9

Égarement

THYMARA BATTIT DES PAUPIÈRES, puis les referma, prise de vertige. Assise à la proue de Mataf, les jambes dans le vide, elle songeait que le monde était devenu très grand. L’épaisse couverture nuageuse accompagnée d’une pluie incessante s’était enfin dissipée ; dans le ciel s’étendait une voûte constellée d’un bout de l’horizon à l’autre. La jeune fille l’avait regardée trop longtemps et avait eu soudain l’impression de quitter le pont du bateau et de tomber dans le firmament. Elle rouvrit les yeux et contempla la rivière.

La forêt avait disparu ; reculant chaque jour un peu plus, elle n’était plus désormais qu’une bande mal définie à l’horizon. Le bateau était perdu au milieu d’un marécage peuplé de roseaux et de joncs ; de petits arbres et des buissons aux racines plongées dans le limon poussaient en taillis isolés. Les membres de l’expédition avaient appris que ces points de végétation indiquaient non seulement des fonds plus hauts mais aussi des zones où les gallators aimaient à prendre le soleil. Les dragons ne craignaient pas ces créatures, qu’ils considéraient comme des sources de viande ; mais les grands gallators portaient le même regard sur les gardiens et leurs canoës ; ces derniers restaient à bonne distance des prédateurs et laissaient les dragons les dévorer avant de s’approcher des bosquets, auprès desquels les dragons aimaient passer la nuit : ils étaient tous las de devoir rester dans l’eau, mais au moins elle était moins profonde près des taillis. Le capitaine Leftrin se pliait à leurs désirs, mais Thymara savait qu’il redoutait d’échouer Mataf dans de si petits fonds qu’il ne parviendrait pas à s’en dégager.

En se retirant, la jungle avait emporté avec elle toutes ses sources de nourriture classiques ; à présent, les gardiens tendaient des filets à poisson la nuit et arrachaient roseaux et joncs pour récupérer leurs racines épaisses et féculentes. Quelques jours plus tôt, la chance aidant, une troupe d’oiseaux aquatiques s’était empêtrée dans les filets de Carson ; mais les hommes avaient payé cet apport de viande fraîche par les longues heures qu’ils avaient dû passer à réparer les nasses abîmées. Thymara n’aimait pas la monotonie des repas et encore moins l’impression qu’elle avait de ne servir à rien ; ayant perdu son matériel de chasse dans la crue, il ne lui restait plus que la cueillette pour alimenter la communauté ; or il n’y avait que des racines à récolter, ou les épis des hautes graminées.

Au moins, Sintara lui manifestait plus d’attention, voire de bienveillance, et elle demandait à être nettoyée tous les soirs. L’omniprésence de l’eau rendait l’opération compliquée, et elle avait dû accepter que Thymara lui grimpât sur le dos pour atteindre les parties à laver. De poignées de roseaux et d’herbes, elle faisait des balais grossiers qui lui permettaient de déloger les insectes et d’astiquer les écailles de la reine, mais qui n’étaient pas tendres avec ses mains humaines, et Thymara plaignait ceux et celles qui n’avaient pas autant d’écailles qu’elle sur les paumes.

Malgré les difficultés que présentait son pansage, Sintara exigeait que Thymara travaillât consciencieusement. La jeune fille venait de passer la plus grande partie de la soirée sur ses ailes, et, malgré sa mésentente avec la grande créature, elle y avait pris plaisir. Quand Sintara déployait ses ailes, désormais, le dessin délicat des os, des cartilages, des membranes et de leurs motifs lui donnait l’impression de nettoyer des vitraux ; les écailles, avec leurs bords dentelés, lui évoquaient des plumes translucides, et, en dépit de leur grande taille, ses ailes conservaient une peau fine et douce. Il était quasiment impossible d’écarter les écailles qui se chevauchaient solidement, et les ailes, malgré leur envergure, se repliaient si bien qu’on avait du mal à croire qu’elles pussent s’appliquer aussi parfaitement sur les flancs de la dragonne. Les insectes lui causaient des démangeaisons quand ils se logeaient dans les plis de sa peau, et l’humidité constante due à l’eau créait des macérations ulcéreuses ; il fallait à ses ailes des attentions quotidiennes que la dragonne elle-même avait peine à leur dispenser, mais Thymara avait l’impression que Sintara l’obligeait à leur accorder des soins excessivement longs. La reine lui demandait sans cesse de la complimenter sur les teintes et les motifs qui se renforçaient sur elles, de noter la force délicate de leur structure et les fines griffes crochues à l’extrémité de chacune de leurs nervures.

Du coup, bien que Thymara eût passé la journée à bord de la gabare au lieu de la suivre à bord d’un canoë, elle était épuisée, et elle avait mal partout, aux mains, et surtout au dos, dans la zone de sa blessure qui refusait de se refermer. Pourtant, elle s’habituait à la douleur, et elle n’y pensait guère, sauf quand un contact inopiné la réveillait comme un coup de poignard. Elle jeta un regard furtif alentour, et, une fois assurée que nul ne lui prêtait attention, elle glissa une main sous sa chemise et palpa prudemment la peau entre ses omoplates : chaude et enflée, avec une horrible vallée croûteuse, au milieu, qui lui donna envie de vomir ; elle se réjouit que Tatou ne fût pas en train de lui parler, et surtout pas de l’embrasser ni de la caresser : empêcher ses mains baladeuses d’aller sur son dos était une gageure et forçait Thymara à une attitude qu’il ne comprenait pas. Elle eût dû le laisser la toucher à cet endroit ; cela eût promptement calmé ses ardeurs.

Elle soupira. Comme souvent, Kanaï lui manquait beaucoup. S’il était vivant, il serait assis près d’elle et lui tiendrait des discours inconséquents, joyeux et optimistes ; il était son ami, sans attendre rien d’elle, sans la contraindre à rien ; elle n’avait rien fait pour attirer son affection, et il partait du principe qu’elle l’aimait. Avec lui, l’amitié n’avait rien de compliqué, et elle regrettait ce temps, surtout ce soir.

Elle se retourna pour observer le bateau. Tous les gardiens étaient à bord, certains assis sur le rouf ; ils avaient joué aux dés jusqu’à ce que l’obscurité les empêchât de continuer. À présent, Boxteur cassait les pieds à tout le monde en évoquant les petits pains aux épices que faisait sa mère. Sylve, Kase et Alum, installés autour d’un tas de racines de joncs, pelaient la peau coriace des tubercules avant de les donner à Belline qui les découpait en morceaux pour le petit déjeuner.

« Graffe, on peut te dire un mot ? »

Thymara se retourna en entendant la voix de Tatou. Harrikine et lui se tenaient derrière Graffe, qu’elle n’avait pas remarqué accoudé au bastingage non loin d’elle. Depuis quelque temps, il se montrait réservé, et hostile envers les autres gardiens, qui jugeaient préférable de l’éviter. Naturellement, Tatou ne pouvait se retenir de l’aiguillonner.

« Tu m’en as déjà dit plusieurs ; pourquoi t’arrêter en si bon chemin ? » répliqua l’autre d’un ton ironique. Il avait une élocution embarrassée, et la jeune fille se demanda si ses lèvres commençaient à se raidir ; elle avait entendu dire que cela arrivait à ceux qui souffraient d’une forte couverture écailleuse. Il y avait plusieurs jours que Leftrin l’avait frappé ; ses lèvres eussent dû être guéries.

« On a remarqué que tu n’avais pas pris le canoë aujourd’hui.

— Je ne me sentais pas bien.

— C’est ce que j’ai pensé ; alors, Harrikine et moi, on va le prendre demain pour voir si on peut attraper du poisson ou une de ces taupes d’eau qu’on a repérées il y a quelques jours, ou même un gallator ; les dragons ont l’air de les trouver goûteux. En tout cas, les gardiens et l’équipage apprécieraient de manger de la viande. »

Thymara remarqua qu’il ne demandait pas à Graffe la permission d’emprunter l’embarcation : il lui annonçait ce qu’ils allaient faire. Harrikine se taisait, mais se tenait prêt à soutenir Tatou. Graffe les regarda tour à tour, puis déclara d’une voix grave et sérieuse : « Non : je n’aime pas prêter mes affaires.

— Elles sont à tous les gardiens, répondit Tatou.

— Le canoë aussi », renchérit Harrikine.

L’autre les regarda de nouveau l’un après l’autre. « C’est à moi qu’on a remis ce matériel ; je m’en suis occupé, je l’ai rangé comme il fallait, et c’est pour ça que je l’ai encore. » Thymara observa qu’il ne prononçait pas plus que les mots nécessaires, et elle supposa que parler lui demandait un effort pénible.

« C’est de la chance, répliqua Tatou ; rien que de la chance, Graffe. Il n’y a pas que toi qui rangeais bien tes affaires ; tu as seulement eu de la chance que ton canoë s’échoue là où on l’a trouvé, c’est tout. Tu n’as pas le droit d’empêcher les autres de s’en servir.

— Il est à moi. »

Tatou baissa légèrement la voix. « Je crois me rappeler un jour où, devant un élan que Thymara venait de tuer, tu tenais un discours très différent sur le partage dans le groupe. »

Mataf n’était pas un grand bateau. Le silence se propagea autour de Tatou en ondes concentriques sur le pont ; la conversation sur le rouf s’éteignit et des têtes se tournèrent vers le trio.

« C’était différent. » Graffe voulut s’éclaircir la gorge ; il dut se pencher par-dessus bord pour cracher, mais la salive s’accrocha à ses lèvres. Il s’essuya de sa manche éraillée puis regarda ses deux interlocuteurs. « Non, ou alors tu te bats. »

Tatou et Harrikine échangèrent un coup d’œil, et le premier répondit : « Pas de bagarre, Graffe. Je sais que tu ne vas pas bien, et je n’ai pas envie de mettre Leftrin en boule en me battant sur son pont. Je ne suis pas venu pour ça ; je suis venu te dire que demain on prend le canoë avec son matériel pour aller chasser et pêcher dès l’aube. Sans vouloir t’insulter, tu ne remplis plus ta mission de ce côté-là. Donc, pour le bien de tous, c’est Harrikine et moi qui allons nous en occuper ; et il nous faut le canoë et le matériel. »

Graffe se détourna pour contempler la rivière. « Non », dit-il d’un ton neutre. Cherchait-il à pousser Tatou à l’attaquer ? En tout cas, celui-ci refusa de mordre à l’hameçon.

« Je t’annonce seulement ce qui va se passer », dit-il à mi-voix. Il regarda de nouveau Harrikine, qui acquiesça de la tête, et, ensemble, ils s’éloignèrent sur le pont. Les murmures qui flottaient dans l’obscurité devinrent une conversation étouffée ; Thymara resta où elle était, les yeux perdus dans la contemplation de l’eau et de la nuit. Elle n’aimait pas Graffe, mais cette situation lui fendait le cœur.

L’intéressé parut percevoir ses pensées. « Drôle ? demanda-t-il d’une voix âcre.

— Non, répondit-elle. Tragique. Je regrette ce qui t’arrive, Graffe ; pour ce que ça vaut, tu as droit à ma compassion. »

Il se tourna vers elle, ses yeux bleus étincelants de colère. « Garde ta pitié, putain sans cervelle ! Tu ne sers à rien ! »

Elle resta abasourdie de sa véhémence dont elle ne comprenait pas la raison. Putain ? Sans cervelle ? Qui ne sert à rien ? Graffe lui avait tourné le dos et s’en allait quand elle prit conscience que l’insulte n’avait aucune base logique et ne cherchait qu’à blesser ; le jeune homme s’attendait à la voir se réjouir de sa chute. « Tu ne me connais pas », dit-elle tout bas. Elle jeta un regard vers les autres gardiens. « Plus personne ne me connaît. »

Ses camarades avaient repris leurs activités. Alum s’efforçait de couper les cheveux à Boxteur, avec les conseils avisés de Kase et Lecter, tandis que Davvie regardait la scène en riant ; Tatou était assis près d’Harrikine, contre qui s’appuyait Sylve, et tous trois bavardaient doucement. « Tu me manques, Kanaï, reprit-elle. J’ai besoin d’un ami. »

Un écho inattendu lui revint. Cesse de jouer les imbéciles. Tu as un dragon ; tu n’as plus besoin de compagnons humains. Va te coucher.

« Bonne nuit, Sintara », murmura-t-elle, et elle suivit le conseil de la reine.

Il n’y avait plus de rivière, il était temps de le reconnaître. Leftrin ignorait quel nom convenait pour décrire l’étendue d’eau qui l’entourait, pour autant qu’on pût parler d’étendue d’eau. Depuis trois jours, Mataf ne progressait plus qu’avec une lenteur désespérante. L’expédition avançait à la suite des dragons, mais le capitaine commençait à penser qu’eux-mêmes ne savaient pas où ils allaient. Suivaient-ils le chenal principal ? Y avait-il seulement un chenal principal ? Il n’y avait quasiment plus de courant. Il contempla la lumière de l’aube reflétée sur la surface immobile de l’eau qu’agitait seulement le léger mouvement des joncs et des roseaux sous la brise matinale.

Les murs du monde avaient reculé. Depuis le pont de Mataf, Leftrin se voyait au milieu d’un marécage sans fin plein de végétation aquatique ; même du toit du rouf, il ne distinguait pas davantage de limites à l’immensité de la fondrière. C’était peut-être jadis un système de rivières ou bien un lac, mais il avait l’impression qu’il ne s’agissait plus aujourd’hui que d’une zone d’épandage des eaux venues de hauteurs lointaines, dont la profondeur ne dépassait pas la taille d’un homme. Comme une assiette plate, se dit-il. Il s’efforçait de ne pas songer à ce qui se passerait quand les pluies d’automne arriveraient pour de bon ; si un déluge se déclenchait et que l’eau commençât à monter, les dragons ne pourraient s’abriter nulle part. Il secoua la tête pour chasser cette vaine inquiétude de son esprit, certain que Mercor y avait pensé ; chaque jour, le dragon doré menait sa troupe vers Kelsingra ou vers la mort ; ils sauraient ce qu’il en était quand ils y parviendraient.

Il parcourut des yeux le large cercle de l’horizon et ne vit rien de réjouissant. Jamais autant qu’aujourd’hui il n’avait eu l’impression de n’être qu’une petite étincelle de vie accrochée à une brindille. Des nuages élevés bouchaient le ciel immense, et Leftrin avait la nostalgie des berges ombragées qu’il avait toujours connues ; le jour avait un éclat impitoyable, et, les nuits claires, le dais des étoiles le réduisait à l’insignifiance.

Au loin, un oiseau de proie, faucon ou aigle, poussa un long cri solitaire. La dragonne de Tatou se réveilla, leva la tête puis émit un grondement interrogateur ; comme il n’y avait nulle réponse, elle fourra de nouveau son mufle sous son aile. Les grandes créatures se tenaient groupées, debout, comme une troupe d’échassiers épuisés, la tête contre le poitrail ou posée sur le dos d’un voisin ; leur sommeil ne devait pas être reposant. Elles dormaient debout comme des matelots restés trop longtemps de quart. Leftrin les plaignait mais ne pouvait rien pour elles.

Les insectes pullulaient, mais au moins sur ce cours d’eau-ci les chauves-souris abondaient la nuit ; et, le jour, de petites hirondelles faisaient des festins de moustiques et de cousins. De nombreux insectes piqueurs survivaient, mais le capitaine éprouvait une grande satisfaction à les voir se faire dévorer.

Par habitude, il sortit sa pipe de la poche de son manteau ; il la tourna entre ses mains, l’examina puis la remit à sa place : il n’y avait plus un brin de tabac à bord du bateau – et ce n’était pas la seule denrée qui fût épuisée : plus de sucre ni de café, le thé restant se présentait sous forme de poudre plutôt que de feuilles séchées, et il n’y avait plus que deux barils de biscuits ; quand ils seraient vides, l’expédition dépendrait entièrement de la chasse et de la cueillette. Il fronça les sourcils puis chassa résolument ses soucis de son esprit.

Là où il y a de l’eau douce, il y a de quoi manger, se dit-il. Le poisson abondait, et certains joncs possédaient des racines épaisses et féculentes. Les deux dernières nuits, Carson avait tendu des filets pour attraper des oiseaux aquatiques, sans guère de succès pour le moment ; mais, quand il réussirait – car il parviendrait certainement à ses fins –, il y aurait du canard rôti au menu. Ou plutôt bouilli, sans doute, pour économiser le bois, dont on ne trouvait pratiquement plus de grosses pièces ; tous surveillaient avidement les environs en quête de branches et de troncs flottants laissés par la crue. En attendant d’en trouver, les gardiens avaient pour mission, chaque soir, de ramasser autant de joncs séchés que possible ; ce matériau brûlait vite, et ils devaient en réunir le plus de gerbes possible, qui, réunies en fagots, se consumaient plus lentement. Sâ merci, les nuits étaient encore douces.

Chez tous, les vêtements montraient les effets d’un usage intensif et de l’eau acide du fleuve du désert des Pluies ; le tissu s’effilochait et se détruisait peu à peu, tandis que les pantalons raccourcissaient, leurs bas transformés en pièces pour les genoux. Alise avait distribué son ample garde-robe aux gardiennes avant même qu’on le lui demandât, et Sédric avait suivi son exemple ; curieux spectacle que celui des jeunes gardiens vaquant à leurs tâches en chemises de lin et de soie aux couleurs vives ! Mais Leftrin savait que ce n’était que reculer pour mieux sauter ; pour le moment, on se débrouillait, mais un jour viendrait où il faudrait trouver une solution.

Alise le rejoignit avec deux chopes fumantes dans les mains. Elle posa la sienne en équilibre sur la lisse et tendit l’autre au capitaine. « C’est du thé ? demanda-t-il

— Oui ; la dernière tournée, et clairette, en plus.

— Mais bien chaude », répondit-il, et ils échangèrent un sourire.

Ils parcoururent du regard l’horizon, puis Alise dit, exprimant leur pensée à tous deux : « L’eau devient de moins en moins profonde, et je ne suis pas sûre du tout que les dragons sachent où ils vont. Dans les souvenirs que Mataf nous a montrés, Kelsingra s’élevait au bord d’un large fleuve, non d’un lac comme ici. »

Elle se tut. Tous deux burent leur thé en s’interrogeant : avaient-ils emprunté le mauvais embranchement de la rivière ? Que se passerait-il quand il n’y aurait plus assez de fond pour Mataf ? Les dragons exigeraient-ils de faire demi-tour ? À cet instant, Alise posa sa main libre sur son épaule, et il pencha la tête de côté pour l’emprisonner sous sa joue. « Je t’aime », murmura-t-il. Il ne le lui avait jamais dit ; il n’avait jamais songé à le dire tout haut.

« Moi aussi, je t’aime. » Les mots venaient facilement à la jeune femme, comme si elle les avait répétés mille fois, et cela plut à Leftrin : ce n’étaient pas eux qui comptaient, mais le fait de reconnaître la réalité.

Il sourit, passa son bras autour de sa taille et l’attira contre lui. Avoir l’assurance qu’Alise l’aimait le rassurait en ce jour où plus rien ne paraissait certain. « On dirait que les nuages s’écartent, là-bas ; nous aurons peut-être encore une belle journée, fit Alise en regardant le ciel.

— Et plein de nouvelles taches de rousseur pour toi ! » s’exclama-t-il.

Elle secoua la tête, faussement fâchée. « Je ne comprends pas ce que tu leur trouves ! J’ai passé des années à tâcher d’éviter d’en attraper et à atténuer celles que j’avais avec du jus de citron et du petit-lait.

— Ça devait être délicieux de t’embrasser.

— Idiot ! Personne ne m’embrassait à cette époque. » Elle eut un sourire tors.

« Ce sont plutôt les hommes de Terrilville qui étaient idiots, à mon avis. »

Elle continua de sourire, mais une ombre légère passa dans ses yeux, et il comprit qu’il lui avait rappelé Hest, avec ses humiliations et ses tromperies. Il s’attrista de ne pouvoir effacer ces souvenirs de son cœur, qui coloraient encore la relation qu’elle avait avec Sédric : ils se côtoyaient, mais à distance, polis, presque attentifs l’un à l’autre, mais avec la circonspection de deux êtres qui se sont meurtris mutuellement, et il les plaignait. Alise lui avait souvent parlé de Sédric, et il savait que leur amitié remontait à une date bien antérieure à son mariage désastreux avec Hest ; il regrettait qu’elle ne jouît plus de l’estime de Sédric, dont elle tirait de l’assurance : en la perdant, elle avait vu son image d’elle-même se fissurer. Leftrin, tout en reconnaissant l’égoïsme de ce souhait, eût aimé que le respect qu’il éprouvait pour elle suffît à lui rendre confiance en elle ; mais il ne pouvait se substituer à son monde, et elle devait réparer sa relation avec son ami d’enfance avant de pouvoir guérir. Pour le bien de tous, il espérait que cela ne tarderait pas ; Mataf était trop exigu pour supporter conflits et déchirements.

D’autant que la présence de Graffe les suscitait déjà plus qu’abondamment. Il errait sur le bateau, ni gardien ni membre de l’équipage, rejeté par les dragons, chef déchu à la santé précaire. Leftrin l’eût pris en pitié si Graffe l’avait laissé faire, mais il refusait toute compassion, et jamais le capitaine n’avait croisé personne d’aussi amer et hargneux ; plus d’une fois, il avait regretté que Kalo n’eût pas simplement dévoré son gardien.

« Tu ne dis plus rien ; à quoi penses-tu ?

— À Graffe, répondit-il, et elle hocha la tête.

— La situation s’aggrave, n’est-ce pas ?

— Il y a eu une petite confrontation hier soir, après que tu es allée te coucher. Graffe avait passé toute la journée à bord ; je ne sais pas si les changements qu’il subit lui font trop mal ou s’il est trop découragé pour essayer de prendre son canoë ; en tout cas, Tatou est allé le voir pour lui dire que, s’il ne chassait pas aujourd’hui, Harrikine et lui avaient l’intention de prendre le canoë avec le matériel et “faire un peu de bien” avec. » Leftrin but une gorgée de thé et secoua la tête. « Apparemment, Tatou ne parlait que de l’embarcation et du matériel, mais à mon avis ça allait plus loin.

— Que s’est-il passé ?

— Pas grand-chose ; ils ont échangé quelques mots acerbes. Graffe avait l’air de vouloir se battre, mais Tatou a répondu qu’il refusait de frapper un malade, et il s’en est allé. Ça s’est arrêté là – enfin, j’espère. » Il but une nouvelle gorgée de son thé qui refroidissait. « Tatou et Harrikine l’ont prévenu qu’ils allaient prendre le canoë avec le matériel pour aller chasser ce matin ; j’espère qu’il aura l’intelligence de ne pas être là quand ils partiront, parce que sinon, s’ils se mettent à se battre, je devrai intervenir.

— Ils sont peut-être déjà en route.

— Peut-être, mais mieux vaut que je vérifie. Aimeriez-vous faire un tour, ma chère ?

— Merci pour cette invitation, cher monsieur. » Elle feignit une révérence, puis posa une main calleuse sur la manche éraillée du bras qu’il lui offrait avec majesté. Comme ils entamaient leur promenade sur le pont, elle se surprit à sourire du tableau qu’ils devaient présenter. Elle n’avait plus un seul vêtement qui ne montrât pas des traces d’usure sous l’action du soleil et de l’eau acide ; seule y échappait la robe Ancienne que Leftrin lui avait donnée, mais ce n’était pas le costume le plus pratique à bord d’une gabare. Les cheveux d’Alise étaient désormais bouclés et désordonnés ; quant à son teint, un vendeur en plein air n’eût rien eu à lui envier. Elle allait pieds nus, préservant ses bottes pour les occasions où il était possible de descendre à terre ; il y avait plusieurs jours qu’elle ne les avait pas mises. Elle ne s’était jamais sentie aussi peu attirante.

Ni aussi séduisante. Elle se tourna légèrement vers Leftrin, et les yeux de l’homme croisèrent aussitôt les siens. Comme elle lui rendait son regard, elle vit son sourire s’élargir et son expression s’illuminer. Oui, sur le pont de ce bateau, elle était la plus belle du monde. Quelle impression merveilleuse !

« Le canoë n’est plus là, dit-elle, ramenant Leftrin à la réalité.

— C’est vrai. Eh bien, c’est autant d’ennuis évités », fit-il, soulagé.

À ce moment, Tatou, derrière eux, demanda : « Où est le canoë ? »

 

Graffe avait pris l’embarcation, ainsi que tout le matériel de chasse et de pêche, nul ne savait exactement quand. Belline se rappelait l’avoir vu dans la coquerie alors que la plupart des occupants du bateau étaient allés se coucher. Thymara n’en était pas surprise : les changements qui affectaient Graffe l’empêchaient de dormir convenablement, et il avait reconnu qu’il avait du mal à mastiquer ses aliments. Un inventaire rapide suffit à montrer qu’une grande partie de la réserve de biscuits du bord avait disparu, en même temps qu’une petite casserole ; plus qu’aucun autre indice, cela convainquit la jeune fille qu’il n’était pas parti chasser ni pêcher : il avait quitté la gabare pour suivre sa propre route.

Les réactions des autres étonnèrent Thymara. Certains manifestèrent de la colère devant la disparition du canoë, tous se montrèrent surpris, mais aucun ne parut s’inquiéter pour Graffe. Boxteur et Kase gardèrent un silence obstiné, et Jerd exprima le plus violemment son aigreur devant l’égoïsme du jeune homme qui avait volé un canoë, son matériel et le biscuit du bord, « alors que tout le monde sait qu’il n’y a pratiquement que ça que j’arrive à avaler ».

« Comme si tout devait tourner autour de son nombril », murmura Sylve près de Thymara, mais pas assez doucement, car Jerd leur décocha un regard mauvais et déclara d’un ton tragique : « Évidemment, vous vous moquez bien qu’il m’ait abandonnée alors que je porte son enfant ! »

Thymara songea sans le dire que Graffe y eût peut-être attaché plus d’importance s’il avait eu la certitude que l’enfant était de lui. Elle s’écarta discrètement des gardiens pour se rapprocher de Leftrin et entendre sa conversation avec Hennessie. « S’il ne s’agissait que du canoë, fit le matelot, je dirais que c’est une affaire qui ne regarde que les gardiens, même si la disparition du matériel de pêche et de chasse aura des répercussions sur tout le monde ; depuis que Jess est mort, Carson a du mal à rapporter de la viande pour toute l’expédition. Heureusement, les dragons se débrouillent seuls, sinon ça serait encore pire. Mais Graffe a aussi volé le biscuit du bord ; du coup, ça concerne tout le bateau, et le capitaine doit intervenir.

— Oui, c’est ce que je pense. Quelqu’un doit le prendre en chasse et le ramener. On n’avait vraiment pas besoin de ça, mais, si on laisse passer, c’est la porte ouverte aux gardiens qui décident de quitter le bord en emportant ce qu’ils veulent.

— Non, on ne peut pas accepter ça, convint Hennessie. Mais qui envoyer ?

— Carson. » Leftrin avait pris sa décision. « Il est sous mes ordres ; ce n’est pas un gardien, même si un dragon l’a choisi. Pas question que je confie cette mission à quelqu’un de l’équipage : je veux me remettre en route aujourd’hui. Je n’ai pas le temps d’attendre les bras croisés.

— D’accord, Carson. Seul ?

— Je le laisserai décider s’il veut emmener quelqu’un. Ah, ça tombe vraiment mal ! »

 

« Pourquoi moi ? » demanda Sédric à mi-voix.

Carson lui lança un regard par-dessus son épaule, un sourire perplexe sur les lèvres. « Je pensais que tu aurais compris maintenant que j’aime ta compagnie. »

Malgré ses inquiétudes, Sédric ne put s’empêcher de retourner son sourire au chasseur, réaction qui parut satisfaire ce dernier : il se retourna vers l’avant du canoë et se remit à pagayer. Sédric s’efforça de suivre sa cadence ; la vigueur physique qu’il avait acquise depuis qu’il fréquentait Carson l’étonnait lui-même ; quand au chasseur, il complimentait souvent son compagnon sur les muscles qui gonflaient désormais ses bras et sa poitrine.

Sédric jeta un coup d’œil en arrière, un peu inquiet de voir la gabare se réduire derrière eux. Le bateau était devenu le seul havre de sécurité dans sa vie, et son instinct se révoltait de devoir s’en éloigner dans une embarcation exiguë, même avec Carson comme guide. Un éclair argenté attira son regard. « Ton dragon nous suit, j’ai l’impression. »

Carson leva la tête un instant, puis, sans même se retourner, il hocha sèchement la tête. « C’est vrai.

— Pourquoi ?

— Qui sait ce qui motive un dragon ? » murmura Carson avec une note d’amusement dans la voix. Crache était un dragon difficile, hargneux et parfois obtus au point d’en paraître stupide. Bien qu’il sût pourquoi le chasseur s’était proposé pour devenir son gardien, Sédric s’étonnait encore de sa décision. Carson et lui n’avaient échangé nulle promesse, le premier ne paraissant pas juger cela nécessaire ; pourtant, il ne lui cachait rien ; une fois seulement, il avait évoqué son inquiétude que Sédric pût lui survivre, aveu dans lequel ce dernier n’avait vu qu’une réflexion sans conséquence. Pourtant, quand l’occasion s’était présentée de suivre Sédric dans une transformation qu’aucun humain ne maîtrisait, il n’avait pas hésité ; il s’était spontanément porté volontaire pour devenir le gardien de Crache, acceptant de changer toute son existence pour rester avec Sédric. Jamais celui-ci n’avait imaginé qu’un homme pût faire un tel sacrifice pour lui, et il se rappelait avec un sentiment de honte avec quelle promptitude il avait rejeté son ancienne vie et même rompu les ponts avec sa famille pour s’installer avec Hest. Sans doute Carson était-il beaucoup plus conscient de ce qu’il faisait que Sédric lorsqu’il avait quitté son monde pour retrouver son amant, et pourtant il n’avait jamais parlé de sa décision comme d’un sacrifice : quand il donnait, c’était d’un cœur grand ouvert. Sédric regarda l’homme devant lui, observa le jeu de ses muscles alors qu’il jouait de la pagaie, et se demanda à quoi il ressemblerait un an ou une décennie plus tard.

Crache n’avait pas encore proposé son sang à Carson, mais il finirait par le faire, sans aucun doute ; le chasseur s’occupait du petit dragon à l’humeur imprévisible non seulement avec dévouement mais avec une profonde compréhension des animaux et de leur fonctionnement physique. Le premier jour, il l’avait examiné avec une si grande attention aux moindres détails de sa santé que les autres gardiens étaient retournés voir leurs propres dragons pour s’assurer qu’ils ne les négligeaient pas.

Mais aucun n’avait eu la témérité de Carson, qui avait passé plus d’une heure dans la gueule du dragon à retirer un bout de tendon qui, enroulé autour d’une de ses molaires tranchantes, lui causait d’intenses douleurs. « Non, je n’ai pas perdu mon temps, avait-il répondu d’un ton de doux reproche à Sédric plus tard. Tôt ou tard, le tendon aurait pourri et serait tombé de lui-même, mais, en le lui enlevant, je lui ai donné une raison de plus de m’apprécier, et une de moins de se montrer grincheux tout le temps.

— Que ferons-nous quand nous aurons retrouvé Graffe ? » demanda Sédric à Carson au bout d’un moment. C’était une question évidente, une des nombreuses qu’il n’avait pas eu le temps de poser avant de quitter la gabare.

« On le ramènera au bateau avec le canoë, c’est tout.

— Et s’il résiste ? »

Le chasseur eut un haussement d’épaules infime. « On le ramène quoi qu’il arrive. Leftrin ne peut pas le laisser s’en tirer à si bon compte. Jusqu’ici, malgré les réserves en baisse, il n’y a eu ni chapardage ni accaparement ; on partage tout ce que rapportent la chasse et la cueillette. Alise et toi avez donné l’exemple en distribuant vos vêtements de rechange, et tu n’imagines pas comme Leftrin a été soulagé quand il vous a vu faire ; il ne s’attendait pas à ça de ta part. Je lui ai dit que, moi, ça ne m’étonnait pas. » Il tourna la tête et gratifia Sédric d’un grand sourire qui étira ses lèvres rouges et dénuda ses dents. Qui affichait un sourire pareil ? Certainement pas les Marchands raffinés et urbains que Sédric fréquentait naguère ; ils atténuaient leur expression, ne riaient jamais trop fort et dissimulaient leurs sourires derrière des mains manucurées. Apparaître mal disposé ou cynique était très chic. Comment avait-il pu trouver cette affectation attirante et à la pointe de la civilisation ? L’ombre du sourire narquois de Hest lui vint à l’esprit ; il la refoula, et elle disparut beaucoup plus facilement qu’un mois plus tôt.

« J’adore ton sourire. » Il fit ce compliment tout haut et avec sincérité, et il se sentit à la fois ridicule et la tête légère ; jamais il n’eût osé dire quelque chose d’aussi simple à Hest : son amant se fût moqué de lui pendant des mois. Carson donna encore deux coups de sa pagaie puis la rangea soigneusement. Le canoë dansa quand le chasseur se retourna puis se dirigea vers Sédric et s’accroupit devant lui ; il passa une main derrière sa nuque et l’embrassa longuement et goulûment.

Enfin, il fit d’une voix rauque : « Je ne l’ai jamais fait dans un canoë ; ça risque d’être compliqué.

— Ça peut être bon quand c’est compliqué », répondit Sédric, le souffle court.

 

« Il y a quelque chose qui ne va pas. » Jerd s’exprimait d’une voix tendue, effrayée, et elle crispait douloureusement la main sur le bras de Thymara. Celle-ci, assise sur le pont, s’efforçait de démêler une longue ligne munie de nombreux hameçons quand Jerd s’était approchée d’elle.

« Quoi ? » répondit-elle en essayant de s’écarter. Jerd était trop près d’elle, et la peur qui perçait dans sa voix la mettait mal à l’aise.

« Je saigne un peu et j’ai des sensations… Ah ! » Elle s’appuya brusquement sur Thymara, et elle porta sa main libre à son ventre. Devant les yeux horrifiés de Thymara, quelques gouttes d’un liquide teinté de sang coulèrent sur le pont de Mataf.

« Oh non ! » s’exclama-t-elle. Tous savaient qu’il ne fallait jamais laisser tomber du sang sur le pont d’une vivenef. Elle sentit la conscience de Mataf s’accroître brutalement, et elle entendit aussitôt Leftrin crier : « Souarge, il y a un problème ?

— En tout cas, je vois rien, cap’taine ! répondit l’homme de barre.

— Vite, baisse-toi, que je me serve de l’ourlet de ton vêtement pour essuyer ça !

— Mais c’est dégoûtant ! » Jerd portait une des chemises de nuit d’Alise pour loger la modeste rotondité de son ventre.

Thymara, grimaçant d’écœurement, songea que la contraction avait dû passer pour qu’elle regimbât ainsi à nettoyer ses propres saletés. Elle s’accroupit et se servit de la manche éraillée de sa propre chemise, mais une partie de la sanie avait déjà été absorbée par le bois. Ce n’était pas bon. « Il faut t’emmener aux couchettes, je pense. Pourquoi venir me trouver, Jerd ? Pourquoi ne pas aller voir Belline ?

— Elle est méchante, et elle ne m’aime pas.

— Elle n’est pas méchante ; elle essaie depuis des années d’avoir un enfant, et toi tu y arrives à peine quelques mois après ton premier accouplement, sans même l’avoir voulu ; c’est normal qu’elle t’en veuille un peu. Allons, viens. »

Jerd s’appuya lourdement sur elle. Malgré sa façon de parler bas et la furtivité dont elle avait fait preuve pour venir trouver Thymara, celle-ci la soupçonnait de savourer les regards qui se tournaient vers elle tandis qu’elles se rendaient à pas lents au rouf. Davvie et Lecter se trouvaient dans la coquerie. « Allez chercher Belline, s’il vous plaît, dit-elle, et, au ton qu’elle employa, ils se hâtèrent de lui obéir.

— Et Sylve aussi ! leur lança Jerd d’une voix défaillante. J’ai besoin de femmes pour s’occuper de moi. »

Thymara retint le commentaire mordant qui lui venait. Jerd se réjouissait du spectacle qu’elle donnait, mais Thymara avait un mauvais pressentiment. Elle aida la jeune fille à s’asseoir sur une couchette basse.

Belline arriva non seulement avec Sylve mais aussi avec Skelli. D’une voix dure mais non dénuée de compassion, la femme dit : « J’ai senti du sang sur le pont de Mataf ; tu perds l’enfant ?

— Pardon ? » fit Jerd, ahurie.

Thymara échangea un regard incrédule avec Sylve, mais elles se turent. Skelli, elle, avait l’air égaré.

Belline expliqua d’une voix lente : « Si tu perds du sang et que tu as des contractions, c’est que tu fais une fausse couche. L’enfant est sans doute déjà mort, et ton organisme l’expulse ; ou alors le pauvre petit va naître beaucoup trop tôt, et il mourra. Ce sera pire si tout s’arrête dans un moment, parce que je peux te dire d’expérience que ça reprendra dans un jour, une semaine ou même un mois, quand tu te seras convaincue que tout va bien, même si tu ne sens plus l’enfant bouger.

— NON ! » cria Jerd d’une voix suraiguë, puis elle éclata en larmes. Belline lui tourna le dos. Thymara jugea d’abord son attitude cruelle, puis elle vit une larme couler sur le visage tanné de la femme.

Alise s’encadra soudain dans l’entrée de la pièce. « Que se passe-t-il ? demanda-t-elle, inquiète.

— Jerd est en train de perdre son bébé », répondit Belline. Thymara comprit que son ton sans inflexion indiquait seulement qu’elle s’efforçait de maîtriser ses émotions. « Fermez la porte, s’il vous plaît. Skelli, trouve-moi des linges propres ; il reste un peu de bois : sers-t’en pour mettre de l’eau à chauffer. Il lui faudra un bain, après. »

Skelli se hâta d’obéir ; Sylve donna un coup de coude à Thymara et indiqua la porte de la tête ; elles allaient la franchir quand Belline s’interposa. « Non, dit-elle, sévère. J’ai besoin de vous ici ; il est temps que vous voyiez les conséquences de ce que vous faites.

— Mais je ne fais rien du tout ! » Les mots avaient jailli avant que Thymara eût le temps de mesurer combien ils étaient révélateurs. Tout le monde la regarda.

Belline répondit d’un ton sévère : « Tu n’as peut-être rien fait, gamine, mais ça viendra. Celle-ci, elle a fait ce qu’elle voulait avec qui elle voulait au moment où elle en avait envie, et c’est ses oignons, comme elle me l’a dit une fois sèchement ; tu l’as sans doute entendue aussi. Mais, là, on arrive à la croisée des chemins, et c’est sur qui que le boulot retombe ? Vous voyez des hommes ici, vous ? Vous en voyez un en train de faire les cent pas dehors et de prier Sâ de donner une chance à cette petite vie ? Moi pas. C’est ça le message, les gamines : si vous n’avez pas un compagnon qui soit prêt à monter sur la brèche pour vous et à donner jusqu’à la dernière goutte de son sang, vous êtes folles si vous écartez les cuisses. Je ne peux pas parler plus clairement. »

Thymara n’avait jamais entendu un discours aussi brutal ni aussi dur ; elle et Sylve restèrent pétrifiées.

« Ce n’est… pas juste », fit Jerd en haletant, puis elle poussa un cri et se replia sur son ventre, le souffle court. Thymara perçut un bruit fluide alors qu’un liquide s’échappait d’elle.

« C’est vrai, répondit Belline ; ce n’est jamais juste, petite. Alors, dans un monde aussi cruel et injuste, tu dois te débrouiller pour que ton enfant et toi ayez la meilleure vie possible ; trouve-toi un vrai compagnon, un qui a du cran, ou ne te fais pas mettre enceinte. Ce n’est pas plus compliqué que ça. »

Skelli revenait avec une pile de linges propres. Belline en prit quelques-uns pour essuyer l’entrejambe de Jerd, les lèvres pincées. Thymara se détourna, humiliée par le seul fait qu’elle était femme, et son regard croisa celui d’Alise. La Terrilvillienne était adossée à la porte, le visage blême ; se demandait-elle ce qu’elle deviendrait si elle aussi tombait enceinte ? Mais elle avait Leftrin, et il avait l’air de quelqu’un de solide.

Jerd se rallongea en respirant fort, et Belline poursuivit, impitoyable : « Quand cette histoire sera finie, d’ici une ou deux semaines, tous les garçons reviendront sûrement te tourner autour ; ceux avec qui tu as déjà couché penseront que tu ne les refuseras pas, et les autres attendront leur tour. Si tu es maligne, tu leur demanderas quelque chose en échange, quelque chose d’autre qu’une simple partie de jambes en l’air.

— Je ne suis pas… une putain ! rétorqua Jerd d’un ton indigné.

— Non », dit Belline paisiblement. Elle laissa tomber les linges usagés dans un seau et en prit un propre. « Une putain a la jugeote d’obtenir quelque chose en échange de ce qu’elle donne, sous forme d’argent ou de cadeaux, pour subvenir à ses besoins. Toi, tu t’es donnée sans contrepartie. Si tu te fourres un bouchon de cire entre les jambes pour éviter de concevoir, c’est parfait ; tu ne risques que ta propre vie, si tu attrapes une suintante ou les croûtes. Mais aujourd’hui c’est aussi un pauvre enfant qui risque de tomber au milieu de cette affaire et que tu mets en danger ; et du coup c’est nous tous que tu mets en danger. Si tu meurs en le mettant au monde, qui devra lui trouver à manger ? Qui devra tout arrêter pour le torcher et le promener sur le pont ? Qui devra le regarder s’affaiblir puis mourir, sans pouvoir rien faire, et le jeter par-dessus bord pour les dragons ? Moi, je te le parie ! Et je te le dis tout de suite : tu ne me feras pas un coup pareil. Si ton bébé naît et que tu survis, ce sera encore à nous de vous fournir à manger à tous les deux ; déjà, enceinte, tu ne faisais pas ta part de boulot, mais, si tu as un enfant, tu deviendras un poids pour tout le monde. Si une tuile comme ça doit me tomber dessus, ce sera pour le gosse de Souarge, pas le tien ! S’il me fait un môme, je sais que lui et moi on donnera jusqu’à notre dernier souffle pour qu’il vive. Alors, je le dis à toutes celles qui n’ont pas un partenaire prêt à prendre ses responsabilités et à reconnaître qu’il est avec vous : n’ouvrez pas les cuisses. Si quelqu’un doit prendre le gros ventre à bord de ce bateau, ce sera moi, ou Alise, là-bas, parce qu’on a les hommes qu’il faut pour nous soutenir. Pas vous. »

La Terrilvillienne eut l’air tellement sidérée à ces mots que Thymara se demanda si elle avait jamais songé qu’elle pût tomber enceinte.

« Tu n’as pas le droit de me dire ce que… Aaaah ! » La réplique cinglante de Jerd se perdit dans un croassement rauque. Sa respiration se bloqua, puis elle se mit à haleter et poussa un grognement de douleur. Enfin, elle relâcha son souffle dans un long soupir. Belline se pencha sur les jambes pliées de Jerd, et la tristesse assombrit ses traits. Elle secoua un linge et l’étala sur quelque chose. Skelli, sans plus de bruit qu’un fantôme, lui tendit du fil et un couteau ; à gestes efficaces, la femme coupa le cordon et le noua, puis elle referma le linge sur un petit objet ; ses yeux brillaient d’une tendresse étrange quand elle souleva l’enfant mort-née.

« Elle n’aurait pas survécu même si tu l’avais menée à terme. Jette un coup d’œil, si tu veux : elle n’a pas de jambes, rien qu’un bout de queue, comme un serpent. »

Jerd la regardait fixement sans rien dire, blême.

Belline lui fit face. « Tu veux voir ta fille avant qu’elle passe par-dessus bord ?

— Je… Non. Non. » Jerd se mit à pleurer bruyamment.

L’autre la considéra un instant, puis elle secoua la tête. « Ça ira. Reste couchée ici jusqu’à la sortie du délivre, et je te tiendrai compagnie. Skelli, prends la petite. Tu m’as déjà aidée, tu sais quoi faire.

— Oui. » La jeune fille n’eut pas une hésitation, bien qu’elle pâlît. Elle s’avança et, avec autant de douceur que si l’enfant était vivante, Belline la déposa entre ses mains ; elle prit Skelli par les poignets avant qu’elle eût le temps de se détourner. « N’oublie jamais ce que tu viens de voir », lui dit-elle rudement. Les larmes qui avaient commencé à rouler sur ses joues démentaient la dureté de son ton. « Chaque fois que tu auras l’impression qu’on est cruels avec toi, rappelle-toi que les règles n’existent pas sans raison. Toutes les filles se croient plus futées ; elles s’imaginent toujours pouvoir les enfreindre sans en payer le prix, mais ce n’est pas possible, ni pour toi ni pour moi. Alors penses-y la prochaine fois que tu iras embrasser ce garçon et le laisser te tripoter dans les coins. Les règles ne sont pas là pour te rendre la vie impossible : elles sont là pour rendre la vie un peu moins injuste pour tout le monde. »

Le regard de Belline se porta sur Sylve et Thymara ; sans s’en rendre compte, cette dernière avait pris la main de sa voisine et la serrait fort ; Sylve la serrait tout aussi fort. Thymara se sentait revenue à l’âge de six ans sous le regard perçant de la femme. « Vous deux, aidez Skelli, et pensez à ce que j’ai dit. Et je vous préviens : si je vous prends à ouvrir les cuisses à un homme du bord, gardien ou matelot, ça fera mal, et vous sentirez votre humiliation, parce que ça vaudra mieux que ce qu’on vient de voir aujourd’hui. »

Thymara hocha la tête, la nuque raide. Skelli se faufila entre elles dans la pièce bondée, et elles la suivirent sur le pont ; là, elles formèrent une petite procession, Skelli en tête, portant le petit paquet dans ses mains. Elles passèrent devant Hennessie et Eider ; le second secoua tristement la tête, et son voisin détourna le visage. Comme elles arrivaient à la poupe, un groupe de garçons se leva et se dispersa ; aucun ne leur adressa la parole ni ne leur demanda ce qu’elles faisaient, mais Thymara était sûre que tous le savaient. Combien d’entre eux se demandaient s’ils étaient le père de l’enfant mort-née ? Ou bien avaient-ils chassé cette question de leur esprit quand Graffe s’était déclaré responsable de Jerd ?

Les mots de Belline lui restaient sur le cœur. Elle songea à Graffe qui prétendait créer une colonie fondée sur de nouvelles lois ; avait-il réfléchi à la raison de l’existence des anciennes règles, et cherché à savoir qui elles protégeaient ?

Les trois jeunes filles parvinrent au bastingage. Thymara constata avec surprise que la dragonne de Jerd, Veras, était là ; un petit frisson d’horreur la parcourut, puis elle accepta le fait : l’enfant mort-née de Jerd finirait dévorée par sa dragonne. Était-ce pire que laisser le petit corps s’enfoncer dans l’eau, au grand régal des poissons ?

Souarge était à la barre. Il leva vers elles un regard grave et triste ; Thymara comprit que ce n’était pas le premier bébé mort-né qu’il voyait glisser par-dessus bord. Il baissa les yeux et ses lèvres formèrent des mots inaudibles, peut-être une prière. Skelli tendit les bras au-dessus de l’eau, le petit paquet entre les mains, et Veras leva la tête.

« Attends, dit soudain Sylve. Je veux le voir… la voir ; je veux voir cette enfant avant qu’elle disparaisse. Il faut qu’au moins l’une d’entre nous la regarde.

— Tu es sûre ? demanda Skelli.

— Oui », répondit Sylve. Thymara ne savait quoi dire, mais hocha la tête.

Sylve posa le petit corps sur la lisse et défit le linge qui le dissimulait. Thymara ne put s’empêcher de contempler la minuscule créature qui n’eût même pas empli ses deux mains en coupe. La petite tête ronde était abaissée sur la poitrine, sur laquelle étaient repliés les bras grêles. Comme Belline l’avait remarqué, elle n’avait en guise de jambes qu’une queue palmée, et, sur le dos, une nageoire à demi formée. « Elle n’aurait pas survécu », dit Sylve, et Thymara acquiesça de la tête.

Veras étira le cou ; Sylve tendit à nouveau les bras et, aussi délicatement qu’elle le put, fit glisser l’enfant dans la gueule de la dragonne. Veras referma les mâchoires et s’éloigna aussitôt du bateau. C’était fait.

 

Carson avait décidé de supposer que Graffe cherchait à retourner à Trehaug. « Sinon, il irait où ? demanda-t-il à Sédric. Il est seul et en mauvaise santé ; il n’a pas beaucoup de solutions. Il aurait pu rester avec nous, mais il n’a pas voulu ; il a dû sentir qu’il n’arriverait pas à supporter l’hostilité générale. Mais, d’un autre côté, je me demande pourquoi il essaie de regagner Trehaug ; ça m’étonnerait qu’il y reçoive un meilleur accueil. Il va faire seul un voyage long et difficile pour mourir parmi des gens qui le rejetteront. »

Sédric hocha la tête sans répondre. Il avait une théorie sur la question, mais il la gardait pour lui-même ; avec un sentiment de culpabilité, il espérait se tromper.

Ils se frayaient un chemin parmi les roseaux et les hauts-fonds, bien que Sédric ignorât comment son compagnon faisait pour s’orienter : depuis des jours, le décor restait le même à ses yeux. De temps en temps, Carson faisait une réflexion du genre : « Regarde, les dragons ont aplati cette zone en passant par là », ou : « Tu te rappelles ce bouquet de roseaux avec les trois nids de merle les uns derrière les autres ? On l’a croisé hier soir. »

Ils étaient entrés dans une zone de taillis broussailleux dont les racines plongeaient dans l’eau. Il n’y avait de terre ferme nulle part, mais le faible courant poussait branches, rameaux et joncs flottants autour des racines, où ils formaient des radeaux détrempés sur lesquels les gallators paraissaient aimer à se prélasser ; les énormes salamandres aux crocs menaçants somnolaient par groupes, leurs corps pâles zébrés de rayures bleu et rouge vifs. Les grandes créatures s’étaient révélées particulièrement vulnérables au venin des dragons, et, bien que le seul contact avec leur peau humide entraînât la mort de la plupart des animaux, les dragons les dévoraient sans résultat néfaste apparent.

Sédric gardait un souvenir clair de ce secteur. La veille, les dragons qui les précédaient avaient dévoré quantité de gallators et envoyé les autres se cacher ; mais aujourd’hui les créatures somnolentes ne s’enfuyaient pas ; au contraire, elles levaient la tête et observaient le canoë avec un intérêt gourmand. Le Terrilvillien chercha Crache des yeux et s’aperçut que le dragon avait justement choisi ce moment pour demeurer en arrière. « Carson ? » fit-il à mi-voix quand deux gallators se glissèrent sans bruit dans l’eau et disparurent sous la surface.

« J’ai vu », répondit le chasseur dans un murmure ; il retira sa pagaie de l’eau, et Sédric l’imita. « Accroche-toi ; ils risquent d’essayer de nous retourner, mais ces embarcations sont assez stables. » Il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à Crache, toujours loin derrière, et secoua la tête d’un air mi-figue mi-raisin. « Ce petit salopiot se sert de nous pour appâter les gallators et les obliger à sortir à découvert. Ça, c’est gentil, Crache, vraiment gentil. » Il prit une longue inspiration. « Agrippe-toi au banc, pas au bord ; aucune partie de ton corps ne doit dépasser du canoë. Évite de te déplacer autant que possible ; moins on aura l’air vivant et comestible, mieux ça vaudra. »

Sédric changea d’appui puis ils restèrent immobiles. Il y eut un choc sous la coque ; le Terrilvillien s’accrocha plus fort au banc et sentit le bois dur sous ses ongles. Carson s’était retourné et l’observait avec un sourire tendu, une foëne courte à la main. Sédric se passa la langue sur les lèvres, et perçut un deuxième choc, plus violent, suivi d’un déplacement de côté. Sans bruit, Carson forma ces mots : « Ne bouge pas. » Cela n’avait rien de difficile : la terreur le paralysait.

Alors survint un impact qui souleva hors de l’eau l’extrémité de l’embarcation. Elle retomba dans une gerbe d’éclaboussures, et, au même instant, un gallator la frappa sur le flanc. Le canoë s’inclina et embarqua de l’eau, mais se redressa ; l’assaillant se jeta de nouveau sur lui, mais son cou trop court ne lui permit pas de passer la tête par-dessus le bord. Carson se dressa et, avec un « han » d’effort, enfonça la foëne dans la nuque de l’animal, qui poussa un glapissement gargouillant et retomba dans la rivière en laissant sur le plat-bord une humeur visqueuse à l’odeur pestilentielle.

« Attention, accroche-toi ! » L’avertissement de Carson vint juste à temps : Sédric resserra sa prise à l’instant où un nouveau choc ébranlait le canoë, de l’autre côté cette fois. L’impact faillit le faire tomber dans la bave toxique qui coulait le long du bord ; une rafale de vent le frappa, puis une gerbe d’eau énorme qui le trempa et ajouta de l’eau au fond de l’embarcation.

Il lui fallut quelques secondes pour comprendre que Crache avait réussi à s’envoler quelques instants avant de s’abattre près du canoë au risque de le noyer. Le contact de l’eau glacée avait chassé l’air des poumons de Sédric, et il frissonnait de froid tout en s’efforçant de reprendre son souffle quand Crache sortit de l’eau un gallator qui se débattait furieusement et le coupa joyeusement en deux. Comme les deux moitiés sanglantes tombaient de sa gueule, il plongea brusquement la tête sous la surface et remonta avec un deuxième gallator, qu’il tenait par la tête ; l’animal s’agitait follement et aspergeait les alentours d’un mélange d’eau et de toxines. Carson et Sédric se pelotonnèrent au fond de l’embarcation et se protégèrent le visage jusqu’au moment où Crache referma les mâchoires et que la créature cessa de bouger.

Comme ils se redressaient prudemment, Crache engloutit le corps inerte puis chercha dans l’eau jusqu’à ce qu’il retrouvât la tête tranchée, qu’il broya entre ses crocs avec un plaisir évident.

« De rien, fit Carson d’un ton ironique ; j’adore jouer les appâts sur un hameçon. » Pourtant, Sédric sentait que le chasseur était amusé par la stratégie du dragon et l’en respectait ; le Terrilvillien s’en étonnait encore quand Carson dit à mi-voix : « Oh, doux Sâ, non ! Je ne voulais pas le trouver comme ça ! »

Sédric leva les yeux vers lui puis suivit son regard et vit le canoë de Graffe. Il n’était pas complètement retourné, mais relevé contre des buissons emmêlés. Ensemble, les deux hommes se mirent à pagayer en laissant Crache à son festin.

Graffe était pris dans l’embarcation, si bien que les gallators n’avaient pas réussi à le déloger ; du venin de la peau d’un des animaux l’avait touché, et son bras en travers de sa poitrine ressemblait à une saucisse enflée ; il avait dû vouloir se protéger de l’attaque d’un des prédateurs.

Délicatement, Carson agrippa le banc de nage et tira pour redresser le canoë. « Quelle mort horrible ! » fit-il tout bas.

Comme l’embarcation retrouvait son assiette, les yeux de Graffe s’ouvrirent et se tournèrent vers les deux hommes, lentement, comme s’il devait lutter contre une effrayante léthargie. Il avait le visage gonflé, et son regard brillait sous un front bouffi.

À la grande horreur de Sédric, les lèvres du jeune homme bougèrent, et des mots déformés en sortirent lentement. « L… les ai volés d… vtr… chbr. » Au bout du bras enflé, la main eut un geste vague, comme s’il désignait quelque chose. « Tous… dsp’ru. Pers’nne en prof’tera.

— Graffe, tu veux boire ? » Carson avait ouvert son outre. Crache était apparu près du canoë ; Sédric se demanda s’il veillait à ce qu’aucun gallator n’approchât ou s’il espérait dévorer le cadavre de Graffe.

Celui-ci parut réfléchir un long moment à la question du chasseur, puis il parvint à répondre : « Oui. » Carson se pencha sur l’embarcation et laissa couler un petit filet d’eau vers les lèvres du gardien. Ce dernier aspira goulûment le liquide, puis, aussi brusquement qu’une feuille se décroche de l’arbre, sa tête retomba légèrement ; ses yeux ne se fermèrent pas, mais Carson releva l’outre, la reboucha et la remit soigneusement à sa place dans le canoë. « Il est mort. Le venin cause une paralysie de l’organisme ; il lui a fallu un peu de temps pour arrêter tous les organes, mais c’est arrivé. Quelle façon horrible de mourir !

— Horrible, acquiesça Sédric d’une voix défaillante.

— Bon, il est temps de faire le ménage », fit Carson d’un ton sinistre.

Il amarra les deux embarcations ensemble et versa de l’eau sur leurs flancs jusqu’à faire disparaître autant que possible toute trace d’humeur toxique ; puis il se transborda dans l’embarcation de Graffe, et, les jambes de part et d’autre du corps, se mit tranquillement à palper ses poches. Il défit la ceinture du gardien et la plaça de côté, avec le poignard dans son fourreau ; le jeune homme ne portait rien d’autre que le chasseur jugeât digne de garder. « Donne-moi un coup de main », dit Carson, et Sédric garda ses questions pour lui ; il prit les pieds, le chasseur les épaules, et ils soulevèrent le cadavre. Le Terrilvillien serra les dents en sentant le canoë danser ; les gallators avaient fui devant Crache mais il n’avait quand même pas envie de tomber à l’eau.

Ils n’eurent même pas à se donner la peine de jeter Graffe par-dessus bord : Crache se dressa, prit le corps dans sa gueule, se retourna et s’en alla avec sa proie. Sédric le regarda s’éloigner dans l’eau peu profonde, les pieds et le torse de Graffe pendant de part et d’autre de sa mâchoire ; la tête du gardien ballait à chaque pas comme en signe de dernier adieu.

Quand il se détourna enfin, il vit Carson accroupi au fond du canoë de Graffe ; comme le leur, il avait embarqué de l’eau, et le chasseur l’écopait. Au fur et à mesure que des objets apparaissaient, il les ramassait et les posait sur le banc ; il y avait une foëne cassée, dont Carson observa la hampe brisée en secouant la tête : « Le fer doit se trouver dans l’estomac d’un gallator, au fond de la rivière. »

Il n’y avait pas grand-chose à ranger. Graffe était quelqu’un de soigneux : le sens de l’organisation et du rangement qui avait sauvé son matériel durant la crue l’avait préservé encore une fois. Carson ouvrit son sac, y jeta un coup d’œil et dit : « Le biscuit du bord est là, sec en grande partie. »

Au fond de l’embarcation se trouvait une besace en toile solide, trempée. Quand Carson la souleva, on entendit un cliquetis de verre. « Qu’est-ce que… » fit le chasseur, et il défit le cordon. Le cœur de Sédric se serra ; il avait parfaitement compris les derniers mots de Graffe : Je les ai volés dans votre chambre. Ils ont tous disparu ; personne n’en profitera. Il avait su aussitôt de quoi il parlait. Il n’avait pas sorti ses échantillons de dragons depuis des jours ; il ne voulait pas voir les flacons de sang ni les écailles qu’il avait volés. Il avait espéré que les dernières paroles de Graffe signifiaient qu’il les avait jetés par-dessus bord ou qu’il les avait perdus, mais, quand Carson sortit du sac les bouteilles d’encre et les bocaux et les posa en rang sur le banc, Sédric vit ce que Graffe voulait dire : ils étaient vides. Il ne restait qu’un dépôt rouge au fond de la fiole qui contenait le sang, encore liquide, mélange d’écarlate et de rouge, quand Carson la renversa. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » fit le chasseur, s’interrogeant tout haut.

Sédric gardait une immobilité absolue. Si son compagnon avait remarqué sa façon de se terrer au fond du canoë, comme un lapin qui espère ne pas se faire voir par le faucon, il n’en montra rien. Le Terrilvillien regardait les flacons vides ; il était désormais le seul à savoir ce qu’ils représentaient. S’il ne disait rien, Carson ne saurait jamais quel homme il était ni de quelles duperies il s’était rendu coupable. Nul n’apprendrait jamais qu’il avait trompé tous ceux qui lui faisaient confiance, tous ceux qui l’aimaient.

Mais, s’il se taisait, il resterait cet homme-là pour toujours ; il continuerait à tromper ceux qui l’aimaient, y compris Carson.

C’est d’une voix qui lui parut rouillée qu’il dit alors : « C’était à moi, Carson ; Graffe les a pris dans ma chambre. » Il s’éclaircit la gorge, voulut reprendre, n’y parvint pas et poursuivit d’une voix rauque : « Ils contenaient des échantillons de dragons ; des morceaux de chair prélevés sur une blessure sale que Thymara était en train de panser, quelques écailles ; et celui-ci renfermait du sang. » Il s’étranglait à nouveau, la gorge nouée par la honte. Il ne pouvait regarder Carson en face. « C’est avec ce but en tête que j’accompagnais Alise dans cette expédition ; je ne devais rester que le temps de me procurer les échantillons, et puis je devais retourner à Terrilville. C’était moi qui devais les vendre au duc de Chalcède, puis, ma fortune faite, je devais m’enfuir avec Hest et vivre l’existence dont je rêvais. »

Quand il eut fini, il resta immobile, les yeux fixés sur les petites bouteilles. Il avait l’impression d’avoir vomi quelque infecte nourriture qui gisait entre eux, fumante et pestilentielle. Il vit la main de Carson effleurer un des flacons puis s’en écarter. Il avait la voix grave ; parfois, quand il tenait son amant dans ses bras et lui parlait, Sédric sentait les mots vibrer en lui, poitrine contre poitrine, autant qu’il les entendait. Mais jamais il n’avait eu la voix aussi profonde, ni pétrie de perplexité.

« Je ne comprends pas… N’est-ce pas ce dont tu accusais Leftrin ? De se servir d’Alise pour récolter des échantillons de dragons ? Et Jess… Ah ! » Le temps de deux respirations, il réfléchit. « Je vois, maintenant. C’est pour ça que Jess pensait que tu l’aiderais à tuer Relpda, n’est-ce pas ? Il était au courant ; il croyait que lui et toi pourriez en prélever des morceaux, puis prendre le canoë et regagner Trehaug, ou Chalcède. Vous travailliez ensemble, alors ?

— Doux Sâ, non ! Jamais ! » Il regarda enfin Carson, et ce qu’il vit lui déchira le cœur : le chasseur avait le visage fermé, les yeux indéchiffrables ; il attendait d’apprendre la tromperie, le jeu de dupes dont il avait été victime, et il se demandait si Sédric manigançait encore quelque chose. Celui-ci dut baisser les yeux. « Jess savait ce que j’avais fait : il m’avait vu revenir au bateau une nuit et jeter mes vêtements couverts de sang. Mais… je ne sais pas pourquoi, je ne saurai jamais pourquoi… j’avais bu du sang de Relpda cette même nuit. Tu croyais que je souffrais d’un empoisonnement ; c’était faux, mais, vu la façon dont ça m’affectait, ça aurait pu aussi bien être le cas. »

Il revivait ces jours d’alors, qui lui paraissaient lointains et irréels. « Une ou deux fois, je me suis réveillé et j’ai trouvé Jess dans ma cabine ; je croyais qu’il venait prendre de mes nouvelles, comme toi et Davvie ; mais je me rends compte à présent qu’il n’était là que pour fouiller mes affaires. Il savait que je détenais ces flacons. Le jour… le jour où je l’ai tué, il m’avait montré l’écaille rouge du dragon de Kanaï ; Alise me l’avait confiée afin que je la dessine pour sa documentation ; mais ensuite elle l’a oubliée et je l’ai gardée. Jess savait qu’elle était chez moi et il l’a trouvée. Il prétendait n’avoir pas découvert les autres échantillons, mais je pense qu’il avait discuté avec Graffe, et que celui-ci avait mis la main sur ce que le chasseur cherchait ; c’est pour ça, à mon avis, qu’il a volé le canoë hier soir : non pour retourner à Trehaug, ni même dans l’espoir de se rendre en Chalcède vendre ses trouvailles, mais pour tenter de trouver un traitement pour son état, pour réparer son organisme défaillant. »

Il y eut un long silence, puis Carson dit d’une voix lente, en articulant soigneusement, comme s’il bâtissait sa pensée un mot après l’autre : « Mais ça n’a pas marché pour lui ; il a bu le sang et mangé les écailles, mais ça ne l’a pas guéri.

— Ça ne fonctionne peut-être que sous la direction d’un dragon, fit Sédric d’un ton hésitant. Ou bien ce qu’il avait absorbé aurait fini par le guérir s’il avait eu assez de temps ; ou encore ça l’a guéri, mais le venin de gallator l’a tué.

— Ça n’a plus d’importance maintenant, murmura Carson.

— Je regrette de ne t’avoir pas fait confiance, de ne pas t’avoir avoué toute la vérité dès le début.

— Tu ne me connaissais pas », répondit le chasseur : les mots pardonnaient, mais la muraille restait dressée dans sa voix.

« Ce n’est pas seulement ça, dit Sédric, têtu ; ma façon de traiter Alise était celle dont j’accusais Leftrin : je me servais d’elle pour accéder aux dragons et récolter ce dont j’avais besoin pour mes propres fins ; pourtant, quand j’y réfléchissais, les deux attitudes m’apparaissaient différentes : je croyais pouvoir l’utiliser tout en lui cachant mes desseins de telle façon qu’elle n’en souffrirait pas, tandis que Leftrin faisait la même chose, mais sans se préoccuper de ses sentiments. »

Il regarda Carson ; le chasseur avait toujours le visage fermé. « Je me suis conduit comme un imbécile, Carson. Tu le sais, au début, je n’entendais pas les dragons, et je les considérais comme, euh… des vaches savantes ; du coup, pourquoi n’aurais-je pas eu le droit d’en abattre une pour en vendre la viande ? On tue des vaches tout le temps. C’est seulement après avoir bu le sang de Relpda que j’ai commencé à comprendre ce qu’elle disait, ce qu’elle était, et ce qu’ils étaient tous. Si je l’avais su dès le départ, si j’avais compris, j’aurais aussitôt renoncé à mes projets.

— Alise ?

— Quoi, Alise ?

— Tu avais songé à ce qu’elle deviendrait quand tu t’enfuirais avec Hest ? » Carson s’exprimait d’un ton grave. Ses mains fortes, calleuses, compétentes, continuaient à mettre de l’ordre dans le canoë ; il rangea les avirons et remit en place tout le matériel de Graffe ; les petits flacons restèrent alignés sur le banc, accusateurs.

« Un peu, répondit Sédric. Pas beaucoup. Je me disais que nous pourrions faire croire que Hest et moi avions disparu en mer, auquel cas, veuve, elle deviendrait propriétaire d’une partie de la fortune et des propriétés de son époux, ce qui lui suffirait à vivre dans l’aisance. » Il soupira, honteux. « J’ai même imaginé une fois qu’il vaudrait mieux pour tout le monde qu’elle soit enceinte quand je partirais ; elle aurait un enfant pour lui tenir compagnie, pour fournir un héritier aux Finbok, et c’est elle qui gérerait son héritage en attendant sa majorité. »

Carson avait achevé de ranger l’embarcation, mais il demeurait accroupi et parcourait les environs de ses yeux sombres abrités sous leurs épais sourcils, des yeux de chasseur toujours aux aguets, toujours prudents. Plusieurs gallators observaient encore les voyageurs, mais ils gardaient surtout Crache à l’œil ; il avait fini de manger et faisait sa toilette à grand renfort d’éclaboussures tout en surveillant les prédateurs : manifestement, un humain et deux gallators ne lui avaient pas rempli l’estomac. Seuls les bruits de ses ablutions rompirent un temps le silence.

Sans le vouloir, Sédric croisa le regard sombre de Carson. Le chasseur dit avec circonspection : « Je sais que tu as fini par parler à Alise de ce qu’il y avait entre Hest et toi, mais est-ce que tu lui as avoué la partie que tu viens de me raconter ? Le fait que tu étais venu découper des dragons pour vendre leur viande en Chalcède ?

— Non. » Il lui fallut faire un effort pour ne pas détourner les yeux. « Je n’en ai pas eu le courage. »

Carson prit une grande inspiration puis soupira. Il prit les petites bouteilles et les tendit à Sédric, qui les reçut dans ses mains en coupe. Le chasseur s’assit sur le banc de nage, dénoua le cordage qui amarrait les deux embarcations ensemble, puis saisit une pagaie. « On ne peut rien commencer de nouveau tant qu’on n’a pas achevé l’ancien, Sédric. »

Il enfonça la rame dans l’eau et propulsa son canoë à l’écart de celui où se tenait le Terrilvillien. Crache, sentant qu’ils s’apprêtaient à retourner à la gabare, fit semblant de foncer sur les gallators, qui battirent en retraite sous les racines des buissons, hors d’atteinte du dragon. Celui-ci poussa un rugissement furieux puis cessa son attaque pour suivre Carson. Sédric les regarda s’éloigner ; ni l’un ni l’autre ne se retournèrent vers lui.

Il laissa tomber les fioles au fond de l’embarcation, où elles flottèrent dans l’eau qu’il n’avait pas écopée. Du pied, il les repoussa, puis il s’installa sur le banc, prit une pagaie et partit dans le sillage de Carson. La pluie commençait à tomber.

VINGT-SEPTIÈME JOUR DE LA LUNE D’OR

 

Sixième année de l’Alliance Indépendante

des Marchands

 

D’Erek, Gardien des Oiseaux, Terrilville,

à Detozi, Gardienne des Oiseaux, Trehaug

 

De la part du Conseil des Marchands de Terrilville à l’attention des Conseils de Marchands du désert des Pluies de Trehaug et Cassaric, une demande officielle, à la requête des familles Meldar et Kincarron, pour se renseigner sur le sort de l’expédition du Mataf, et particulièrement sur l’état de santé de Sédric Meldar et d’Alise Kincarron.

Detozi,

Je suis ravi de l’invitation de vos parents, et je vais prendre rapidement des mesures pour qu’un autre gardien me remplace le temps de mon déplacement. Vous le savez, naturellement, vos parents m’ont assuré que je pouvais venir « à n’importe quelle date, pour aussi longtemps » que je le souhaiterais, mais je préfère vous demander votre avis sur la question. Ici, il fait un temps exceptionnellement beau et chaud, mais cela ne durera certainement pas ! Je sais que la saison des pluies ne tardera pas. Vous paraîtrai-je trop direct en proposant de passer chez vous tant que le beau temps se maintient ? À quelle période préféreriez-vous que je vienne vous rendre visite ?

Erek