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Mataf

THYMARA ARRIVA PEU APRÈS L’AUBE, avec deux poissons argentés fixés par les ouïes à un fil, gras et encore agités de soubresauts. Sintara n’avait nulle passion pour cette chère, dont elle avait dû se contenter trop souvent ; néanmoins, elle était nourrissante et fraîche.

« J’ai fabriqué une foëne exprès pour te les attraper, dit la jeune fille en décrochant les poissons de la ligne. Comme je n’avais pas de fer, j’ai durci la pointe au feu, et ça marche très bien.

— Voilà qui était très louable », dit Sintara, patiente.

Thymara leva le premier poisson à bout de bras et demanda soudain : « Qu’es-tu en train de me faire ?

— J’attends mon repas », répondit la dragonne, acerbe.

L’autre ne le lui donna pas. « Je n’ai jamais changé aussi vite de toute ma vie ; mes nouvelles écailles me démangent, j’ai mal au dos sans arrêt, et j’ai même l’impression que mes dents deviennent plus tranchantes. Ça vient de toi ?

— Le poisson », dit sèchement Sintara, et Thymara lui jeta le premier. La reine l’attrapa au vol, le lança en l’air, et l’avala tout rond quand il retomba.

« Toi aussi, tu changes, reprit la jeune fille. Tu as grandi, tu es plus musclée, et tu n’es plus d’un bleu uni ; tu as du saphir, de l’azur, et de toutes les nuances de bleu qui existent. Ta queue s’est allongée, et, hier, je t’ai vue agiter tes ailes en sortant de l’eau : elles sont plus belles que jamais, avec un réseau argenté comme de la broderie. Et elles sont plus longues aussi.

— Je grandirais plus vite si on me donnait plus à manger et moins de parlotes », répliqua Sintara, mais sans pouvoir cacher complètement son plaisir. Saphir et azur ! Il fallait reconnaître aux humains qu’ils avaient des termes imagés. « Cobalt, céruléen, indigo », dit-elle pendant que Thymara décrochait le deuxième poisson.

La gardienne leva les yeux vers elle. « Oui, tu as toutes ces couleurs aussi.

— Et du noir également, ainsi que de l’argenté, si tu regardes soigneusement.

— Oui ; et il y a des teintes de vert quand tu déploies les ailes, comme de la dentelle par-dessus l’argent ; j’ai noté que tes marques sont devenues plus distinctes.

— Le poisson, dit Sintara, et, avec un soupir, Thymara obéit.

— C’est toi qui me fais quelque chose, ou bien mes changements se produisent-ils naturellement ? » demanda-t-elle quand la dragonne eut fini de déglutir.

Sintara n’en savait rien, et elle répondit : « Quand ils côtoient les dragons trop longtemps, les humains finissent par changer ; tu dois l’accepter.

— Et, à force de côtoyer constamment les humains, les dragons ne peuvent qu’être changés par eux », intervint Mercor qui s’approchait d’un pas flânant, sans doute pour voir s’il restait du poisson ; comme il n’y en avait plus, Sintara ne s’offusqua pas trop de son intrusion. Mais alors il l’offensa gravement en baissant la tête pour humer soigneusement sa gardienne. « As-tu mal, jeune fille ? demanda-t-il à mi-voix.

— Un peu. » Elle se détourna, gênée.

Le dragon d’or reporta son regard sur Sintara ; ses yeux noirs sur noir tourbillonnaient, accusateurs. « Tu ne peux pas feindre d’ignorer sa douleur, dit-il d’un ton de mise en garde. Le lien fonctionne dans les deux sens, et ce qui affecte l’un affecte l’autre ; tu risques de mécontenter gravement les gardiens.

— Comment ça ? intervint Thymara, inquiète.

— Ce qui regarde les dragons ne regarde que les dragons », rétorqua Sintara avec un mépris absolu.

Mercor répondit, non à la jeune fille, mais à la reine. « Ce sera comme pour ton nom, Sintara, dit-il d’un ton sans réplique : je te laisserai faire jusqu’au moment où je me chargerai moi-même de la question ; et qui sait si je ne me chargerai pas aussi de ta gardienne ? »

La dragonne déploya les ailes et tendit le cou ; elle sentit se dresser autour de sa gorge ce qui deviendrait un jour des épines froncées. Néanmoins, Mercor restait plus imposant qu’elle, et la lueur d’amusement qu’elle vit luire dans ses yeux noirs ne fit que l’exaspérer davantage. « Tu ne me prendras jamais ma gardienne ! » siffla-t-elle. Ses paroles recelaient une menace de venin non déguisée. « Ce qui est à moi, je le garde. » Thymara leva les bras pour se protéger le visage et recula de quelques pas.

« Veilles-y, répondit Mercor avec affabilité. Occupe-toi bien de ta gardienne, et tu n’auras jamais à te faire de mauvais sang, petite reine. »

Le diminutif la jeta dans une rage folle ; elle tendit brusquement le cou, la gueule grande ouverte. Mercor pivota, et la saillie osseuse de l’articulation de son aile heurta Sintara dans les côtes. Tout en reculant d’un pas chancelant, elle s’efforça en vain de le frapper de ses ailes plus courtes. Thymara poussa un cri, et, tout autour d’eux, sur l’îlot boueux, les dragons levèrent la tête, les ailes déployées, pour assister à l’altercation ; les gardiens couraient en tous sens comme des fourmis dérangées en échangeant des piaillements interrogatifs.

« Tu as besoin d’aide, Sintara ? » demanda Sestican. Le grand bleu s’avança d’un pas, les ailes ouvertes et la collerette dressée en signe de défi.

« Non, Sestican ! » lança son gardien, Lecter, mais le dragon ne lui accorda nulle attention. Ses yeux tourbillonnants étaient braqués sur Mercor. Les deux créatures, les ailes déployées, la tête se déplaçant de droite à gauche, se regardaient d’un air menaçant.

« Je suis une reine ! Je n’ai besoin de l’aide de personne ! répliqua Sintara avec dédain. Gardienne ! Je veux aller à la rivière me faire nettoyer. Prends tes affaires et suis-moi. »

Et elle s’éloigna d’une démarche hautaine. Ce n’était pas une retraite : ce que les uns et les autres pouvaient dire ne l’intéressait plus, tout simplement ; en outre, elle refusait que les mâles se battent pour elle sur terre, comme si un combat de ce genre prouvait quoi que ce fût ou pouvait leur valoir ses faveurs. Non, le temps venu, elle s’élèverait dans les airs, et tous les mâles, tous sans exception, entreraient en compétition pour elle et se livreraient à des batailles sanglantes pour attirer son attention ; et, quand il n’en resterait qu’un, elle le défierait et il ne parviendrait jamais à la rattraper. Mercor ne la dominerait jamais.

 

« Tu devrais peut-être essayer de le raisonner. »

Leftrin jeta un regard noir à Skelli, qui pinça les lèvres et se détourna. Il n’était pas fâché contre elle, mais l’idée qu’on pût raisonner Mataf ne faisait que l’agacer. En sortant sur le pont au petit matin, il s’était aperçu que la gabare s’était encore enfoncée davantage dans la boue pendant la nuit. Il avait passé la moitié de la matinée à s’efforcer de la dégager avec l’aide de tous ses hommes disponibles. Il était impossible d’ignorer que le bateau résistait volontairement aux efforts faits pour le déplacer ; chacun, dans l’équipage, le savait, et l’incompréhension le disputait à l’inquiétude sur les visages.

Les gardiens aussi commençaient à se sentir mal à l’aise. Leftrin éprouvait une impression étrange à savoir qu’ils se doutaient désormais que Mataf était une vivenef, mais que la plupart ignoraient ce que cela signifiait vraiment ; ils paraissaient avoir oublié que, par essence, Mataf était apparenté aux dragons et pouvait se montrer tout aussi malcommode. Ou dangereux.

Leftrin regarda Skelli, toujours détournée de lui. Elle avait de nouveau passé sa perche par-dessus bord et attendait l’ordre de pousser, prête et en position. Il baissa la voix pour n’être entendu que d’elle. « Je vais essayer ; viens avec moi.

— Tu veux bien me tenir ça ? » demanda la jeune fille à Belline en lui tendant sa gaffe. Elle suivit le capitaine vers l’avant. « Il nous a montré Kelsingra, murmura-t-elle. Pourquoi il aurait fait ça si c’était pour s’échouer ensuite ? Pourquoi il voudrait qu’on aille là-bas pour ensuite refuser de bouger ?

— Je n’en sais rien ; je sais seulement qu’on gaspille des heures de jour. Les dragons ne vont pas tarder à vouloir se remettre en route, et il faudra qu’on puisse les suivre, donc qu’on se soit dégagés.

— Qu’est-ce qui s’est passé ce matin avec les dragons ?

— Aucune idée. Ils se sont un peu bouffé le nez, on dirait, mais ça ne devait pas être trop grave, vu qu’ils se sont calmés assez vite ; à mon avis, ils essayaient juste de savoir qui est le chef. Ça arrive dans tous les groupes, chez les animaux comme chez les humains – ou les dragons. »

Écoutant ses propres paroles, il prit conscience d’une vérité à laquelle il n’avait encore jamais songé : pour lui, les dragons n’étaient pas des animaux au même titre que les daims ou les oiseaux ; mais ce n’étaient pas non plus des humains. Cette réalité prit soudain une place énorme. Enfant, il répartissait les créatures vivantes en deux groupes : animaux et humains. À présent, les dragons étaient entrés dans sa vie ; quand avait-il établi cette distinction dans son esprit ? Au début de l’expédition, il les considérait comme des bêtes, des bêtes étrangement intelligentes et douées de parole ; mais maintenant il les voyait comme des dragons, ni animaux ni humains.

Et Mataf, alors ?

Parvenu à la proue, il s’apprêtait à poser les mains sur la lisse. C’était peau contre bois qu’il avait toujours l’impression de percevoir Mataf au mieux. Mais il croisa les bras et organisa ses pensées : lesquelles voulait-il laisser voir à son bateau ? Mataf pénétrait apparemment sans difficulté dans ses rêves ; jusqu’où acceptait-il de montrer ce qu’il pensait à sa gabare ?

Skelli avait déjà posé les mains sur le bastingage. « Kelsingra était magnifique, dit-elle à mi-voix. Je n’ai jamais vu une ville aussi belle, et j’avais envie d’y être déjà ; je voudrais qu’on soit déjà en route. Alors, Mataf, mon vieux, pourquoi on est échoués dans la boue ? C’est quoi, le problème ? »

Elle n’attendait pas de réponse directe, et Leftrin non plus. Ce n’était pas dans la nature d’un dragon ; or, c’était à un dragon qu’ils avaient affaire, le capitaine s’en rendait soudain compte. Il était lui-même un gardien au même titre que les jeunes gens à son bord, en dehors du fait que son dragon avait l’aspect d’une gabare. Il tendait les mains vers la lisse quand Mataf répondit. Le bateau tout entier fit une embardée, et, avec un juron de surprise, Leftrin se rattrapa au bastingage ; il entendit les cris d’étonnement de l’équipage et des gardiens redoubler quand Mataf sursauta de nouveau, puis encore une fois. Le bateau se souleva puis retomba, se souleva puis retomba. Leftrin imaginait les pattes trapues en bois-sorcier et leurs extrémités munies de nageoires qui repoussaient la vase, semblables à celles d’un crapaud qui change de place dans la boue. Mais, à chacun de ses mouvements, l’étrave de Mataf se déplaçait.

« Que se passe-t-il ? » Graffe s’agrippait à la lisse pour avancer d’un pas chancelant sur le pont ; ses lèvres fines et argentées étaient retroussées et découvraient ses dents, comme s’il avait mal.

« Je ne sais pas. Accroche-toi », répondit sèchement Leftrin. Il se passait quelque chose de bizarre avec son bateau, et il voulait se concentrer sur Mataf, non sur un petit péteux suffisant.

Peut-être Graffe le sentit-il, à moins que le regard noir de Skelli ne le réduisît au silence. Il se cramponna à la lisse pendant que Mataf continuait ses embardées. Quand enfin il se calma, Leftrin attendit quelques minutes avant de parler. Le bateau s’était réorienté si bien que son étrave ne touchait plus le fond, et les perches suffiraient désormais à le dégager de la berge boueuse.

Mais, plus important encore, la proue du Mataf pointait désormais vers la rivière d’eau douce au lieu du chenal principal. Leftrin réfléchit brièvement, parvint à une conclusion et perçut l’acquiescement de son bateau.

« Tout va bien ! » brailla-t-il pour se faire entendre au milieu des questions et des cris des gardiens et de l’équipage. Dans le silence surpris qui suivit, il poursuivit : « On allait se tromper de route, c’est tout. Kelsingra, c’est au bout de cette rivière-ci, pas de celle-là.

— Et qu’est-ce que vous en savez ? » demanda Graffe, acerbe.

Le capitaine lui adressa un sourire glacial. « Ma vivenef vient de me le dire. »

L’autre indiqua du geste les dragons qui s’assemblaient sur la berge. « Et ils seront d’accord, eux ? » fit-il d’un ton insidieux. Un brusque rugissement fracassa le silence relatif.

 

« Vous avez vu ça ? »

Thymara avait bien vu. Elle revenait à la gabare après avoir fait une toilette rapide à Sintara avec l’eau glacée de la rivière, et elle était trempée et elle avait froid. À son avis, la reine n’avait nulle envie de ce bain, et elle n’avait pas aimé cela : Sintara n’y avait vu qu’un prétexte pour s’éloigner des mâles grondants et de manifestations agressives. Elle n’avait guère parlé à sa gardienne pendant ses ablutions, et Thymara avait gardé ses questions pour elle-même, préférant interroger Sylve ; elle avait l’inquiétante impression que l’extension des écailles sur son corps cachait autre chose. Harrikine avait laissé tomber négligemment une remarque à propos de ses écailles et de son dragon, mais s’était refermé comme une huître quand elle lui avait demandé quel était le rapport entre les deux. Quant à Sintara, elle ne lui avait rien appris.

Aussi, glacée, trempée, encore effrayée, et souffrant du dos plus qu’au cours des derniers jours, elle avait repris le chemin du bateau avec l’espoir de s’installer bien au chaud près du fourneau de la coquerie avant le départ de l’expédition pour la journée. C’était son tour d’embarquer dans un des canoës restants, et elle voulait s’être réchauffée avant de reprendre la pagaie.

Mais elle avait soudain vu le bateau se soulever comme si une vague s’était glissée sous lui, elle avait entendu les cris des gens à son bord ; tous les dragons s’étaient retournés, et Mercor avait poussé un coup de trompe surpris. Ranculos avait rugi en réponse tout en jetant des regards alentour à la recherche d’un éventuel danger. La gabare était retombée tout à coup, projetant de chaque côté une petite vague.

Thymara s’était arrêtée près de Sédric, qui était descendu à terre. Il s’était tourné vers elle : « Vous avez vu ça ? » Il avait remonté ses manches humides jusqu’aux coudes, et il portait un seau avec une brosse ; il avait dû les emprunter sans demander la permission pour laver sa cuivrée. Thymara espéra que le capitaine Leftrin ne lui en voudrait pas trop.

« Oui, j’ai vu », répondit-elle. À cet instant, le bateau se souleva de nouveau, fit une embardée, dansa puis retomba dans la boue.

« C’est un des dragons qui est passé derrière ? Il pousse la gabare ?

— Non. » Mercor avait entendu la question alors qu’il s’approchait. « Mataf est une vivenef, et des plus inhabituelles. Il se déplace de sa propre volonté.

— Comment ? » demanda-t-elle, mais la réponse lui fut donnée aussitôt : le Mataf se mit à rouler d’un bord sur l’autre, puis, avec un effort extraordinaire, il se souleva, et elle aperçut l’espace d’un instant des pattes trapues ; elles se plièrent et le bateau se renfonça dans l’eau peu profonde et la vase. Abasourdie, Thymara tourna le regard vers les yeux peints de la gabare ; elle leur avait toujours trouvé une expression bienveillante : à présent, ils avaient un air décidé. Le dernier déplacement du bateau avait projeté de l’eau sur eux. Elle plongea son regard dans le sien en s’efforçant de savoir s’il ne s’agissait que de peinture.

À ce moment, la gabare se souleva de nouveau, se déplaça de côté puis se redéposa. On ne pouvait plus s’y tromper : elle pivotait.

« Il essaie de se dégager, dit Sédric d’une voix tremblante. C’est tout.

— Je ne crois pas que ce soit tout, murmura Thymara sans quitter Mataf des yeux.

— Moi non plus », renchérit Mercor.

Ranculos s’était joint à eux. Cette fois, quand le bateau se souleva, il évasa les naseaux et dressa sa collerette. « Ça sent le dragon ! » s’exclama-t-il ; il ouvrit légèrement les ailes et tourna la tête en tous sens, le cou tendu.

« C’est le bateau ; c’est Mataf que tu sens », répondit Mercor.

Ranculos baissa la tête et tendit davantage le cou ; les ailes à demi ouvertes, il évoquait à Thymara un oiseau en pleine parade nuptiale. Il s’approcha ainsi de la vivenef, les narines épatées.

Mercor expliqua : « Mataf est une vivenef, Ranculos ; on a fabriqué sa coque à partir de la gangue d’un dragon qui n’a jamais éclos. » Il se tut, regarda le bateau rassembler ses forces, se soulever puis déplacer son étrave en se renfonçant dans la boue. « Mais cette coque a reçu une nouvelle épaisseur, et une partie de lui provient du cocon d’un dragon sans doute issu du même nœud de serpents que nous. Mataf est l’un des nôtres, autant qu’une créature de son espèce puisse l’être.

— Une créature de son espèce ? Une “créature” de son “espèce” ? Et qu’est-ce donc, Mercor ? Un fantôme enfermé dans le corps d’un esclave ? » Les yeux argentés du dragon rouge lancèrent des éclairs quand il leva haut la tête et se dressa brièvement sur ses pattes postérieures. En écho à ses émotions, Arbuc poussa un coup de trompe strident pendant que Dente battait de la queue en grondant.

Baliper intervint : « Tout est anormal, son odeur, son existence, le fait que des humains se servent d’un dragon comme monture, quelle que soit sa forme, et encore plus qu’ils asservissent le fantôme de l’un d’entre nous. Nous devrions le mettre en pièces et le dévorer ; les souvenirs enfermés dans son “bois” doivent nous revenir, car ils nous appartiennent. » Il ouvrit brusquement ses ailes rouges et se cabra un instant pour montrer sa taille imposante et son agressivité.

« Non ! » rugit Kalo. Le dragon bleu-noir, le plus grand de tous, s’avança vers ses congénères assemblés en forçant les plus petits à s’écarter, sous peine de se faire piétiner. Comme Baliper refusait de lui céder le passage, Kalo le poussa rudement et l’envoya heurter Dente ; la petite verte poussa un cri de rage et s’en prit à Baliper, dont elle écorcha l’épaule de ses crocs. En retour, le rouge la frappa d’un coup d’aile qui la jeta dans la boue. Voyant sa dragonne menacée, Tatou lança une exclamation indignée qui parvint jusqu’aux oreilles de Thymara ; dressé sur le pont du Mataf, les yeux écarquillés d’inquiétude, il regardait se développer le conflit qui risquait d’entraîner tous les dragons.

« Arrêtez ! cria Mercor, mais nul ne l’écouta.

— Arrêtez, ou je vous tue tous ! » rugit Kalo.

Les grandes créatures se figèrent alors. L’immense dragon tourna lentement la tête pour les parcourir du regard. Quelques gardiens se trouvaient parmi elles ; Sédric s’était rapproché de Thymara ; Sylve tenait à pleins bras la patte avant de Mercor.

Dente voulut se redresser.

« Non ! » lui lança Kalo d’un ton d’avertissement. Il ouvrit grand la gueule pour montrer à tous les sacs à venin vert vif logés dans sa gorge, gonflés et animés de pulsations furieuses. « Je ne suis pas Crache et je ne fais pas étalage de ma puissance avant d’en avoir besoin. Résiste-moi et tu sentiras la brûlure de mon venin. »

Les dragons ne bougeaient plus. Kalo referma les mâchoires, mais les pointes de sa collerette demeurèrent hérissées ; d’une voix lente, il reprit : « Je n’ai pas tous les souvenirs qu’un dragon doit posséder, mais j’en ai d’autres que je ne devrais pas me rappeler. J’étais Kelaro, du Nœud de Maulkin, et je suivais Maulkin, grand serpent d’or, sans poser de questions. » Son regard d’argent se posa soudain sur Mercor. Le dragon d’or parut un instant étonné, puis il courba la tête en signe d’acquiescement. « J’étais Kelaro, reprit Kalo, et Sessuréa était une compagne. » Il tourna les yeux vers Mataf. « J’étais le plus fort, mais il était parfois le plus sage. » Son regard parcourut les dragons assemblés. « Si nous mettons cette sagesse en pièces pour la partager entre nous, l’un d’entre nous l’aura-t-il tout entière ? L’un d’entre nous saura-t-il ce que Mataf semble savoir ? Ouvrez la bouche et les naseaux, dragons ; il existe plus d’une façon de communiquer pour un dragon, ou pour un serpent. »

Thymara s’aperçut avec surprise qu’elle avait saisi le bras de Sédric et ne le lâchait pas. Il se passait là quelque chose qui l’effrayait. Soudain, des cris montèrent de la gabare, qui recommençait à se soulever ; elle distingua un instant les pattes avant trapues et puissantes, et aperçut les pattes postérieures, fléchies et munies de nageoires. Une puanteur l’enveloppa tout à coup, similaire à celle qu’elle avait sentie le jour où les dragons étaient sortis de leurs gangues ; les yeux lui piquèrent, et elle se protégea la bouche et le nez derrière sa manche. Le bateau pivota, et l’étrave de Mataf retomba dans l’eau ; comme ses pattes puissantes l’écartaient du triangle de boue entre les deux rivières, une vague d’eau trouble lécha la plage.

La gabare recula dans le fleuve puis pointa, non vers le torrent d’acide au large lit, mais vers la longue allée verdoyante où coulait de l’eau douce et que Thymara avait explorée la veille. Elle comprit ce qui se passait au même instant que Sédric.

« Mataf s’en va sans nous !

— Attends ! » s’exclama Sylve dans un hurlement éperdu. Thymara se tourna vers elle, mais ne put savoir si elle s’adressait au bateau ou à Mercor, qui, comme ses congénères, avait entrepris de suivre la gabare. Mataf s’était avancé en eau plus profonde ; aucun des gardiens qui maniaient les perches n’était à son poste, mais la vivenef remontait le courant d’une allure décidée. Thymara remarqua une turbulence dans l’eau derrière la poupe et supposa l’existence d’une queue.

« Nous sommes en train de nous faire distancer. Vite ! » Thymara tenait toujours le bras de Sédric ; il se dégagea de sa poigne et la prit par la main. À son tour, la jeune fille agrippa de sa main libre Sylve qui restait figée, les yeux écarquillés. « Dépêchez-vous ! lança le Terrilvillien. Allez ! »

Ils dévalèrent vers la plage. Les cris de colère et d’affolement qui montaient du pont de Mataf montraient que l’équipage comme les gardiens étaient impuissants à retenir la gabare. Thymara se demanda brièvement ce que deviendraient les chasseurs ; selon leur habitude, ils étaient partis avant l’aube se mettre en quête de venaison, et ils avaient sans doute pris l’autre affluent. Combien de temps leur faudrait-il pour se rendre compte que la gabare et les dragons avaient choisi une autre direction ?

Il y avait d’autres gardiens à terre, et tous convergeaient vers les trois canoës restés sur la rive. Kase et Boxteur s’étaient approprié celui de Graffe, mais ils attendaient de voir s’ils devraient embarquer un passager. Alum s’était installé dans un autre, et Harrikine parlait avec lui. La troisième embarcation était vide. « Allez-y ! leur cria la jeune fille. On prendra le dernier canoë !

— D’accord ! » répondit Alum, et les deux garçons prirent aussitôt le large. La gabare remontait vivement la rivière, avec assurance. Les dragons se scindèrent pour dépasser les embarcations et suivre la gabare, qu’ils ne tarderaient pas à doubler aussi. Kase et Boxteur avaient sorti leurs pagaies et s’avançaient dans l’eau.

Quand Thymara, Sylve et Sédric parvinrent au dernier canoë, il ne restait plus qu’eux sur la berge. La jeune fille jeta un regard derrière elle vers le campement : non, ils n’avaient rien oublié. Le feu brasillait sur la terre détrempée. Il ne demeurait aucune trace de leur passage, hormis les empreintes de pas sur le sol et la fumée qui montait lentement.

« Pourrons-nous tenir à trois ? demanda Sédric d’un ton inquiet.

— On ne sera pas à l’aise, mais ça ira. De toute façon, on n’a pas le choix. Vous pouvez retourner votre seau et vous asseoir dessus. Je pense qu’on ne tardera pas à rattraper Mataf, et on pourra leur demander de vous prendre à bord, si vous voulez. » Thymara se tourna vers Sylve, étrangement silencieuse ; elle avait l’air choquée. « Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Sylve secoua lentement la tête. « Mercor est parti avec les autres sans même chercher à savoir si je pouvais le suivre. Il est parti sans se retourner. » Elle battit des paupières, et une larme rosée roula sur sa joue.

« Oh, Sylve ! » Thymara la plaignait, mais non sans impatience : ce n’était pas le moment de se laisser aller à l’émotion ; il fallait rattraper le bateau.

 

« Mercor n’est pas idiot. Il savait qu’il y avait des canoës sur la rive et que vous pourriez vous débrouiller. Il devait entraîner les dragons à sa suite sans leur laisser le temps de réfléchir. Il ne vous a pas abandonnée ; il vous juge compétente, c’est tout. À nous de lui donner raison, maintenant. » Sédric était intervenu en hâte pour étouffer la querelle avant qu’elle n’éclatât. Il était las des conflits.

Il posa son seau à l’envers au milieu de l’embarcation et s’y assit ; un peu plus haut placé, il jouissait ainsi d’une vue différente sur la rivière. Thymara écarta le canoë de la rive. Sylve se mit à pagayer vigoureusement, et les deux jeunes filles prirent de la vitesse. Il n’y avait pas à discuter : tous savaient qu’ils iraient plus vite si c’étaient elles qui maniaient les avirons.

Sédric avait enfin l’occasion d’observer la rivière et la jungle environnante. La dernière fois qu’il avait embarqué dans un canoë, il avait été si occupé à suivre la cadence de Carson qu’il n’avait pas eu le temps de regarder ce qui l’entourait. À présent, il pouvait admirer la forêt la plus luxuriante qu’il eût jamais vue : des arbres, persistants comme caducs, se penchaient au-dessus de l’eau, drapés de lianes ; des taillis touffus poussaient à leur pied, tandis que joncs et roseaux foisonnaient sur les berges moussues.

« C’est plein de vie », dit Sylve d’un ton empreint d’émerveillement.

Ainsi, Sédric n’était pas le jouet de son imagination.

« Même les odeurs sont différentes, répondit Thymara ; plus, euh… végétales. Alise et moi, on s’est un peu promenées par ici hier, et on l’a remarqué toutes les deux. Il n’y a pas d’acide dans l’eau, elle n’est pas blanche du tout ; et elle abrite beaucoup plus de vie. J’ai vu des grenouilles y nager, hier ; elles nageaient dans l’eau !

— C’est assez habituel, pour des grenouilles, fit Sédric.

— Autour de Terrilville, peut-être ; mais, dans le désert des Pluies, elles vivent dans les arbres, pas dans les rivières. »

Il resta songeur : chaque fois qu’il croyait avoir mesuré à quel point son existence avait changé, une nouvelle découverte remettait tout en question. Il acquiesça de la tête.

L’affluent n’offrait aucune ressemblance avec le fleuve ; il courait en méandres peu accentués dans la forêt, et les arbres qui s’inclinaient sur lui en quête de soleil bloquaient la vue. Pendant quelque temps, les deux jeunes filles s’efforcèrent de rattraper les dragons et la gabare, mais, au sortir d’un virage, elles perdirent de vue leurs cibles et n’eurent plus en ligne de mire que les deux autres canoës. Elles étaient en queue de procession ; si elles chaviraient ou croisaient un groupe de gallators sur la rive… Un instant, Sédric se raidit, terrifié – et puis une étrange pensée lui vint.

Si un accident survenait, Carson viendrait à sa recherche.

Carson…

Un sourire détendit ses traits. C’était la réalité : Carson viendrait à son secours.

Il s’efforçait toujours de concilier l’image qu’il avait du personnage avec sa façon de percevoir la vie. Il n’avait jamais connu personne comme Carson, dont la force servait à tant de douceur. Il n’avait aucune instruction ni aucune culture ; il n’y connaissait rien en vins, n’avait jamais quitté le désert des Pluies ni lu plus de dix livres dans toute son existence. La structure sur laquelle Sédric fondait son estime de lui-même était absente chez le chasseur ; s’il ne savait pas apprécier ces choses-là, comment pouvait-il apprécier Sédric et tout ce qu’il était ? Pourquoi lui portait-il une telle affection ? C’était incompréhensible.

La vie de Carson s’arrêtait à cet univers d’eau et de jungle ; il connaissait les animaux et parlait d’eux avec une grande affection et un profond respect ; pourtant, il les tuait aussi. Sédric l’avait regardé en dépecer un, il avait vu sa puissance lorsqu’il découpait un cuissot puis se servait de ses mains pour arracher le fémur de son logement. « Une fois qu’on sait comment les bêtes sont faites, c’est beaucoup plus facile de les démembrer », avait-il expliqué à Sédric en achevant sa tâche sanglante puis en préparant la viande pour la cuisson.

Sédric avait observé ses mains, le sang sur ses poignets, les morceaux de chairs coincés sous ses ongles, et il avait imaginé ces mains vigoureuses sur son propre corps ; il en avait éprouvé un frisson de peur érotique. Pourtant, Carson se montrait tendre, voire hésitant lorsqu’il était avec Sédric, et, à plusieurs reprises, ce dernier s’était retrouvé à jouer le rôle de l’agresseur ; cette sensation de domination était enivrante, et même libératrice par certains côtés. Il avait surveillé le regard et l’expression de Carson dans la pénombre de sa cabine et n’y avait lu nulle peur, nulle rancœur à le savoir en position de commandement pour cette fois ; Sédric comparait parfois cette réaction à celle qu’eût manifestée Hest. « Inutile de me dire ce que tu veux, lui avait dit un jour son amant d’un ton méprisant ; c’est moi qui décide de ce que tu auras. »

Sédric pensait moins souvent à Hest que naguère, et, ces derniers jours, quand il comparait son ancien amant à Carson, il voyait Hest comme un fantôme qui se dissipait peu à peu. Quand il pensait à lui, il ressentait des regrets, mais différents de ceux qu’il éprouvait encore peu auparavant : il regrettait non d’avoir perdu Hest, mais de l’avoir connu.

Les deux jeunes filles pagayaient désormais en cadence, mais leur rythme ne leur permettait pas de réduire la distance entre elles et les dragons, la gabare et les autres gardiens. Comme le canoë passait devant un arbre couché au-dessus de l’eau, une explosion de perroquets orange fit sursauter les passagers ; les oiseaux jaillirent des branches en criaillant avant de se regrouper et de se poser tout à coup dans un arbre plus élevé. Les jeunes filles et le Terrilvillien sursautèrent puis éclatèrent d’un rire qui rompit une tension dont Sédric n’avait pas eu conscience, et il n’eut soudain plus envie de rester seul et perdu dans ses pensées.

« Je peux pagayer, si vous voulez, dit-il.

— Moi, ça va », répondit Sylve en tournant la tête pour lui adresser un sourire. Le soleil brilla un instant dans ses yeux avec un éclat bleu pâle. Comme elle se retournait, Sédric ne put s’empêcher de remarquer le scintillement du soleil sur les écailles roses qui couvraient son crâne ; elle avait moins de cheveux qu’au départ de l’expédition, et par une déchirure de sa chemise au niveau de l’épaule, la lumière jouait sur ses écailles à chacun de ses mouvements.

« J’accepterai peut-être votre offre un peu plus tard », dit Thymara, à la grande surprise de Sédric, qui la croyait la plus résistante des deux.

Sylve s’adressa à sa compagne, derrière elle, sans quitter la rivière des yeux : « Tu as toujours mal au dos ? Tu as été blessée pendant la crue ? »

Thymara se tut un moment puis répondit à contrecœur : « Oui ; ça n’a jamais guéri complètement, et ça n’a pas arrangé les choses quand j’ai bu la tasse une deuxième fois ce jour-là. »

Le canoë continuait d’avancer. Ils passèrent devant un bras mort piqueté d’immenses feuilles plates et de fleurs orange qui flottaient à la surface de l’eau ; leur odeur, si lourde qu’elle frôlait la putréfaction, parvint aux narines de Sédric.

Sylve demanda d’un ton hésitant et pourtant décidé : « Tu en as déjà parlé à ta dragonne ?

— Parlé de quoi ? répondit Thymara, tout aussi déterminée.

— De ton dos, et aussi de tes écailles qui s’étendent. »

Le silence tomba sur le canoë comme un bloc de pierre et le remplit parfaitement. « Je ne crois pas que ma douleur au dos ait un rapport avec mes écailles. »

Sylve continua de pagayer sans se retourner vers sa camarade ; on eût dit qu’elle s’adressait au fleuve. « Tu oublies que j’ai vu ; je sais à quoi ça ressemble maintenant.

— Parce que tu changes de la même façon », rétorqua Thymara.

Sédric se sentait pris au piège entre les deux. Mais pourquoi Sylve mettait-elle sur le tapis un sujet aussi intime et propre aux gardiens alors qu’il était là ?

Et puis la peur lui noua l’estomac.

Ce n’était pas Thymara que Sylve visait, c’était lui. Sa main se porta aussitôt sur sa nuque et couvrit la ligne d’écailles qui poussait le long de son épine dorsale. Carson lui avait assuré qu’on la voyait à peine et qu’elle n’avait guère de couleur, à la différence de la teinte nettement rose des écailles de Sylve et des reflets argentés de celles du chasseur. Sédric garda le silence.

« Je change, c’est vrai, reconnut Sylve, mais j’avais le choix, et c’est ça que j’ai choisi. En plus, j’ai confiance en Mercor.

— Pourtant, il t’a abandonnée aujourd’hui. » Sédric se demanda si Thymara manquait de cœur ou seulement de délicatesse.

« J’y ai réfléchi, et aussi à ce qu’a dit Sédric. Si, quand tout le monde se rassemblera ce soir, on était absents, Mercor reviendrait me chercher, j’en suis certaine. Mais je serai arrivée, et par mes propres moyens. Je ne suis ni une enfant, ni un animal de compagnie ; non seulement il me croit capable de me débrouiller seule, mais il me juge digne de l’attention d’un dragon et apte à survivre sans lui. »

Ce fut d’une voix étranglée que Thymara demanda : « Comment se fait-il qu’il te voie ainsi ? Comment l’as-tu convaincu ? »

Sylve se retourna avec un sourire béat. « Je ne sais pas exactement ; mais il m’a offert une chance et je l’ai saisie. Je ne suis pas encore une Ancienne, mais ça viendra.

— Quoi ? » s’exclamèrent ensemble l’autre gardienne et Sédric.

Puis Thymara ajouta : « Mais comment ?

— Avec un peu de sang », répondit Sylve à mi-voix, et le Terrilvillien se figea, glacé. Un peu ? Quelle quantité cela représentait-il ? Il tâcha de se rappeler combien il en avait avalé cette fameuse nuit, et se demanda combien il en fallait pour enclencher le processus.

« Mercor t’a donné de son sang ? » Thymara n’en croyait pas ses oreilles. « Et tu en as fait quoi ? »

Sylve s’exprimait dans un murmure, comme si elle parlait d’un sujet sacré – ou horrifiant. « Il m’a demandé d’extraire une petite écaille de son mufle ; j’ai obéi, et une petite goutte de sang est apparue ; alors, il m’a dit de la prélever avec l’écaille et de la mettre dans ma bouche. » Sa gorge se noua, et sa pagaie perdit le rythme. « C’était… délicieux. Non, ce n’était pas une question de goût, mais de sensation : c’était magique ; ça m’a changée. »

De deux coups de pagaie vigoureux, Thymara écarta le canoë du courant pour le diriger vers les hauts-fonds ; là, elle tendit la main et saisit une branche basse pour maintenir l’embarcation en place.

« Pourquoi ? » La question avait jailli d’elle comme une explosion, comme si elle la posait à l’univers tout entier, comme un cri de désespoir devant un sort injuste ; mais ce fut Sylve qui y répondit.

« Tu sais bien ce qu’on est, Thymara, et pourquoi certains d’entre nous sont rejetés à la naissance, pourquoi on interdit à ceux qui changent trop et trop vite de se marier et d’avoir des enfants ; et, si on découvre notre différence quand on vient au monde, on nous interdit tout avenir parce que nos changements font de nous des monstres, et nous font mourir, plus tôt que plus tard, en donnant le jour à d’autres monstres incapables de survivre. D’après Mercor, c’est le lot de tous les humains qui côtoient des dragons assez longtemps.

— Ça ne tient pas debout ! Les habitants du désert des Pluies changent depuis la première génération qui a colonisé la région. Bien avant que les dragons réapparaissent dans le monde, les enfants avaient des écailles et les femmes enceintes donnaient naissance à des monstres !

— Oui, mais, bien avant que les dragons reviennent, on vivait là où ils avaient vécu, on fouillait là où les Anciens avaient résidé ; on pillait leurs trésors, on portait leurs bijoux, on découpait des planches dans les gangues des dragons. Il n’y avait peut-être pas de dragons parmi nous, mais, nous, on vivait parmi eux. »

Le silence tomba pendant que Thymara digérait cette déclaration. L’eau courait le long du canoë. Sédric se sentait glacé, paralysé. Le sang ! C’était le sang d’un dragon qui provoquait des modifications chez Sylve ! Et il avait suffi de deux gouttes et d’une petite écaille. Qu’avait-il bu pour sa part ? Quels changements avait-il déclenchés chez lui ? Des monstres, avaient-elles dit ; des monstres qui ne vivaient pas longtemps, à qui on refusait tout avenir. Il sentait quelque chose en lui se tendre et se tordre si fort qu’il en avait mal, et il se pencha légèrement en avant, courbé sur son ventre. Les jeunes filles ne parurent pas s’en apercevoir.

« Mais le sang qu’il t’a donné va accentuer les changements ?

— C’est son sang ; Mercor dit qu’il guidera mes modifications. Il m’a prévenue que ça ne marche pas toujours, et qu’il ne se rappelle pas tout ce qu’il faut faire pour faciliter la transition. Mais, d’après lui, les Anciens ne sont pas apparus par hasard ; chacun d’entre eux était le compagnon d’un dragon – enfin, presque : parfois, des humains se mettaient à changer, et, même laissées à elles-mêmes, ces altérations ne les tuaient pas. On avait remarqué ce phénomène chez les humains qui s’occupaient des dragons quand ils se trouvaient encore dans leurs cocons et chez ceux qui étaient présents à leur éclosion ; certains devenaient magnifiques et vivaient très longtemps, mais la plupart mouraient jeunes. Néanmoins, ceux que les dragons jugeaient dignes et dont ils guidaient avec soin les changements, ceux-là devenaient extraordinaires et certains vivaient plusieurs générations. »

Elle tomba à court de mots.

« Je ne comprends pas.

— C’était de l’art, Thymara. Créer des Anciens, c’était une forme d’art pour les dragons de cette époque ; ils cherchaient des humains qui, selon eux, avaient un potentiel, et ils les développaient. Voilà pourquoi ils tenaient tant à eux : tout le monde tient à ses créations. Même les dragons.

— Et mes différences ? Je suis née avec celles qu’on ne voit d’habitude que chez de très vieilles femmes ; et, depuis le départ de Trehaug, elles n’ont fait que s’accentuer. Le processus s’accélère plus que jamais.

— J’ai remarqué. C’est pour ça que j’ai demandé à Mercor si c’était Sintara qui te changeait, et il a répondu qu’il lui poserait la question.

— Il l’a déjà fait, dit Thymara. Je pensais qu’elle avait un rapport avec ce qui m’arrive, d’après une réflexion d’Harrikine. Son dragon le change, lui aussi ?

— Oui ; et Sintara en fait autant avec toi. »

Un silence, puis Thymara reconnut : « Non. Elle affirme qu’elle n’y est pour rien, et Mercor a dit que, si elle ne s’occupait pas de guider mes changements, c’est lui qui s’en chargerait.

— Quoi ? »

Que cachait l’exclamation de Sylve ? Une ombre de jalousie ? D’incrédulité ?

Thymara parut l’entendre elle aussi, et elle répondit d’un ton accablé : « Ne t’inquiète pas, ça n’arrivera pas : Sintara a dit qu’elle ne laisserait jamais personne prendre en charge sa gardienne. Je suis condamnée à lui appartenir alors qu’elle ne veut pas de moi, et à subir les changements qui se produisent en moi, en bien ou en mal. » Elle prit une longue inspiration. « On ferait bien de se remettre en route ; je ne vois même plus les autres canoës.

— Voulez-vous que je vous remplace un peu ? demanda Sédric.

— Non, merci. » Plus bas, elle ajouta : « Je crois que j’ai besoin de m’activer un moment. »

Sédric s’éclaircit la gorge et, avec un effort de volonté, parvint à dire : « Moi aussi, je change. »

Il y eut un silence, puis Sylve répondit avec délicatesse : « Oui, on a remarqué. »

Il modifia dix fois la formulation de sa déclaration suivante pour éviter de mentionner le sang de Relpda et la façon dont il l’avait bu. « Je crains parfois que ma dragonne ne sache pas guider mes changements.

— On a tous un peu peur de ça, je crois », répondit Sylve, et il ne sut que dire.

La pagaie de Thymara s’enfonça dans l’eau et les propulsa au milieu de la rivière. Ils repartirent en remontant le courant paresseux.

NEUVIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville,

à Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug

 

Contenu : une notification officiellement enregistrée de Hest Finbok adressée aux marchands, aubergistes et fournisseurs de Trehaug et de Cassaric, à copier et à distribuer gratuitement. À noter qu’à compter du premier jour de la Lune d’Or Hest Finbok décline toute responsabilité pour les dettes contractées par Sédric Meldar ou Alise Kincarron.

Detozi,

Les pigeons rapides sont arrivés un jour et demi avant les messagers classiques ; étant donné qu’il pleuvait et que le vent était contraire, je reste d’autant plus admiratif de leur vitesse. À l’évidence, le programme de sélection fonctionne, et très bien. Je vais tâcher de mettre au point un système de bagues qui nous permettra d’établir lesquels sont les plus rapides, afin de sélectionner plus efficacement ces traits dans les générations suivantes.

Erek

DIXIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville,

à Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug

 

Ci-joint une notification de la famille Marchande Meldar et de la famille Marchande Kincarron, offrant une récompense substantielle pour toute information sur la localisation et l’état de santé de Sédric Meldar et d’Alise Kincarron Finbok. À copier et à distribuer gratuitement, un exemplaire devant être envoyé rapidement au Gardien des Oiseaux de Cassaric, toutes charges ayant été payées d’avance pour le service demandé.

Detozi,

Vous n’êtes pas la seule à regretter de ne pouvoir parcourir la distance entre nos deux cités à la vitesse de nos pigeons. J’ai passé plusieurs heures à réfléchir aux marques qui permettraient d’identifier les oiseaux les plus rapides ; j’ai la conviction, je ne sais pourquoi, que, si nous pouvions passer ne serait-ce qu’une après-midi ensemble, nous parviendrions à mettre au point un tel système de marquage. Je suis curieux de savoir comment vous gérez vos pigeonniers et vos oiseaux dans un environnement aussi dangereux que celui du désert des Pluies, et je pense que tous les gardiens des oiseaux y gagneraient si je pouvais prendre le temps de vous rendre visite afin d’étudier la façon dont vous gérez vos pigeons. Dès que Reyall pourra revenir s’occuper de mes tâches en mon absence, je compte demander un congé, si une visite de ma part ne représente pas pour vous un trop grand dérangement.

Erek

DOUXIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville,

à Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug

 

De Sophie Meldar Roxon, dans le message ci-joint, une lettre de crédit à l’usage de Sédric Meldar ou d’Alise Kincarron selon leurs besoins ; à placarder dans la Salle des Marchands de Trehaug, avec notification à envoyer à la salle des Marchands de Cassaric.

Detozi,

Je crains de m’être montré trop direct dans mon dernier billet ; je voulais seulement dire que nous partageons un grand intérêt pour nos oiseaux, et qu’une réunion pourrait profiter grandement à nos deux élevages. Cette rencontre n’aurait naturellement lieu qu’à votre convenance et si cela vous agrée.

Erek