne la quittait pas d’une semelle, et ils paraissaient se satisfaire l’un de l’autre malgré leur différence d’âge. Thymara n’avait jamais eu le courage de demander à Sylve si elle savait que Graffe avait arrangé leur relation ; d’ailleurs, depuis quelques jours, elle estimait que cela n’avait guère d’importance. Ils avaient l’air heureux ensemble ; savoir qui l’avait décrété ne comptait pas.

Jerd se tenait un peu à l’écart et observait l’agitation ; elle était pâle. Elle avait beau se promener souvent la main sur le ventre et prendre d’autres poses semblables, sa grossesse ne se voyait guère, sauf à son humeur : elle était devenue insupportablement agressive avec tout le monde, elle avait envie de vomir presque tous les matins, elle se plaignait de l’odeur qui régnait sur le bateau, du goût de la nourriture et du roulis constant. Thymara songeait qu’on eût compati plus facilement avec elle si elle n’avait exigé que ses doléances eussent le pas sur les soucis de chacun. Si elle était représentative de l’état habituel des femmes enceintes, Thymara n’avait aucune envie d’avoir des enfants. Même Graffe commençait à se lasser de ses remarques acerbes et incessantes ; à deux reprises, Thymara l’avait entendu y répondre vertement, et à chaque fois la fureur avait envahi Jerd en même temps que les larmes lui montaient aux yeux. Un jour, il l’avait prise à partie presque violemment et lui avait demandé si elle se croyait la seule à souffrir des changements de son corps ; Alum s’était soudain dressé, et Thymara avait craint qu’il ne voulût intervenir, mais Jerd s’était enfuie en pleurant pour se cacher dans la coquerie et sangloter tandis que Graffe déclarait d’un ton aigre qu’il préférait affronter un gallator plutôt que « cette fille » en ce moment.

L’équipage du bateau avait changé presque autant que les gardiens. Thymara voyait de moins en moins Skelli et Davvie comme des enfants ; il était souvent manifeste qu’ils avaient envie de se mêler davantage aux gardiens, dont ils avaient à peu près l’âge, après tout. Le capitaine avait tenté de maintenir la frontière étanche, mais il y avait eu quelques brèches. Thymara savait qu’Alum avait un sentiment pour Skelli, et qu’on avait gourmandé les deux parce qu’ils se côtoyaient de trop près ; en revanche, par accord tacite, tous détournaient les yeux de l’amitié grandissante de Davvie avec Lecter, ce que Thymara jugeait injuste. Mais – et un sourire mi-figue mi-raisin lui tira les lèvres – le capitaine Leftrin la consultait rarement sur la façon dont il dirigeait son équipage.

Alise était sortie sur le pont, et, debout sur le toit du rouf, elle croquait la scène. Thymara la regarda et reconnut à peine la Terrilvillienne raffinée qu’elle avait vue à Cassaric ; elle avait abandonné ses chapeaux à larges bords, et sa chevelure lisse et luisante n’était plus qu’un souvenir ; le soleil et le vent avaient hâlé sa peau et multiplié ses taches de rousseur, et ses vêtements laissaient clairement voir l’usage sans douceur auquel elle les soumettait : elle avait des pièces sur les genoux de son pantalon, et leurs ourlets s’effilochaient. Elle portait désormais ses chemises avec les manches retroussées, et le soleil avait bruni ses bras et ses mains. Néanmoins, même les jours où elle ne parlait guère, l’air abattu, elle paraissait plus vivante et plus réelle que la première fois que Thymara l’avait rencontrée. Son ami, Sédric, en revanche, avait l’air d’un oiseau au plumage vif en pleine mue : il avait perdu toutes ses ravissantes couleurs et ses belles manières ; il n’adressait plus guère la parole à Thymara, mais il s’occupait de sa dragonne avec une bonne volonté maladroite que la jeune fille trouvait touchante. La petite cuivrée s’épanouissait sous ses bons soins, et elle était devenue une bavarde impénitente quand il n’était pas là pour s’occuper d’elle ; elle s’exprimait avec clarté, tant dans sa syntaxe que dans sa pensée, et, débarrassée de ses parasites, elle grandissait aussi vite que le lui permettait un régime limité.

Elle n’était pas la seule de son espèce à avoir changé depuis la crue. L’argenté, Crache comme il se nommait lui-même, devenait presque dangereux ; vif de tempérament et doté de glandes à venin parfaitement développées, il avait déjà brûlé Boxteur par accident, alors que ce dernier n’avait rien fait pour le provoquer : il se trouvait seulement dans les parages quand Crache s’était énervé contre un de ses congénères. Mercor était intervenu aussitôt en rugissant contre Crache ; par chance pour Boxteur, il n’avait reçu qu’une brume dispersée au lieu d’une projection directe de toxines ; touché au bras, il avait arraché sa chemise assez vite pour éviter une trop grave brûlure, puis il avait dû déployer des trésors de diplomatie pour empêcher son propre dragon d’attaquer Crache, et c’est seulement plus tard que les autres gardiens l’avaient soigné et pansé. S’il n’avait pas été protégé par ses écailles, il eût subi des dégâts beaucoup plus étendus.

Certains dragons étaient mécontents et las de se déplacer constamment, d’autres aussi décidés que le premier jour ; leur attitude face au voyage variait autant que leur attitude face à leurs gardiens. Certains s’en étaient beaucoup rapprochés : Mercor et Sylve évoquaient un vieux couple à Thymara ; ils se connaissaient très bien et appréciaient leur compagnie mutuelle. Au contraire, Thymara et Sintara n’avaient pas encore résolu leurs différends, et, à chaque jour qui passait, la jeune fille se demandait si elles y parviendraient jamais ; la dragonne paraissait lui en vouloir, mais elle n’arrivait pas à savoir quelle était l’origine de sa colère. Sintara affirmait toujours son droit de la diriger à sa guise, de lui ordonner de la nettoyer ou de la débarrasser des parasites incrustés autour de ses yeux, et Thymara, fidèle à son contrat, s’occupait d’elle. Malgré l’agacement que lui manifestait la dragonne, elle sentait que leur lien s’était renforcé ; elle percevait avec beaucoup plus d’acuité les besoins de la reine, et, quand celle-ci s’adressait à elle, le sens de ses propos allait bien au-delà des mots qu’elle prononçait. Un lien plus puissant et plus profond que l’affection les unissait, qui n’était pas toujours agréable pour l’une ni pour l’autre, mais qui existait bel et bien. Pourquoi ? Mystère. Alise continuait à venir rendre visite à la dragonne, mais Sintara lui accordait moins d’attention ; curieusement, la jeune femme n’avait pas l’air de s’en formaliser, et, si Thymara se demandait parfois ce qui avait détourné son esprit de la reine bleue, elle pensait le plus souvent qu’Alise avait fini par comprendre, tout comme elle, qu’elle n’avait pas tant d’importance aux yeux de la dragonne.

Sans Houarkenn, Baliper n’était qu’une âme en peine. Les gardiens se relayaient pour le nettoyer, mais il ne leur parlait guère et ne s’intéressait pas aux autres humains. Certains de ses congénères paraissaient comprendre sa douleur tandis que d’autres y voyaient de la faiblesse. Veras, la dragonne de Jerd, était mécontente du manque d’attention de sa gardienne envers elle et ne s’en cachait pas. Graffe s’occupait toujours de Kalo, mais pour la forme, et le grand dragon était d’humeur massacrante depuis une semaine. Les grandes créatures ourdissaient quelque chose, Thymara en avait l’impression, elles n’en avaient pas averti leurs gardiens, et cela l’inquiétait. Au fil de ses pensées vagabondes, elle envisagea toutes les possibilités, depuis des dragons qui les abandonnaient purement et simplement jusqu’aux dragons qui se jetaient sur eux et les dévoraient. De jour, ces images lui paraissaient ridicules, mais beaucoup moins la nuit.

« Hé, toi ! Thymara ! Tu te crois là pour décorer le pont ? Il reste une gaffe ; attrape le manche ! »

L’aboiement de Hennessie la tira brutalement de sa rêverie. Le rouge aux joues, elle se hâta d’aller s’emparer de la dernière gaffe. Jerd se tenait toujours à l’écart, une main sur le ventre ; Sylve était à côté d’elle, les bras croisés, une moue désapprobatrice aux lèvres ; à l’évidence, elle espérait faire partie de l’équipe qui maniait les perches malgré sa petite stature.

Hennessie continuait à beugler des ordres. « Je ne vous demande pas de comprendre ce que vous faites ; je vous demande seulement de donner un coup de main. C’est très simple : enfoncez la gaffe dans la vase ; quand je gueule, tout le monde pousse. On ne devrait pas avoir trop à forcer pour nous dégager. Une fois qu’on aura reculé du banc de sable, ramenez votre perche sur le pont sans éborgner les voisins et laissez l’équipage faire son boulot. Prêts ? »

Thymara avait pris place près de Skelli, qui lui fit un grand sourire. « T’inquiète pas ; ça devrait pas être difficile. Ensuite, tu pourras retourner nettoyer tes casseroles.

— C’est vrai, j’en meurs d’envie », répondit Thymara en lui rendant son sourire. Elle regarda les mains de sa voisine, plaça les siennes de la même façon sur la gaffe et imita sa posture. L’autre hocha la tête d’un air approbateur.

« Poussez ! » cria Hennessie, et tous se courbèrent sur leurs perches.

Le bateau oscilla, ripa, oscilla de nouveau tandis qu’ils poussaient des gémissements d’effort.

Et le Mataf s’échoua encore davantage.

 

Le long après-midi passa très lentement.

L’équipage et les gardiens, gaffes à la main, poussaient, la gabare se déplaçait légèrement et se renfonçait dans le sable. Leftrin avait compris depuis longtemps que son bateau s’opposait à leurs efforts, mais il tenait obstinément ses hommes à la tâche. Le premier, Hennessie le prit à part ; puis Souarge et Belline vinrent s’entretenir discrètement avec lui ; Skelli, déchiffrant son humeur, le laissa tranquille. Les réponses du capitaine furent sèches : oui, il se rendait compte que la gabare restait volontairement échouée ; oui, il savait que ce n’était pas accidentel ; non, il ne voulait pas renoncer à la dégager, et non, il ne savait pas pourquoi elle était dans cet état.

Au cours de l’histoire de Mataf avec sa famille, jamais, à la connaissance de Leftrin, le bateau n’avait bravé la volonté de son capitaine, et il avait encore du mal à y croire. « Mataf, qu’est-ce que tu as ? » murmura-t-il entre ses dents, les mains crispées sur le bastingage d’arrière, mais il y avait trop d’excitation autour de lui : les gardiens assemblés qui bavardaient entre eux, l’équipage inquiet, et sa propre colère obscurcissaient sa compréhension du bateau ; il ne percevait de lui que de l’agitation quand on tentait de le déplacer, et de la détermination quand il se renfonçait en place.

Plus d’une fois, Leftrin avait placé les mains sur la lisse pour tâcher de comprendre ce qui indisposait son bateau ; quand il lui demandait ce qui n’allait pas, il n’obtenait qu’un écho : Ça ne va pas.

À un moment, n’en pouvant plus, il s’écria : « Mais quoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ? »

Toutes les têtes se tournèrent vers lui, Skelli bouche bée. La seule réaction qu’il perçut de Mataf lui fut incompréhensible. L’eau, le fleuve. Ça ne voulait rien dire. Il se raidit sur le pont autant que Mataf dans la vase et continua de tenter, avec l’aide de l’équipage et des gardiens, d’arracher la gabare au banc de sable. À deux reprises, elle pivota et faillit se dégager, mais s’échoua brusquement de nouveau par l’autre extrémité. L’amusement que le bateau ressentait devant les faibles efforts des humains ne faisait qu’accentuer l’exaspération du capitaine.

Il avait accordé une pause aux gaffeurs quand Souarge et Hennessie vinrent le voir ensemble. « Cap’taine, on se dit comme ça que ça a peut-être un rapport avec le nouveau, euh… dessin de la coque. »

Hennessie ajouta : « Et, si c’est ça, on ferait bien de découvrir ce qui embête Mataf avant de le forcer à faire ce qu’il ne veut pas faire. »

Leftrin formulait sa réponse dans sa tête quand une voix cria : « Les canoës des gardiens reviennent, et les chasseurs aussi ; et les dragons les accompagnent ! »

Il regarda le ciel puis se tourna vers les embarcations suivies des grandes créatures ; elles avaient dû se rendre compte que la gabare ne les suivait pas, et elles avaient fait demi-tour, au risque de perdre pratiquement toute une journée de voyage alors que les vivres se faisaient rares. Leftrin fronça les sourcils et regarda ses hommes : ils venaient sans doute de vivre les heures les plus exténuantes depuis que le bateau avait été modifié. Ils étaient épuisés et inquiets, et les gardiens avaient l’air las. Il baissa les bras.

« Relevez les perches. Même si on arrivait à se dégager ce soir, il faudrait encore trouver un bon mouillage pour la nuit. Alors on reste ici. Les gardiens, vous pouvez descendre à terre, chercher du bois sec et faire un feu. Prenons tous du repos, et j’examinerai de nouveau la situation demain matin. »

Il se détourna et s’éloigna sous les regards perplexes ; pour ne rien arranger, Mataf éprouvait manifestement une profonde satisfaction à avoir imposé sa volonté.

 

Alise vit Thymara escalader le bastingage et se hâta de l’appeler. « Puis-je vous accompagner ? »

La jeune fille s’arrêta, surprise. Elle portait un sac en bandoulière, et elle avait attaché en chignon les longues tresses qu’elle venait de renouer. « Je suis déjà allée voir si Sintara n’avait besoin de rien ; je veux profiter de ce qui reste de jour pour explorer un peu l’autre affluent.

— C’est ce que je pensais. Puis-je venir avec vous, s’il vous plaît ? » Elle insista légèrement sur les trois derniers mots ; elle avait senti la réticence de son interlocutrice.

« Si vous voulez », répondit Thymara d’un ton plus résigné qu’accueillant ; Alise supposa qu’elle pleurait encore son ami.

Elle suivit la jeune habitante du désert des Pluies jusqu’à la lisse et descendit à sa suite sur la rive boueuse. Les dragons avaient trouvé refuge pour la nuit sur le triangle de terre entre les deux rivières et, à force de piétinement, réduisaient à néant la végétation qui le recouvrait ; néanmoins, c’était le site le plus agréable où ils eussent fait halte depuis longtemps. Des arbres blancs et clairsemés à l’écorce grise semblable à du papier poussaient sur un sol quasiment sec, et derrière eux s’élevait une forêt qui paraissait familière à Alise, avec des essences de taille réduite séparées par des espaces dégagés.

Mais la jeune fille, au lieu de prendre cette direction, obliqua vers l’autre rivière. Alise la suivit quelque temps sans rien dire, attentive à ne pas se laisser distancer. Thymara marchait d’un pas vif, et sa compagne ne s’en plaignait pas, mais quand elles parvinrent au bord du cours d’eau et commencèrent à gravir sa berge, Thymara ralentit, le front plissé, pour examiner les arbres, les mousses et les herbes.

« Tout est complètement différent, fit-elle enfin.

— La forêt est plus habituelle, confirma Alise ; enfin, à mes yeux.

— Et l’eau est si claire ! »

La jeune femme ne la trouvait pas si transparente que cela, mais elle comprit ce qu’elle voulait dire. « Elle n’est pas blanche ; elle ne contient pas d’acide, ou très peu.

— Je n’ai jamais vu de rivière comme ça. » Thymara se rapprocha de la rive moussue et s’accroupit. Après un instant d’hésitation, elle trempa les doigts dans l’eau et laissa quelques gouttes tomber sur sa langue. « Je n’ai jamais goûté une eau pareille ; elle est vivante. »

Alise ne rit pas. « Pour moi, on dirait de l’eau normale, mais je n’en ai guère vu depuis mon arrivée dans le désert des Pluies. Nous avons croisé des ruisseaux à l’eau claire, mais, comme vous le dites, rien qui ressemble à ça.

— Chut ! »

La jeune femme se figea et suivit le regard de Thymara. Sur l’autre rive, des daims étaient venus se désaltérer. Il y avait un mâle avec de beaux andouillers, deux jeunes et plusieurs biches. Un seul d’entre eux avait remarqué les jeunes femmes : le grand mâle demeurait immobile, le mufle encore dégouttant, et les observait tandis que le reste de la harde allait boire.

« Et moi qui n’ai pas d’arc ! » fit Thymara dans un soupir.

Les grandes oreilles du daim tournèrent vivement, puis il émit un son de gorge, comme un souffle, et ses compagnons levèrent aussitôt la tête. Alise ne perçut aucun signal, mais les bêtes battirent en retraite sous les arbres, dans les taillis, et le mâle les suivit en dernier. En son for intérieur, Alise se réjouit que sa voisine n’eût pas d’arme ; elle n’eût pas apprécié de regarder un des animaux se faire tuer ni d’aider Thymara à le dépecer.

« Si ce crétin de Graffe était moins égoïste, on aurait de quoi chasser et on mangerait tous de la viande ce soir, grommela Thymara.

— Les chasseurs rapporteront peut-être quelque chose.

— Ou peut-être pas », répondit la jeune fille d’un ton acerbe. Elle se remit en marche le long de la berge, et Alise lui emboîta le pas. « Pourquoi teniez-vous à m’accompagner ? » demanda brusquement Thymara ; elle s’exprimait d’un ton plus curieux qu’hostile.

« Pour voir ce que vous faites et comment vous vous y prenez ; pour passer du temps avec vous. »

L’autre lui jeta un regard surpris. « Avec moi ?

— C’est agréable, parfois, de parler avec une autre femme. Belline est gentille avec moi, mais elle a tout ce qu’il lui faut avec Souarge ; quand je passe du temps avec elle, je sais qu’elle prend ce temps exprès pour moi. Skelli ne manque pas d’ouvrage, et elle s’inquiète pour le bateau. Sylve est adorable mais bien jeune ; Jerd est…

— Jerd est une casse-pieds qui agresse tout le monde, dit Thymara alors qu’Alise s’interrompait pour trouver une expression délicate.

— Exactement, répondit la jeune femme avec un petit rire coupable. Pour l’instant, en tout cas. Avant d’être enceinte, elle s’intéressait trop aux garçons pour m’adresser la parole, et maintenant toute sa vie tourne autour de son ventre. La pauvre ! Dans quelle situation elle s’est fourrée !

— Elle aurait peut-être dû réfléchir avant de s’y lancer, dit Thymara.

— Certainement ; mais elle y est à présent, et il faut faire preuve de bienveillance avec elle.

— Pourquoi ? » La jeune fille se tut le temps d’escalader un tronc abattu, puis elle attendit que la Terrilvillienne la rejoignît. « Vous croyez qu’elle nous traiterait mieux si la situation était inversée ? »

Alise prit le temps d’y songer. « Non, sans doute ; mais ça ne nous empêche pas d’agir comme il faut. » Elle-même jugeait ses propos hypocrites, et elle jeta un regard en coin à Thymara pour voir sa réaction. Mais la jeune fille avait rejeté la tête en arrière pour observer les arbres.

« Vous ne sentez rien ? »

Alise huma l’air. « Peut-être, fit-elle avec circonspection. Une odeur douceâtre, presque de putréfaction ? »

Thymara acquiesça de la tête. « Ça vous dérange si je vous laisse pour grimper ? Il y a peut-être des lianes à fruits là-haut. »

La jeune femme examina le tronc de l’arbre qu’elle désignait et prit conscience que sa compagne était sans doute restée au sol à cause d’elle. « Non, bien sûr, allez-y ; je vous attendrai.

— Je reviens vite », promit Thymara. Elle choisit un tronc proche et l’escalada en plantant ses griffes dans l’écorce. Alise la regarda monter là où elle ne pourrait jamais la suivre ; malgré son sourire, elle avait le cœur serré.

Qu’espérais-je donc ? se dit-elle avec un soupir tandis que Thymara disparaissait dans les feuillages. Qu’une gamine comme elle pourrait se prendre d’amitié pour moi et m’aider à résoudre mes problèmes ? Même si nous avions le même âge, nous sommes trop différentes. Elle s’éloigna de quelques pas pour tâcher d’apercevoir l’univers de la jeune fille, puis renonça. Je vois un daim, elle voit de la viande ; je suis ici, au sol, et elle court dans les arbres ; je plains Jerd, et elle pense qu’elle est responsable de ce qui lui arrive. Elle parcourut les alentours des yeux. La forêt n’était plus la même ; elle paraissait plus accueillante, et il fallut un petit moment à Alise pour comprendre que cela tenait à l’odeur du sous-bois. L’âcreté de l’air à laquelle elle s’était habituée était moindre. Quand elle leva le regard vers les hautes branches, il lui sembla qu’il y avait plus d’oiseaux qu’ailleurs, plus de vie en général. L’existence y est plus douce, songea-t-elle.

Thymara avait dit qu’elle reviendrait vite. Devait-elle donc l’attendre ? Elle l’avait suivie dans l’idée que, peut-être, quelques heures en sa compagnie lui permettraient de voir son existence sous un autre angle, et elle se retrouvait plantée là, dans la forêt, toute seule, à l’attendre.

Elle secoua la tête : c’était peut-être cela l’angle en question : Thymara agissait pendant qu’elle-même restait les bras croisés à attendre que les choses se produisent. N’était-ce pas l’attitude qu’elle avait adoptée ces derniers jours ? Ne passait-elle pas son temps à se tourmenter sur ce que Sédric lui avait appris de Leftrin ? À pleurer sur ce que lui avait fait subir Hest ? À cogiter, à bouillir, à réfléchir, mais sans rien faire, sinon attendre que quelque chose se produise, que les problèmes se résolvent d’eux-mêmes. Eh bien, que pouvait-elle faire ? Quelle mesure prendre pour hâter les événements ? Une idée lui vint aussitôt, et elle secoua la tête, étonnée encore de se découvrir tant d’intérêt pour ce sujet. Courir se réfugier entre les draps de Leftrin ne résoudrait rien.

Comme si cela résultait d’une décision d’importance, elle se remit à marcher le long de la rivière. Elle n’attendrait pas la jeune fille ; quand Thymara redescendrait, elle remonterait le cours d’eau ou bien retournerait au bateau ; elle savait où elle était, et, si jamais la nuit tombait avant le retour de Thymara, elle n’aurait qu’à longer la rive pour regagner la gabare. Elle n’était pas perdue.

Du moins, pas plus qu’elle ne l’était déjà, maintenant qu’elle n’avait plus de foyer.

Depuis que Sédric lui avait avoué son secret, elle se sentait coupée de son passé à Terrilville. Elle ne pouvait plus rentrer ; c’était impossible. Indépendamment de ce qui s’était passé pendant l’expédition, elle refusait de retourner à Terrilville auprès de Hest ; jamais elle ne les affronterait, lui et ses amis ; jamais elle ne parcourrait du regard une tablée d’invités, un sourire stupide aux lèvres, en se demandant combien d’entre eux connaissaient le secret de son mariage vide ; jamais elle ne mettrait Hest au pied du mur pour le voir sourire d’un air narquois, ravi de l’avoir trompée et prise au piège. Eh bien, elle était sortie du piège ; après tout, un mariage terrilvillien n’était qu’un contrat comme un autre, et elle n’aurait aucun mal à prouver que Hest n’avait pas tenu ses termes du marché : il n’avait jamais été fidèle à sa femme, et jamais il n’avait prévu de l’avoir pour seule partenaire. Il avait enfreint sa promesse, et, par là, rompu le contrat de mariage et libéré son épouse de sa parole. Rien ne la contraignait à lui rester fidèle ; elle était libre d’aller rejoindre Leftrin.

Mais Sédric lui avait fait part d’une autre rumeur, qui avait poussé Alise à se demander si elle pouvait encore se fier à son propre jugement. Il paraissait sûr de lui, mais tous les renseignements qu’il lui avait fournis provenaient du chasseur disparu, Jess. Elle se sentait paralysée depuis lors, incapable de prendre une direction plutôt qu’une autre. Elle était attirée par Leftrin comme jamais elle n’avait été attirée par rien ni personne d’autre ; mais l’idée qu’il pût ne pas être celui qu’elle croyait, que l’homme réel pût différer de l’amant qu’elle imaginait, la pétrifiait. Elle lisait dans ses yeux l’incompréhension, mais aussi la patience ; il ne lui faisait nul reproche, il ne cherchait pas à faire pression sur elle ; manifestement, pour lui, la nuit qu’ils avaient passée ensemble ne lui donnait aucun droit sur elle. Cela disait certainement quelque chose sur lui, n’est-ce pas ?

Ou bien cela indiquait-il seulement qu’elle ne comptait pas autant pour lui que lui pour elle ? N’était-elle qu’un objet de plaisir dont il jouissait quand il s’offrait à lui et dont il pouvait aisément se passer ? Une part cruelle de son esprit lui rejoua cette fameuse nuit. Elle s’était montrée directe, voire agressive ; n’était-ce arrivé que par son initiative ? Penser ainsi était ridicule, mais penser autrement était stupide.

« Maudit sois-tu, Sédric ! Tu m’avais déjà tout pris, ma dignité, ma confiance en mon jugement, mon illusion que nul à Terrilville ne savait la farce qu’était mon mariage ; fallait-il que tu m’ôtes ça aussi ? Fallait-il que tu me dépouilles de ma foi en Leftrin ? »

Une fois cette confiance disparue, pouvait-elle être restaurée ? Ou bien tout était-il gâché, le doute avait-il définitivement fissuré la coupe qui contenait son bonheur ?

Un ruisseau traversait son chemin ; elle le franchit d’un bond et poursuivit sa route. Peu à peu, elle se rendit compte qu’elle suivait une piste tracée par les animaux ; elle se courba pour éviter une branche basse et s’aperçut que la sente était en terre battue ; en terre, non en boue. Le sol était plus ferme dans cette région ; la forêt était encore trop touffue pour permettre à une créature de la taille d’un dragon de s’y déplacer ou d’y chasser aisément, mais les humains pouvaient y pénétrer facilement. Elle s’arrêta et parcourut les alentours d’un regard étonné : de la terre ferme dans le désert des Pluies !

 

Leftrin était allé se coucher fatigué et le cœur lourd. Comment son bateau pouvait-il lui faire cela ?

En s’allongeant, il entendait les gardiens et les chasseurs installés autour du feu ; les dragons s’étaient nourris plus tôt, lorsqu’ils avaient surpris un troupeau de cochons de rivière dans leur sieste. Carson avait réussi à en attraper un, et il avait remorqué le cadavre jusqu’au Mataf pour le partager avec l’équipage et les gardiens ; rôtie, la viande avait fourni un festin que tous avaient apprécié. Alise et Thymara étaient rentrées avec une besace pleine de fruits et avaient annoncé avoir découvert une zone de terrain solide, tandis que Harrikine et Sylve avaient trouvé un banc de clams d’eau douce là où Mataf s’était échoué. Finalement, ils avaient pu faire un véritable banquet en compensation de leurs longues journées de disette ; les barriques d’eau étaient pleines, et les gardiens comme l’équipage avaient retrouvé le moral malgré le retard imposé par le bateau. C’eût été une bonne journée sans l’entêtement de Mataf.

Leftrin était allé rejoindre sa couchette, pris d’une crise de morosité. Alise le tenait toujours à distance, et le comportement incompréhensible de Mataf l’exaspérait et l’effrayait à la fois. Les gardiens paraissaient convaincus que l’expédition se poursuivrait le lendemain comme prévu ; ils étaient sûrs que le capitaine trouverait remède à la situation. Ses hommes avaient l’air moins confiants ; Hennessie et Souarge partageaient sa préoccupation face à l’attitude insolite de la gabare. Ils n’en avaient pas parlé avec lui, mais les regards et les murmures qu’échangeait l’équipage laissaient clairement entendre que ses hommes étaient aussi troublés que lui. Cette conduite ne ressemblait pas à celle du Mataf qu’ils connaissaient et aimaient ; cela provenait-il de l’ajout de bois-sorcier à sa coque ? Et, dans ce cas, où cela pouvait-il mener ?

À la différence des autres vivenefs, Mataf ne possédait pas de buste grâce auquel s’adresser à son capitaine ni à son équipage ; il n’avait que des yeux à hauteur de la ligne d’eau, et, bien que grands et expressifs, ils ne pouvaient communiquer toutes ses pensées. Nombre d’entre elles restaient secrètes, et, quand Leftrin posait les mains sur son bastingage, il ne pouvait sentir que vaguement les désirs de son bateau. Il savait d’où lui était venue l’idée de se servir de la bille de bois-sorcier qu’il avait découverte par hasard pour fournir à Mataf un corps un peu plus indépendant de la volonté des hommes, et il s’étonnait, en y songeant, que Mataf n’eût jamais demandé une figure de proue, des bras ni des mains. Non ; tout ce qu’il souhaitait, c’était être libre de ses mouvements.

Leftrin pouvait interpréter cette décision de cent, voire de mille manières différentes, et, cette nuit, il les passa toutes en revue. Longtemps après que les voix se furent tues sur la plage et que le reflet du feu se fut éteint au plafond de sa cabine, il continua de réfléchir.

Enfin, il s’endormit.

Ils déambulaient ensemble dans les rues de Kelsingra au bras l’un de l’autre ; Alise balançait un panier au bout de sa main libre. Elle avait dressé ses plans pour la journée, et elle en expliquait le détail à Leftrin, mais il ne l’écoutait pas : il n’avait pas besoin de connaître ses projets ; il savourait le son de sa voix et la chaleur du soleil sur ses épaules. Il portait son chapeau sur l’arrière du crâne et il marchait d’un pas lent, le bras confortablement croché dans le creux du coude de sa compagne. Les rues étaient pleines de gens qui vaquaient à leurs affaires. Le couple passait devant de magnifiques édifices en pierre noire veinée d’argent ; aux grands carrefours, des fontaines bondissantes dansaient en produisant une musique toujours changeante mais toujours harmonieuse, qui se mêlait dans l’air aux odeurs du marché. C’était peut-être là qu’elle l’emmenait ; qu’elle voulût acheter de la soie, des épices et des brochettes, ou que son panier contînt un pique-nique à partager au bord du fleuve, cela lui était indifférent : ils étaient ensemble, le son de sa voix était doux à ses oreilles, sa main était chaude sur son bras, et tout était bien. Tout était bien à Kelsingra.

 

Leftrin s’éveilla ; tout était obscur et immobile. La chaleur et l’impression d’assurance qu’il avait dans son rêve avaient disparu, et il le regrettait ; ces sensations étaient si rares dans sa vie réelle ! « Kelsingra », murmura-t-il dans le silence de la cabine, et, l’espace d’un instant, il eut comme les dragons la conviction que tout irait bien une fois la cité légendaire retrouvée. Était-ce possible ? Dans son rêve, la ville était habitée et vivante ; Alise et lui y avaient leur place, ensemble, là où nul ne pourrait jamais les séparer. Cela, il en avait la certitude, ne relevait que du domaine du songe.

Un bruit plus doux que le grattement du chat à sa porte lui parvint. « Grig ? fit-il, surpris.

— Non », répondit-elle dans le noir. Le blanc de sa chemise de nuit capta la faible lumière qui tombait par le hublot quand elle poussa la porte. Leftrin retint son souffle. Quand elle referma l’huis, elle fit moins de bruit que son cœur qui cognait dans sa poitrine. Elle s’approcha de son lit comme un fantôme, et il ne bougea pas, en se demandant s’il était en train de vivre son rêve d’union parfaite et craignant de se réveiller s’il faisait un mouvement. Au lieu de s’asseoir au bord de sa couchette, elle souleva ses couvertures et se glissa à ses côtés. Il rabattit naturellement son bras sous sa nuque ; elle plaça la plante de ses pieds glacés sur ses chevilles et les laissa là ; les seins contre sa poitrine, son ventre doux contre celui de Leftrin, elle lui fit face sur l’oreiller.

« C’est agréable, murmura-t-il. C’est un rêve ?

— Peut-être », dit-elle. Il sentait son souffle sur son visage, merveilleuse sensation, si douce et pourtant si excitante ! « Je me promenais avec toi dans Kelsingra, et j’ai eu soudain la certitude que, quand nous arriverions là-bas, tout irait bien ; et, si tout doit aller bien plus tard, c’est que tout va bien maintenant. En tout cas, ça me paraît logique. »

Une étrange immobilité monta en lui, et il s’en approcha. Oui, pour lui aussi c’était normal. « On marchait dans Kelsingra, et tu avais un panier à la main ; on allait au marché ou à un pique-nique ? »

Un petit frisson de tension parcourut Alise ; elle dit, tout contre les lèvres de Leftrin : « Le panier était lourd ; il contenait du pain frais, une bouteille de vin et un petit pot de fromage fondant. » Elle inspira légèrement. « J’aimais bien ta façon de porter ton chapeau.

— En arrière, pour sentir le soleil sur mon visage.

— Oui. » Elle frissonna de nouveau, et il l’attira plus près de lui, alors qu’ils croyaient ne pouvoir se rapprocher davantage. « Comment se fait-il que nous partagions le même rêve ?

— Comment est-ce qu’on pourrait ne pas le partager ? » répondit-il sans réfléchir. Puis il reprit son souffle et ajouta : « Mon bateau t’apprécie. Mataf est une vivenef, tu es au courant, n’est-ce pas ?

— Naturellement, mais… »

Il l’interrompit. « Il n’a pas de figure de proue, je sais ; n’empêche que c’est une vivenef quand même. » Il eut un soupir qui réchauffa l’air entre eux. « Une vivenef apprend qui est sa famille, tu le sais sûrement. Mataf ne peut pas parler, mais il dispose d’autres manières de communiquer. »

Elle se tut un moment ; elle déplaçait légèrement son corps contre celui de Leftrin, comme un moyen d’expression personnel. Enfin, elle demanda : « La première fois où j’ai rêvé que je survolais Kelsingra, c’était un songe que m’envoyait Mataf ?

— Il n’y a que lui qui pourrait répondre ; mais je pense que oui.

— Il a des souvenirs de Kelsingra. Il m’a montré des choses que je n’aurais pas pu imaginer, mais qui coïncident parfaitement avec ce que j’ai appris de la ville ; et maintenant je ne peux plus la voir que telle qu’il me l’a montrée. » Elle hésita puis poursuivit : « Pourquoi me parle-t-il ?

— Il nous parle à tous les deux ; quand il s’adresse à toi, c’est aussi un message pour moi.

— Et quel est le message ? » souffla-t-elle contre la bouche de Leftrin.

Il l’embrassa, et les lèvres d’Alise se firent dociles. Pendant quelque temps, ils oublièrent la question à laquelle il ne pouvait répondre.

 

Elle ne regagna pas sa couchette cette nuit-là. Très tôt le matin, il la réveilla, craignant qu’elle n’eût oublié de rentrer dans sa cabine. « Alise, c’est l’aube ; l’équipage ne va pas tarder à se lever. »

Il n’avait pas besoin d’en dire davantage. Elle dormait le dos contre son ventre, la tête sous son menton, et il la tenait contre lui, au chaud et en sécurité. Elle ne leva pas la tête de l’oreiller. « Ça m’est égal qu’on le sache ; et toi ? »

Il réfléchit un instant. La seule qui pourrait s’interroger, c’était Skelli ; si leur relation durait, voire devenait définitive, elle risquerait de perdre sa position d’héritière. Tiens ? Curieuse pensée : un enfant à lui ? Skelli en serait-elle contrariée, voire fâchée ? Peut-être. Néanmoins, jamais il ne renoncerait à Alise ; plus tôt sa nièce serait au courant, mieux cela vaudrait.

« Pas de problème pour moi. Et Sédric ?

— Je ne lui demande pas avec qui il couche en ce moment. »

Elle savait donc pour Carson et son ami. Hmm. Les deux hommes se conduisaient discrètement, mais peut-être pas assez : il y avait plus qu’une touche d’amertume dans sa dernière remarque. Leftrin y sentait autre chose, dont il ne voulait rien savoir pour le moment, ni peut-être jamais. Il se tut donc, l’embrassa dans les cheveux, l’enjamba et décrocha ses vêtements de leur patère. « Je vais rallumer le feu dans la coquerie et mettre du café à chauffer. Qu’aimerais-tu pour le petit déjeuner ?

— Hmm… Je crois que je vais dormir encore un peu. »

Elle se moquait donc bien de savoir qui découvrirait leur liaison et irait le crier sur tous les toits. Il s’efforça d’imaginer les problèmes éventuels, puis conclut que cela ne le ferait pas changer d’avis. C’était lui, le commandant, oui ou non ? Il ferait face à tous ceux qui se présenteraient. Alise avait déjà fermé les yeux et ramené les couvertures sous son menton. Il la regarda longuement, admirant sa chevelure rousse étalée sur l’oreiller, la forme magnifique qu’elle dessinait sur la couchette ; puis il enfila ses bottes et sortit en refermant sans bruit la porte derrière lui.

Il sentit le parfum du café frais avant d’arriver à la coquerie. Skelli s’y trouvait déjà, assise à table, une chope blanche pleine de café épais et noir devant elle. Elle leva les yeux quand il entra ; il évita son regard, craignant d’y lire une accusation. Lâche. Il se servit une chope du breuvage sombre et s’installa en face d’elle. « Tu as dû utiliser pas mal de café pour préparer ça ; je ne t’ai pas dit qu’il fallait faire attention aux réserves ? »

Elle pencha la tête. « Je suis peut-être comme toi : je préfère profiter des bonnes choses tout de suite plutôt que m’accorder plus tard de maigres miettes de bonheur. » Un sourire tors s’étira lentement sur ses lèvres, et elle lui demanda, non sans audace : « Tu n’es pas d’accord ? »

Il croisa son regard. « Si. » Il ne restait plus guère de mélasse. Il en versa une grosse cuillerée dans sa chope, puis dit sur le ton de la conversation : « Comment as-tu su ?

— Je vous ai vus marcher dans les rues de Kelsingra ; j’étais bloquée dans la foule et j’essayais de vous rattraper. Je t’ai appelé, mais tu ne m’as pas entendu.

— Notre Mataf avait l’air bien occupé cette nuit. » Il but une gorgée de café et pesa ses mots. « Si j’étais seulement ton oncle, et pas ton capitaine, qu’est-ce que tu me dirais ? »

Elle baissa les yeux sur sa chope. « Je suis contente pour toi ; contente que tu aies quelqu’un que tu as choisi. »

Jolie petite pique. « Je ne suis promis à personne d’autre.

— Mais elle est mariée.

— Elle était mariée.

— Plus maintenant ? »

Il se tut un instant. « Je lui fais confiance pour savoir ce qu’elle est libre ou non de faire. »

Elle réfléchit puis acquiesça lentement de la tête. Leftrin se voulut parfaitement juste ; « Ça pourrait changer pas mal de choses pour toi, tu sais, si on avait un gosse. »

Le sourire de la jeune fille s’élargit. « Je sais.

— Tu as pensé à ce que ça entraînerait ?

— J’y pense depuis avant l’aube.

— Et ?

— Le garçon de Trehaug ? Celui à qui mes parents ont promis qu’il pourrait m’épouser ? Il se croit fiancé à l’héritière du Mataf. S’il apprend que ce ne sera peut-être pas le cas, il risque bien de se chercher quelqu’un d’autre de plus intéressant. »

C’était exact, et Leftrin prit soudain conscience que sa décision pouvait affecter plus de gens que prévu.

Elle n’avait pas fini. « Comme je vois les choses, je suis sur ce bateau pour le restant de mes jours ; ça, je le sais, et aussi que je n’ai guère de valeur pour personne ailleurs. Je ne veux pas avoir l’air froidement réaliste, mon oncle, mais, même si tu avais un gamin demain, j’aurais encore sans doute le temps de devenir majeure et de commander Mataf. C’est tout ce que je demande ; je ne cherche pas à le posséder ; personne ne le possédera jamais. Mais je veux l’occasion de devenir son capitaine, et peut-être celle de vivre avec celui que j’aurai choisi. » Elle but une gorgée de café et fit un sourire espiègle à Leftrin. « Ça a l’air de te réussir.

— Ne joue pas les effrontées, petite. » Il réprima le sourire qui tâchait d’apparaître sur ses lèvres.

« C’est le commandant ou l’oncle qui parle ?

— Le commandant.

— Bien, cap’taine. » Et elle effaça son sourire de façon si insensible qu’il ne put s’empêcher de se demander combien de fois elle avait employé ce talent pour l’utiliser aussi efficacement ; mais il avait d’autres chats à fouetter.

« Comme ça, Mataf t’a envoyé un petit rêve cette nuit ?

— Oui : j’ai vu Kelsingra plus nettement qu’aucune ville que j’aie pu visiter. Chouette cité ; ça m’a donné envie d’y être déjà.

— Moi aussi. »

D’un ton plus hésitant, Skelli déclara : « J’ai l’impression que Mataf s’en souvient, et que c’est peut-être ça qu’il veut nous dire.

— Alors, à quoi rimait cette comédie, hier ?

— Je n’en sais rien ; mais je parie qu’on va le savoir aujourd’hui. »

QUATRIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville,

à Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug

 

Ci-jointe et cachetée du sceau officiel, une demande du Comité des Travaux Publics du Conseil des Marchands de Terrilville pour lancer un appel d’offres pour des bois de construction dans les quantités et les qualités spécifiées, en vue de l’agrandissement de la Salle des Marchands de Terrilville. Pour être prises en compte, toutes les propositions doivent être soumises avant le premier jour de la Lune de la Pluie, avec garantie que la cargaison complète pourra être acheminée à Terrilville avant le premier jour de la Lune Changeante.

Detozi,

Et nos dirigeants qui nous disent ne pas disposer des fonds nécessaires pour achever les réparations de la rue du Cercle qui longe le grand marché, alors qu’ils mettent en place ces beaux projets d’agrandissement de la Salle des Marchands ! J’espère que le Conseil de Trehaug s’occupe un peu mieux de ses finances !

Erek