ÉLOGE
DE MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE MONTESQUIEU
Mis à la tête du cinquième volume de l'Encyclopédie
par M. d'Alembert.
L'intérêt que les bons citoyens prennent à l'ENCYCLOPÉDIE, et le grand nombre de gens de lettres qui lui consacrent leurs travaux, semblent nous permettre de la regarder comme un des monuments les plus propres à être dépositaires des sentiments de la patrie, et des hommages qu'elle doit aux hommes célèbres qui l'ont honorée. Persuadés néanmoins que M. de Montesquieu était en droit d'attendre d'autres panégyristes que nous, et que la douleur publique eût mérité des interprètes plus éloquents, nous eussions renfermé au-dedans de nous-même nos justes regrets et notre respect pour sa mémoire : mais l'aveu de ce que nous lui devons nous est trop précieux, pour en laisser le soin à d'autres. Bienfaiteur de l'humanité par ses écrits, il a daigné l'être aussi de cet ouvrage ; et notre reconnaissance ne veut que tracer quelques lignes au pied de sa statue.
CHARLES DE SECONDAT, baron DE LA BRÈDE ET DE MONTESQUIEU, ancien président à mortier au parlement de Bordeaux, de l'Académie française, de l'académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, et de la société royale de Londres, naquit au château de La Brède, près de Bordeaux, le 18 janvier 1689, d'une famille noble de Guyenne. Son trisaïeul, Jean de Secondat, maître d'hôtel de Henri II, roi de Navarre, et ensuite de Jeanne, fille de ce roi, qui épousa Antoine de Bourbon, acquit la terre de Montesquieu, d'une somme de 10 000 livres que cette princesse lui donna par un acte authentique, en récompense de sa probité et de ses services. Henri III, roi de Navarre, depuis Henri IV, roi de France, érigea en baronnie la terre de Montesquieu, en faveur de Jacob de Secondat, fils de Jean, d'abord gentilhomme ordinaire de la chambre de ce prince, et ensuite maître de camp du régiment de Châtillon. Jean Gaston de Secondat, son second fils, ayant épousé la fille du premier président du parlement de Bordeaux, acquit dans cette compagnie une charge de président à mortier. Il eut plusieurs enfants, dont un entra dans le service, s'y distingua, et le quitta de fort bonne heure : ce fut le père de Charles de Secondat, auteur de L'Esprit des lois. Ces détails paraîtront peut-être déplacés à la tête de l'éloge d'un philosophe, dont le nom a si peu besoin d'ancêtres : mais n'envions point à leur mémoire l'éclat que ce nom répand sur elle.
Les succès de l'enfance, présage quelquefois si trompeur, ne le furent point dans Charles de Secondat : il annonça de bonne heure ce qu'il devait être ; et son père donna tous ses soins à cultiver ce génie naissant, objet de son espérance et de sa tendresse. Dès l'âge de vingt ans, le jeune Montesquieu préparait déjà les matériaux de L'Esprit des lois, par un extrait raisonné des immenses volumes qui composent le corps du droit civil : ainsi autrefois Newton avait jeté, dès sa première jeunesse, les fondements des ouvrages qui l'ont rendu immortel. Cependant l'étude de la jurisprudence, quoique moins aride pour M. de Montesquieu que pour la plupart de ceux qui s'y livrent, parce qu'il la cultivait en philosophe, ne suffisait pas à l'étendue et à l'activité de son génie. Il approfondissait, dans le même temps, des matières encore plus importantes et plus délicates1, et les discutait dans le silence avec la sagesse, la décence et l'équité qu'il a depuis montrées dans ses ouvrages.
Un oncle paternel, président à mortier au parlement de Bordeaux juge éclairé et citoyen vertueux, l'oracle de sa compagnie et de sa province, ayant perdu un fils unique, et voulant conserver, dans son corps, l'esprit d'élévation qu'il avait tâché d'y répandre, laissa ses biens et sa charge à M. de Montesquieu. Il était conseiller au parlement de Bordeaux depuis le 24 février 1714, et fut reçu président à mortier le 13 juillet 1716. Quelques années après, en 1722, pendant la minorité du roi, sa compagnie le chargea de présenter des remontrances à l'occasion d'un nouvel impôt. Placé entre le trône et le peuple, il remplit, en sujet respectueux et en magistrat plein de courage, l'emploi si noble et si peu envié, de faire parvenir au souverain le cri des malheureux : et la misère publique, représentée avec autant d'habileté que de force, obtint la justice qu'elle demandait. Ce succès, il est vrai, par malheur pour l'État bien plus que pour lui, fut aussi passager que s'il eût été injuste ; à peine la voix des peuples eut-elle cessé de se faire entendre, que l'impôt supprimé fut remplacé par un autre : mais le citoyen avait fait son devoir.
Il fut reçu, le 3 avril 1716, dans l'académie de Bordeaux qui ne faisait que de naître. Le goût pour la musique et pour les ouvrages de pur agrément, avait d'abord rassemblé les membres qui la formaient. M. de Montesquieu crut, avec raison, que l'ardeur naissante et les talents de ses confrères pourraient s'exercer avec encore plus d'avantage sur les objets de la physique. Il était persuadé que la nature, si digne d'être observée partout, trouvait aussi partout des yeux dignes de la voir ; qu'au contraire les ouvrages de goût ne souffrant point de médiocrité, et la capitale étant en ce genre le centre des lumières et des secours, il était trop difficile de rassembler loin d'elle un assez grand nombre d'écrivains distingués. Il regardait les sociétés de bel esprit, si étrangement multipliées dans nos provinces, comme une espèce, ou plutôt comme une ombre de luxe littéraire, qui nuit à l'opulence réelle, sans même en offrir l'apparence. Heureusement M. le duc de la Force, par un prix qu'il venait de fonder à Bordeaux, avait secondé des vues si éclairées et si justes. On jugea qu'une expérience bien faite serait préférable à un discours faible ou à un mauvais poème ; et Bordeaux eut une académie des sciences.
M. de Montesquieu, nullement empressé de se montrer au public, semblait attendre, selon l'expression d'un grand génie, un âge mûr pour écrire. Ce ne fut qu'en 1721, c'est-à-dire, âgé de trente-deux ans, qu'il mit au jour les Lettres persanes. Le Siamois des amusements sérieux et comiques pouvait lui en avoir fourni l'idée ; mais il surpassa son modèle. La peinture des mœurs orientales, réelles ou supposées, de l'orgueil et du flegme de l'amour asiatique, n'est que le moindre objet de ces lettres ; elle n'y sert, pour ainsi dire, que de prétexte à une satire fine de nos mœurs, et à des matières importantes, que l'auteur approfondit, en paraissant glisser sur elles. Dans cette espèce de tableau mouvant, Usbek expose surtout, avec autant de légèreté que d'énergie, ce qui a le plus frappé parmi nous ses yeux pénétrants ; notre habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, et de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations si bruyantes et si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos préjugés et nos actions en contradiction continuelle avec nos lumières ; tant d'amour pour la gloire, joint à tant de respect pour l'idole de la faveur ; nos courtisans si rampants et si vains ; notre politesse extérieure, et notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la bizarrerie de nos goûts, qui n'a rien au-dessous d'elle, que l'empressement de toute l'Europe à les adopter ; notre dédain barbare pour deux des plus respectables occupations d'un citoyen, le commerce et la magistrature ; nos disputes littéraires si vives et si inutiles ; notre fureur d'écrire avant que de penser, et de juger avant que de connaître. À cette peinture vive, mais sans fiel, il oppose, dans l'apologue des Troglodytes, le tableau d'un peuple vertueux, devenu sage par le malheur : morceau digne du portique. Ailleurs, il montre la philosophie longtemps étouffée, reparaissant tout à coup, regagnant, par ses progrès, le temps qu'elle a perdu ; pénétrant jusque chez les Russes à la voix d'un génie qui l'appelle ; tandis que, chez d'autres peuples de l'Europe, la superstition, semblable à une atmosphère épaisse, empêche la lumière qui les environne de toutes parts d'arriver jusqu'à eux. Enfin, par les principes qu'il établit sur la nature des gouvernements anciens et modernes, il présente le germe de ces idées lumineuses, développées depuis par l'auteur dans son grand ouvrage.
Ces différents sujets, privés aujourd'hui des grâces de la nouveauté qu'ils avaient dans la naissance des lettres persanes, y conserveront toujours le mérite du caractère original qu'on a su leur donner : mérite d'autant plus réel, qu'il vient ici du génie seul de l'écrivain, et non du voile étranger dont il s'est couvert ; car Usbek a pris, durant son séjour en France, non seulement une connaissance si parfaite de nos mœurs, mais une si forte teinture de nos manières même, que son style fait souvent oublier son pays. Ce léger défaut de vraisemblance peut n'être pas sans dessein et sans adresse : en relevant nos ridicules et nos vices, il a voulu sans doute aussi rendre justice à nos avantages. Il a senti toute la fadeur d'un éloge direct ; et il nous a plus finement loués, en prenant si souvent notre ton pour médire plus agréablement de nous.
Malgré le succès de cet ; ouvrage, M. de Montesquieu ne s'en était point déclaré ouvertement l'auteur. Peut-être croyait-il échapper plus aisément par ce moyen à la satire littéraire, qui épargne plus volontiers les écrits anonymes, parce que c'est toujours la personne, et non l'ouvrage, qui est le but de ses traits. Peut-être craignait-il d'être attaqué sur le prétendu contraste des lettres persanes avec l'austérité de sa place ; espèce de reproche, disait-il, que les critiques ne manquent jamais, parce qu'il ne demande aucun effort d'esprit. Mais son secret était découvert, et déjà le public le montrait à l'Académie française. L'événement fit voir combien le silence de M. de Montesquieu avait été sage. Usbek s'exprime quelquefois assez librement, non sur le fonds du christianisme, mais sur des matières que trop de personnes affectent de confondre avec le christianisme même ; sur l'esprit de persécution dont tant de chrétiens ont été animés ; sur les usurpations temporelles de la puissance ecclésiastique ; sur la multiplication excessive des monastères, qui enlève des sujets à l'État, sans donner à Dieu des adorateurs ; sur quelques opinions qu'on a vainement tenté d'ériger en dogmes ; sur nos disputes de religion, toujours violentes, et souvent funestes. S'il paraît toucher ailleurs à des questions plus délicates, et qui intéressent de plus près la religion chrétienne, ses réflexions, appréciées avec justice, sont en effet très favorables à la révélation ; puisqu'il se borne à montrer combien la raison humaine, abandonnée à elle-même, est peu éclairée sur ces objets. Enfin, parmi les véritables lettres de M. de Montesquieu, l'imprimeur étranger en avait inséré quelques-unes d'une autre main : et il eût fallu du moins, avant que de condamner l'auteur, démêler ce qui lui appartenait en propre. Sans égard à ces considérations, d'un côté la haine sous le nom de zèle, de l'autre le zèle sans discernement ou sans lumières, se soulevèrent et se réunirent contre les Lettres persanes. Des délateurs, espèces d'hommes dangereuse et lâche, que même dans un gouvernement sage on a quelquefois le malheur d'écouter, alarmèrent, par un extrait infidèle, la piété du ministère. M. de Montesquieu, par le conseil de ses amis, soutenu de la voix publique, s'étant présenté pour la place de l'Académie française, vacante par la mort de M. de Sacy, le ministre écrivit à cette compagnie que Sa Majesté ne donnerait jamais son agrément à l'auteur des Lettres persanes : qu'il n'avait point lu ce livre ; mais que des personnes en qui il avait confiance lui en avaient fait connaître le poison et le danger. M. de Montesquieu sentit le coup qu'une pareille accusation pouvait porter à sa personne, à sa famille, à la tranquillité de sa vie. Il n'attachait pas assez de prix aux honneurs littéraires, ni pour les rechercher avec avidité, ni pour affecter de les dédaigner quand ils se présentaient à lui, ni enfin pour en regarder la simple privation comme un malheur : mais l'exclusion perpétuelle, et surtout les motifs de l'exclusion, lui paraissaient une injure. Il vit le ministre ; lui déclara que, par des raisons particulières, il n'avouait point les Lettres persanes ; mais qu'il était encore plus éloigné de désavouer un ouvrage dont il croyait n'avoir point à rougir ; et qu'il devait être jugé d'après une lecture, et non sur une délation : le ministre prit enfin le parti par où il aurait dû commencer ; il lut le livre, aima l'auteur, et apprit à mieux placer sa confiance. L'Académie française ne fut point privée d'un de ses plus beaux ornements ; et la France eut le bonheur de conserver un sujet que la superstition ou la calomnie étaient prêtes à lui faire perdre : car M. de Montesquieu avait déclaré au gouvernement, qu'après l'espèce d'outrage qu'on allait lui faire, il irait chercher, chez les étrangers qui lui tendaient les bras, la sûreté, le repos, et peut-être les récompenses qu'il aurait dû espérer dans son pays. La nation eût déploré cette perte, et la honte en fût pourtant retombée sur elle.
Feu M. le maréchal d'Estrées, alors directeur de l'Académie française, se conduisit dans cette circonstance en courtisan vertueux, et d'une âme vraiment élevée : il ne craignit, ni d'abuser de son crédit, ni de le compromettre ; il soutint son ami, et justifia Socrate. Ce trait de courage, si précieux aux lettres, si digne d'avoir aujourd'hui des imitateurs, et si honorable à la mémoire de M. le maréchal d'Estrées, n'aurait pas dû être oublié dans son éloge.
M. de Montesquieu fut reçu le 24 janvier 1728. Son discours est un des meilleurs qu'on ait prononcés dans une pareille occasion : le mérite en est d'autant plus grand, que les récipiendaires, gênés jusqu'alors par ces formules et ces éloges d'usage auxquels une espèce de prescription les assujettit, n'avaient encore osé franchir ce cercle pour traiter d'autres sujets, ou n'avaient point pensé du moins à les y renfermer. Dans cet état même de contrainte, il eut l'avantage de réussir. Entre plusieurs traits dont brille son discours2, on reconnaîtrait l'écrivain qui pense, au seul portrait du cardinal de Richelieu, qui apprit à la France le secret de ses forces, et à l'Espagne celui de sa faiblesse ; qui ôta à l'Allemagne ses chaînes, et lui en donna de nouvelles. Il faut admirer M. de Montesquieu d'avoir su vaincre la difficulté de son sujet, et pardonner à ceux qui n'ont pas eu le même succès.
Le nouvel académicien était d'autant plus digne de ce titre, qu'il avait, peu de temps auparavant, renoncé à tout autre travail, pour se livrer entièrement à son génie et à son goût. Quelque importante que fût la place qu'il occupait, avec quelques lumières et quelque intégrité qu'il en eût rempli les devoirs, il sentait qu'il y avait des objets plus dignes d'occuper ses talents ; qu'un citoyen est redevable à sa nation et à l'humanité de tout le bien qu'il peut leur faire ; et qu'il serait plus utile à l'une et à l'autre, en les éclairant par ses écrits, qu'il ne pouvait l'être en discutant quelques contestations particulières dans l'obscurité. Toutes ces réflexions le déterminèrent à vendre sa charge. Il cessa d'être magistrat, et ne fut plus qu'homme de lettres.
Mais, pour se rendre utile par ses ouvrages aux différentes nations, il était nécessaire qu'il les connût. Ce fut dans cette vue qu'il entreprit de voyager. Son but était d'examiner partout le physique et le moral ; d'étudier les lois et la Constitution de chaque pays ; de visiter les savants, les écrivains, les artistes célèbres ; de chercher surtout ces hommes rares et singuliers, dont le commerce supplée quelquefois à plusieurs années d'observations et de séjour. M. de Montesquieu eût pu dire, comme Démocrite : « Je n'ai rien oublié pour m'instruire : j'ai quitté mon pays, et parcouru l'univers, pour mieux connaître la vérité : j'ai vu tous les personnages illustres de mon temps. » Mais il y eut cette différence entre le Démocrite français, et celui d'Abdère, que le premier voyageait pour instruire les hommes, et le second pour s'en moquer.
Il alla d'abord à Vienne, où il vit souvent le célèbre prince Eugène. Ce héros si funeste à la France (à laquelle il aurait pu être si utile), après avoir balancé la fortune de Louis XIV, et humilié la fierté ottomane, vivait sans faste durant la paix, aimant et cultivant les lettres dans une cour où elles sont peu en honneur, et donnant à ses maîtres l'exemple de les protéger. M. de Montesquieu crut entrevoir dans ses discours quelques restes d'intérêt pour son ancienne patrie. Le prince Eugène en laissait voir surtout, autant que le peut faire un ennemi, sur les suites funestes de cette division intestine qui trouble depuis si longtemps l'Église de France : l'homme d'État en prévoyait la durée et les effets, et les prédit au philosophe.
M. de Montesquieu partit de Vienne pour voir la Hongrie, contrée opulente et fertile, habitée par une nation fière et généreuse, le fléau de ses tyrans, et l'appui de ses souverains. Comme peu de personnes connaissent bien ce pays, il a écrit avec soin cette partie de ses voyages.
D'Allemagne, il passa en Italie. Il vit à Venise le fameux Law, à qui il ne restait, de sa grandeur passée, que des projets heureusement destinés à mourir dans sa tête, et un diamant qu'il engageait pour jouer aux jeux de hasard. Un jour la conversation roulait sur le fameux système que Law avait inventé ; époque de tant de malheurs et de fortunes, et surtout d'une dépravation remarquable dans nos mœurs. Comme le Parlement de Paris, dépositaire immédiat des lois dans les temps de minorité, avait fait éprouver au ministre écossais quelque résistance dans cette occasion, M. de Montesquieu lui demanda pourquoi on n'avait pas essayé de vaincre cette résistance par un moyen presque toujours infaillible en Angleterre, par le grand mobile des actions des hommes, en un mot, par l'argent. Ce ne sont pas, répondit Law, des génies aussi ardents et aussi généreux que mes compatriotes ; mais ils sont beaucoup plus incorruptibles. Nous ajouterons, sans aucun préjugé de vanité nationale, qu'un corps libre pour quelques instants doit mieux résister à la corruption, que celui qui l'est toujours : le premier, en vendant sa liberté, la perd ; le second ne sait, pour ainsi dire, que la prêter, et l'exerce même en l'engageant. Ainsi les circonstances et la nature du gouvernement font les vices et les vertus des nations.
Un autre personnage non moins fameux, que M. de Montesquieu vit encore plus souvent à Venise, fut le comte de Bonneval. Cet homme, si connu par ses aventures qui n'étaient pas encore à leur terme, et flatté de converser avec un juge digne de l'entendre, lui faisait avec plaisir le détail singulier de sa vie, le récit des actions militaires où il s'était trouvé, le portrait des généraux et des ministres qu'il avait connus. M. de Montesquieu se rappelait souvent ces conversations, et en racontait différents traits à ses amis.
Il alla, de Venise, à Rome. Dans cette ancienne capitale du monde, qui l'est encore à certains égards, il s'appliqua surtout à examiner ce qui la distingue aujourd'hui le plus ; les ouvrages des Raphaël, des Titien, et des Michel-Ange. Il n'avait point fait une étude particulière des beaux-arts ; mais l'expression, dont brillent les chefs-d'œuvre en ce genre, saisit infailliblement tout homme de génie. Accoutumé à étudier la nature, il la reconnaît quand elle est imitée, comme un portrait ressemblant frappe tous ceux à qui l'original est familier. Malheur aux productions de l'art dont toute la beauté n'est que pour les artistes !
Après avoir parcouru l'Italie, M. de Montesquieu vint en Suisse. Il examina soigneusement les vastes pays arrosés par le Rhin. Et il ne lui resta plus rien à voir en Allemagne, car Frédéric ne régnait pas encore. Il s'arrêta ensuite quelque temps dans les Provinces-Unies, monument admirable de ce que peut l'industrie humaine, animée par l'amour de la liberté. Enfin il se rendit en Angleterre, où il demeura deux ans. Digne de voir et d'entretenir les plus grands hommes, il n'eut à regretter que de n'avoir pas fait plus tôt ce voyage. Locke et Newton étaient morts. Mais il eut souvent l'honneur de faire sa cour à leur protectrice, la célèbre reine d'Angleterre, qui cultivait la philosophie sur le trône, et qui goûta, comme elle le devait, M. de Montesquieu. Il ne fut pas moins accueilli par la nation, qui n'avait pas besoin, sur cela, de prendre le ton de ses maîtres. Il forma à Londres des liaisons intimes avec des hommes exercés à méditer, et à se préparer aux grandes choses par des études profondes. Il s'instruisit avec eux de la nature du gouvernement, et parvint à le bien connaître. Nous parlons ici d'après les témoignages publics que lui en ont rendu les Anglais eux-mêmes, si jaloux de nos avantages, et si peu disposés à reconnaître en nous aucune supériorité.
Comme il n'avait rien examiné, ni avec la prévention d'un enthousiaste, ni avec l'austérité d'un cynique ; il n'avait remporté de ses voyages, ni un dédain outrageant pour les étrangers, ni un mépris encore plus déplacé pour son propre pays. Il résultait, de ses observations, que l'Allemagne était faite pour y voyager, l'Italie pour y séjourner, l'Angleterre pour y penser, et la France pour y vivre.
De retour enfin dans sa patrie, M. de Montesquieu se retira pendant deux ans à sa terre de La Brède. Il y jouit en paix de cette solitude que le spectacle et le tumulte du monde sert à rendre plus agréable : il vécut avec lui-même, après en être sorti si longtemps : et, ce qui nous intéresse le plus, il mit la dernière main à son ouvrage Sur la cause de la grandeur et de la décadence des Romains, qui parut en 1734.
Les empires, ainsi que les hommes, doivent croître, dépérir et s'éteindre. Mais cette révolution nécessaire a ouvent des causes cachées, que la nuit des temps nous dérobe, et que le mystère ou leur petitesse apparente a même quelquefois voilées aux yeux des contemporains. Rien ne ressemble plus, sur ce point, à l'histoire moderne, lue l'histoire ancienne. Celle des Romains mérite néanmoins, à cet égard, quelque exception : Elle présente une politique raisonnée, un système suivi d'agrandissement, qui ne permet pas d'attribuer la fortune de ce peuple à des ressorts obscurs et subalternes. Les causes de la grandeur romaine se trouvent donc dans l'histoire ; et c'est au philosophe à les y découvrir. D'ailleurs, il n'en est pas des systèmes dans cette étude, comme dans celle de la physique. Ceux-ci sont presque toujours précipités, parce qu une observation nouvelle et imprévue peut les renverser en un instant ; au contraire, quand on recueille avec soin les faits que nous transmet l'histoire ancienne d'un pays, si on ne rassemble pas toujours tous les matériaux qu'on peut désirer, on ne saurait du moins espérer d'en avoir un jour davantage. L'étude réfléchie de l'histoire, étude si importante et si difficile, consiste à combiner, de la manière la plus parfaite, ces matériaux défectueux : tel serait le mérite d'un architecte, qui, sur des ruines savantes, tracerait, de la manière la plus vraisemblable, le plan d'un édifice antique ; en suppléant, par le génie, et par d'heureuses conjectures, à des restes informes et tronqués.
C'est sous ce point de vue qu'il faut envisager l'ouvrage de M. de Montesquieu. Il trouve les causes de la grandeur des Romains dans l'amour de la liberté, du travail, et de la patrie, qu'on leur inspirait dès l'enfance ; dans ces dissensions intestines, qui donnaient du ressort aux esprits, et qui cessaient tout à coup à la vue de l'ennemi ; dans cette constance après le malheur, qui ne désespérait jamais de la république ; dans le principe où ils furent toujours de ne faire jamais la paix qu'après des victoires ; dans l'honneur du triomphe, sujet d'émulation pour les généraux ; dans la protection qu'ils accordaient aux peuples révoltés contre leurs rois ; dans l'excellente politique de laisser aux vaincus leurs dieux et leurs coutumes ; dans celle de n'avoir jamais deux puissants ennemis sur les bras, et de tout souffrir de l'un, jusqu'à ce qu'ils eussent anéanti l'autre. Il trouve les causes de leur décadence dans l'agrandissement même de l'État, qui changea en guerres civiles les tumultes populaires ; dans les guerres éloignées, qui, forçant les citoyens à une trop longue absence, leur faisaient perdre insensiblement l'esprit républicain ; dans le droit de bourgeoisie accordé à tant de nations, et qui ne fit plus, du peuple romain, qu'une espèce de monstre à plusieurs têtes ; dans la corruption introduite par le luxe de l'Asie ; dans les proscriptions de Sylla, qui avilirent l'esprit de la nation, et la préparèrent à l'esclavage ; dans la nécessité où les Romains se trouvèrent de souffrir des maîtres, lorsque leur liberté leur fut devenue à charge ; dans l'obligation où ils furent de changer de maximes, en changeant de gouvernement ; dans cette suite de monstres qui régnèrent, presque sans interruption, depuis Tibère jusqu'à Nerva, et depuis Commode jusqu'à Constantin ; enfin, dans la translation et le partage de l'empire, qui périt d'abord en Occident par la puissance des barbares, et qui, après avoir langui plusieurs siècles en Orient sous des empereurs imbéciles ou féroces, s'anéantit insensiblement, comme ces fleuves qui disparaissent dans des sables.
Un assez petit volume a suffi à M. de Montesquieu, pour développer un tableau si intéressant et si vaste. Comme l'auteur ne s'appesantit point sur les détails, et ne saisit que les branches fécondes de son sujet, il a su renfermer en très peu d'espace un grand nombre d'objets distinctement aperçus, et rapidement présentés, sans fatigue pour le lecteur. En laissant beaucoup voir, il laisse encore plus à penser : et il aurait pu intituler son livre, histoire romaine, à l'usage des hommes d'État et des philosophes.
Quelque réputation que M. de Montesquieu se fût acquise par ce dernier ouvrage, et par ceux qui l'avaient précédé, il n'avait fait que se frayer le chemin à une plus grande entreprise, à celle qui doit immortaliser son nom, et le rendre respectable aux siècles futurs. Il en avait dès longtemps formé le dessein : il en médita pendant vingt ans l'exécution ; ou, pour parler plus exactement, toute sa vie en avait été la méditation continuelle. D'abord il s'était fait, en quelque façon, étranger dans son propre pays, afin de le mieux connaître. Il avait ensuite parcouru toute l'Europe, et profondément étudié les différents peuples qui l'habitent. L'île fameuse, qui se glorifie tant de ses lois, et qui en profite si mal, avait été pour lui, dans ce long voyage, ce que l'île de Crète fut autrefois pour Lycurgue, une école où il avait su s'instruire sans tout approuver. Enfin, il avait, si on peut parler ainsi, interrogé et jugé les nations et les hommes célèbres qui n'existent plus aujourd'hui que dans les annales du monde. Ce fut ainsi qu'il s'éleva par degrés au plus beau titre qu'un sage puisse mériter, celui de législateur des nations.
S'il était animé par l'importance de la manière, il était effrayé en même temps par son étendue : il l'abandonna, et y revint à plusieurs reprises. Il sentit plus d'une fois, comme il l'avoue lui-même, tomber les mains paternelles. Encouragé enfin par ses amis, il ramassa toutes ses forces, et donna L'Esprit des lois.
Dans cet important ouvrage, M. de Montesquieu, sans s'appesantir, à l'exemple de ceux qui l'ont précédé, sur des discussions métaphysiques relatives à l'homme supposé dans un état d'abstraction ; sans se borner, comme d'autres, à considérer certains peuples dans quelques relations ou circonstances particulières, envisage les habitants de l'univers dans l'état réel où ils sont, et dans tous les rapports qu'ils peuvent avoir entre eux. La plupart des autres écrivains en ce genre sont presque toujours, ou de simples moralistes, ou de simples jurisconsultes, ou même quelquefois de simples théologiens : Pour lui, l'homme de tous les pays et de toutes les nations, il s'occupe moins de ce que le devoir exige de nous, que des moyens par lesquels on peut nous obliger de le remplir ; de la perfection métaphysique des lois, que de celle dont la nature humaine les rend susceptibles ; des lois qu'on a faites, que de celles qu'on a dû faire ; des lois d'un peuple particulier, que de celles de tous les peuples. Ainsi, en se comparant lui-même à ceux qui ont couru avant lui cette grande et noble carrière, il a pu dire, comme le Corrège, quand il eut vu les ouvrages de ses rivaux, Et moi aussi, je suis peintre3.
Rempli et pénétré de son objet, l'auteur de L'Esprit des lois y embrasse un si grand nombre de matières, et les traite avec tant de brièveté et de profondeur, qu'une lecture assidue et méditée peut seule faire sentir le mérite de ce livre. Elle servira surtout, nous osons le dire, à faire disparaître le prétendu défaut de méthode, dont quelques lecteurs ont accusé M. de Montesquieu ; avantage qu'ils n'auraient pas dû le taxer légèrement d'avoir négligé dans une matière philosophique, et dans un ouvrage de vingt années. Il faut distinguer le désordre réel de celui qui n'est qu'apparent. Le désordre est réel, quand L'analogie et la fuite des idées n'est point observée ; quand les conclusions sont érigées en principes, ou les précèdent ; quand le lecteur, après des détours sans nombre, se retrouve au point d'où il est parti. Le désordre n'est qu'apparent, quand l'auteur, mettant à leur véritable place les idées dont il fait usage, laisse à suppléer aux lecteurs les idées intermédiaires. Et c'est ainsi que M. de Montesquieu a cru pouvoir et devoir en user dans un livre destiné à des hommes qui pensent, dont le génie doit suppléer à des omissions volontaires et raisonnées.
L'ordre, qui se fait apercevoir dans les grandes parties de L'Esprit des lois, ne règne pas moins dans les détails : nous croyons que, plus on approfondira l'ouvrage, plus on en sera convaincu. Fidèle à ses divisions générales, l'auteur rapporte à chacune les objets qui lui appartiennent exclusivement ; et, à l'égard de ceux qui, par différentes branches, appartiennent à plusieurs divisions à la fois, il a placé sous chaque division la branche qui lui appartient en propre. Par-là on aperçoit aisément, et sans confusion, l'influence que les différentes parties du sujet ont les unes sur les autres ; comme, dans un arbre ou système bien entendu des connaissances humaines, on peut voir le rapport mutuel des sciences et des arts. Cette comparaison d'ailleurs est d'autant plus juste, qu'il en est du plan qu'on peut se faire dans l'examen philosophique des lois, comme de l'ordre qu'on peut observer dans un arbre encyclopédique des sciences : il y restera toujours de l'arbitraire ; et tout ce qu'on peut exiger de l'auteur, c'est qu'il suive, sans détour et sans écart, le système qu'il s'est une fois formé.
Nous dirons de l'obscurité, que l'on peut se permettre dans un tel ouvrage, la même chose que du défaut d'ordre. Ce qui serait obscur pour les lecteurs vulgaires ne l'est pas pour ceux que l'auteur a eus en vue. D'ailleurs, l'obscurité volontaire n'en est pas une. M. de Montesquieu ayant à présenter quelquefois des vérités importantes, dont l'énoncé absolu et direct aurait pu blesser sans fruit, a eu la prudence de les envelopper ; et, par cet innocent artifice, les a voilées à ceux à qui elles seraient nuisibles, sans qu'elles fussent perdues pour les sages.
Parmi les ouvrages qui lui ont fourni des secours, et quelquefois des vues pour le sien, on voit qu'il a surtout profité des deux historiens qui ont pensé le plus, Tacite et Plutarque : mais, quoiqu'un philosophe qui a fait ces deux lectures soit dispensé de beaucoup d'autres, il n'avait pas cru devoir, en ce genre, rien négliger ni dédaigner de ce qui pouvait être utile à son objet. La lecture que suppose L'Esprit des lois est immense ; et l'usage raisonné que l'auteur a fait de cette multitude prodigieuse de matériaux, paraîtra encore plus surprenant, quand on saura qu'il était presque entièrement privé de la vue, et obligé d'avoir recours à des yeux étrangers. Cette vaste lecture contribue non seulement à l'utilité, mais à l'agrément de l'ouvrage. Sans déroger à la majesté de son sujet, M. de Montesquieu sait en tempérer l'austérité, et procurer aux lecteurs des moments de repos, soit par des faits singuliers et peu connus, soit par des allusions délicates, soit par ces coups de pinceau énergiques et brillants, qui peignent d'un seul trait les peuples et les hommes.
Enfin, car nous ne voulons pas jouer ici le rôle des commentateurs d'Homère, il y a sans doute des fautes dans L'Esprit des lois, comme il y en a dans tout ouvrage de génie, dont l'auteur a le premier osé se frayer des routes nouvelles. M. de Montesquieu a été parmi nous, pour l'étude des lois, ce que Descartes a été pour la philosophie : il éclaire souvent, et se trompe quelquefois ; et, en se trompant même, il instruit ceux qui savent lire. Cette nouvelle édition montrera, par les additions et corrections qu'il y a faites, que, s'il est tombé de temps en temps, il a su le reconnaître et se relever. Par-là, il acquerra du moins le droit à un nouvel examen, dans les endroits où il n'aura pas été de l'avis de ses censeurs ; peut-être même ce qu'il aura jugé le plus digne de correction leur a-t-il absolument échappé, tant l'envie de nuire est ordinairement aveugle.
Mais ce qui est à la portée de tout le monde dans L'Esprit des lois, ce qui doit rendre l'auteur cher à toutes les nations, ce qui servirait même à couvrir des fautes plus grandes que les siennes, c'est l'esprit de citoyen qui l'a dicté. L'amour du bien public, le désir de voir les hommes heureux, s'y montrent de toutes parts ; et, n'eût-il que ce mérite si rare et si précieux, il serait digne, par cet endroit seul, d'être la lecture des peuples et des rois. Nous voyons déjà, par une heureuse expérience, que les fruits de cet ouvrage ne se bornent pas, dans ses lecteurs, à des sentiments stériles. Quoique M. de Montesquieu ait peu survécu à la publication de L'Esprit des lois, il a eu la satisfaction d'entrevoir les effets qu'il commence à produire parmi nous ; l'amour naturel des Français pour leur patrie, tourné vers son véritable objet ; ce goût pour le commerce, pour l'agriculture, et pour les arts utiles, qui se répand insensiblement dans notre nation ; cette lumière générale sur les principes du gouvernement, qui rend les peuples plus attachés à ce qu'ils doivent aimer. Ceux qui ont si indécemment attaqué cet ouvrage, lui doivent peut-être plus qu'ils ne s'imaginent. L'ingratitude, au reste, est le moindre reproche qu'on ait à leur faire. Ce n'est pas sans regret et sans honte pour notre siècle, que nous allons les dévoiler ; mais cette histoire importe trop à la gloire de M. de Montesquieu, et à l'avantage de la philosophie, pour être passée sous silence. Puisse l'opprobre, qui couvre enfin ses ennemis, leur devenir salutaire !
À peine L'Esprit des lois parut-il, qu'il fut recherché avec empressement, sur la réputation de l'auteur : mais, quoique M. de Montesquieu eût écrit pour le bien du peuple, il ne devait pas avoir le peuple pour juge : la profondeur de l'objet était une suite de son importance même. Cependant les traits qui étaient répandus dans l'ouvrage, et qui auraient été déplacés s'ils n'étaient pas nés du fond du sujet, persuadèrent à trop de personnes qu'il était écrit pour elles. On cherchait un livre agréable ; et on ne trouvait qu'un livre utile, dont on ne pouvait d'ailleurs, sans quelque attention, saisir l'ensemble et les détails. On traita légèrement L'Esprit des lois ; le titre même fut un sujet de plaisanterie ; enfin, l'un des plus beaux monuments littéraires qui soient sortis de notre nation, fut regardé d'abord par elle avec assez d'indifférence. Il fallut que les véritables juges eussent eu le temps de lire : bientôt ils ramenèrent la multitude, toujours prompte à changer d'avis. La partie du public qui enseigne dicta à la partie qui écoute ce qu'elle devait penser et dire ; et le suffrage des hommes éclairés, joint aux échos qui le répétèrent, ne forma plus qu'une voix dans toute l'Europe.
Ce fut alors que les ennemis publics et secrets des lettres et de la philosophie (car elles en ont de ces deux espèces) réunirent leurs traits contre l'ouvrage. De là, cette foule de brochures qui lui furent lancées de toutes parts, et que nous ne tirerons pas de l'oubli pu elles sont déjà plongées. Si leurs auteurs n'avaient pris de bonnes mesures pour être inconnus à la postérité, elle croirait que L'Esprit des lois a été écrit au milieu d'un peuple de barbares.
M. de Montesquieu méprisa sans peine les critiques ténébreuses de ces auteurs sans talent, qui, soit par une jalousie qu'ils n'ont pas droit d'avoir, soit pour satisfaire la malignité du public qui aime la satire et la méprise, outragent ce qu'ils ne peuvent atteindre ; et, plus odieux par le mal qu'ils veulent faire, que redoutables par celui qu'ils font, ne réussissent pas même dans un genre d'écrire que sa facilité et son objet rendent également vil. Il mettait les ouvrages de cette espèce sur la même ligne que ces nouvelles hebdomadaires de l'Europe, dont les éloges sont sans autorité et les traits sans effet, que des lecteurs oisifs parcourent sans y ajouter foi, et dans lesquelles les souverains sont insultés sans le savoir, ou sans daigner s'en venger. Il ne fut pas aussi indifférent sur les principes d'irréligion qu'on l'accusa d'avoir semé dans L'Esprit des lois. En méprisant de pareils reproches, il aurait cru les mériter ; et l'importance de l'objet lui ferma les yeux sur la valeur de ses adversaires. Ces hommes également dépourvus de zèle, et également empressés d'en faire paraître ; également effrayés de la lumière que les lettres répandent, non au préjudice de la religion, mais à leur désavantage, avaient pris différentes formes pour lui porter atteinte. Les uns, par un stratagème aussi puérile que pusillanime, s'étaient écrit à eux-même ; les autres, après l'avoir déchiré sous le masque de l'anonyme, s'étaient ensuite déchirés entre eux à son occasion. M. de Montesquieu, quoique jaloux de les confondre, ne jugea pas à propos de perdre un temps précieux à les combattre les uns après les autres : il se contenta de faire un exemple sur celui qui s'était le plus signalé par ses excès.
C'était l'auteur d'une feuille anonyme et périodique, qui croit avoir succédé à Pascal, parce qu'il a succédé à ses opinions ; panégyriste d'ouvrages que personne ne lit, et apologiste de miracles que l'autorité séculière a fait cesser dès qu'elle l'a voulu ; qui appelle impiété et scandale le peu d'intérêt que les gens de lettres prennent à ses querelles ; et s'est aliéné, par une adresse digne de lui, la partie de la nation qu'il avait le plus d'intérêt de ménager. Les coups de ce redoutable athlète furent dignes des vues qui l'inspirèrent : il accusa M. de Montesquieu de spinozime et de déisme (deux imputations incompatibles) ; d'avoir suivi le système de Pope (dont il n'y avait pas un mot dans l'ouvrage) ; d'avoir cité Plutarque, qui n'est pas un auteur chrétien ; de n'avoir point parlé du péché originel et de la grâce. Il prétendit enfin que L'Esprit des lois était une production de la constitution unigenitus ; idée qu'on nous soupçonnera peut-être de prêter par dérision au critique. Ceux qui ont connu M. de Montesquieu, l'ouvrage de Clément XI et le sien, peuvent juger, par cette accusation, de toutes les autres.
Le malheur de cet écrivain dut bien le décourager : il voulait perdre un sage par l'endroit le plus sensible à tout citoyen, il ne fit que lui procurer une nouvelle gloire, comme homme de lettres : la Défense de L'Esprit des lois parut. Cet ouvrage, par la modération, la vérité, la finesse de plaisanterie qui y règnent, doit être regardé comme un modèle en ce genre. M. de Montesquieu, chargé par son adversaire d'imputations atroces, pouvait le rendre odieux sans peine ; il fit mieux, il le rendit ridicule. S'il faut tenir compte à l'agresseur d'un bien qu'il a fait sans le vouloir, nous lui devons une éternelle reconnaissance de nous avoir procuré ce chef-d'œuvre. Mais, ce qui ajoute encore au mérite de ce morceau précieux, c'est que l'auteur s'y est peint lui-même sans y penser : ceux qui l'ont connu croient l'entendre ; et la postérité s'assurera, en lisant sa défense, que sa conversation n'était pas inférieure à ses écrits ; éloge que bien peu de grands hommes ont mérité.
Une autre circonstance lui assure pleinement l'avantage dans cette dispute. Le critique, qui, pour preuve de son attachement à la religion, en déchire les ministres, accusait hautement le clergé de France, et surtout la faculté de théologie, d'indifférence pour la cause de Dieu, en ce qu'ils ne proscrivaient pas authentiqueraient un si pernicieux ouvrage. La faculté était en droit de mépriser le reproche d'un écrivain sans aveu : mais il s'agissait de la religion ; une délicatesse louable lui a fait prendre le parti d'examiner L'Esprit des lois. Quoiqu'elle s'en occupe depuis plusieurs années, elle n'a rien prononcé jusqu'ici ; et, fût-il échappé à M. de Montesquieu quelques inadvertances légères, presque inévitables dans une carrière si vaste, l'attention longue et scrupuleuse qu'elles auraient demandée de la part du corps le plus éclairé de l'Église, prouverait au moins combien elles seraient excusables. Mais ce corps, plein de prudence, ne précipitera rien dans une si importante matière. Il connaît les bornes de la raison et de la foi : il sait que l'ouvrage d'un homme de lettres ne doit point être examiné comme celui d'un théologien ; que les mauvaises conséquences, auxquelles une proposition peut donner lieu par des interprétations odieuses, ne rendent point blâmable la proposition en elle-même ; que d'ailleurs nous vivons dans un siècle malheureux, où les intérêts de la religion ont besoin d'être ménagés ; et qu'on peut lui nuire auprès des simples, en répandant mal à propos, sur des génies du premier ordre, le soupçon d'incrédulité ; qu'enfin, malgré cette accusation injuste, M. de Montesquieu fut toujours estimé, recherché et accueilli par tout ce que l'Église a de plus respectable et de plus grand. Eût-il conservé auprès des gens de bien la considération dont il jouissait, s'ils l'eussent regardé comme un écrivain dangereux ?
Pendant que des insectes le tourmentaient dans son propre pays, l'Angleterre élevait un monument à sa gloire. En 1752, M. Dassier, célèbre par les médailles qu'il a frappées à l'honneur de plusieurs hommes illustres, vint de Londres à Paris pour frapper la sienne. M. de La Tour, cet artiste si supérieur par son talent, et si estimable par son désintéressement et l'élévation de son âme, avait ardemment désiré de donner un nouveau lustre à son pinceau, en transmettant à la postérité le portrait de l'auteur de L'Esprit des lois ; il ne voulait que la satisfaction de le peindre ; et il méritait, comme Apelle, que cet honneur lui fût réservé : mais M. de Montesquieu, d'autant plus avare du temps de M. de La Tour que celui-ci en était plus prodigue, se refusa constamment et poliment à ses pressantes sollicitations. M. Dassier essuya d'abord des difficultés semblables. « Croyez-vous, dit-il enfin à M. de Montesquieu, qu'il n'y ait pas autant d'orgueil à refuser ma proposition, qu'à l'accepter ? » Désarmé par cette plaisanterie, il laissa faire à M. Dassier tout ce qu'il voulut.
L'auteur de L'Esprit des lois jouissait enfin paisiblement de sa gloire, lorsqu'il tomba malade au commencement de février. Sa santé, naturellement délicate, commençait à s'altérer depuis longtemps, par l'effet lent et presque infaillible des études profondes, par les chagrins qu'on avait cherché à lui susciter sur son ouvrage ; enfin, par le genre de vie qu'on le forçait de mener à Paris, et qu'il sentait lui être funeste. Mais l'empressement avec lequel on recherchait sa société était trop vif, pour n'être pas quelquefois indiscret ; on voulait, sans s'en apercevoir, jouir de lui aux dépens de lui-même. À peine la nouvelle du danger où il était se fut-elle répandue, qu'elle devint l'objet des conversations et de l'inquiétude publique. Sa maison ne désemplissait point de personnes de tout rang qui venaient s'informer de son état, les unes par un intérêt véritable, les autres pour s'en donner l'apparence, ou pour suivre la foule. Sa Majesté, pénétrée de la perte que son royaume allait faire, en demanda plusieurs fois des nouvelles ; témoignage de bonté et de justice, qui n'honore pas moins le monarque que le sujet. La fin de M. de Montesquieu ne fut point indigne de sa vie. Accablé de douleurs cruelles, éloigné d'une famille à qui il était cher, et qui n'a pas eu la consolation de lui fermer les yeux, entouré de quelques amis, et d'un plus grand nombre de spectateurs, il conserva, jusqu'au dernier moment, la paix et l'égalité de son âme. Enfin, après avoir satisfait avec décence à tous ses devoirs, plein de confiance en l'Être éternel auquel il allait se rejoindre, il mourut avec la tranquillité d'un homme de bien, qui n'avait jamais consacré ses talents qu'à l'avantage de la vertu et de l'humanité. La France et l'Europe le perdirent le 10 février 1755, à l'âge de soixante-six ans révolus.
Toutes les nouvelles publiques ont annoncé cet événement comme une calamité. On pourrait appliquer à M. de Montesquieu ce qui a été dit autrefois d'un illustre Romain ; que personne, en apprenant sa mort, n'en témoigna de joie ; que personne même ne l'oublia dès qu'il ne fut plus. Les étrangers s'empressèrent de faire éclater leurs regrets ; et milord Chesterfield, qu'il suffit de nommer, fit imprimer, dans un des papiers publics de Londres, un article en son honneur, article digne de l'un et de l'autre ; c'est le portrait d'Anaxagore, tracé par Périclès4. L'académie royale des sciences et des belles-lettres de Prusse, quoiqu'on n'y soit point dans l'usage de prononcer l'éloge des associés étrangers, a cru devoir lui faire cet honneur, qu'elle n'a fait encore qu'à l'illustre Jean Bernoulli. M. de Maupertuis, tout malade qu'il était, a rendu lui-même à son ami ce dernier devoir, et n'a voulu se reposer sur personne d'un soin si cher et si triste. À tant de suffrages éclatants en faveur de M. de Montesquieu, nous croyons pouvoir joindre, sans indiscrétion, les éloges que lui a donnés, en présence de l'un de nous, le monarque même auquel cette académie célèbre doit son lustre, prince fait pour sentir les pertes de la philosophie, et pour l'en consoler.
Le 17 février, l'Académie française lui fit, selon l'usage, un service solennel, auquel, malgré la rigueur de la saison, presque tous les gens de lettres de ce corps, qui n'étaient point absents de Paris, se firent un devoir d'assister. On aurait dû, dans cette triste cérémonie, placer L'Esprit des lois sur son cercueil, comme on exposa autrefois, vis-à-vis le cercueil de Raphaël, son dernier tableau de la transfiguration. Cet appareil simple et touchant eût été une belle oraison funèbre.
Jusqu'ici nous n'avons considéré M. de Montesquieu que comme écrivain et philosophe : ce serait lui dérober la moitié de sa gloire, que de passer sous silence ses agréments et ses qualités personnelles.
Il était, dans le commerce, d'une douceur et d'une gaieté toujours égales. Sa conversation était légère, agréable, et instructive, par le grand nombre d'hommes et de peuples qu'il avait connus. Elle était coupée, comme son style, pleine de sel et de saillies, sans amertume et sans satire. Personne ne racontait plus vivement, plus promptement, avec plus de grâce et moins d'apprêt. Il savait que la fin d'une histoire plaisante en est toujours le but ; il se hâtait donc d'y arriver, et produisait l'effet sans l'avoir promis.
Ses fréquentes distractions ne le rendaient que plus aimable ; il en sortait toujours par quelque trait inattendu, qui réveillait la conversation languissante : d'ailleurs, elles n'étaient jamais, ni jouées, ni choquantes, ni importunes. Le feu de son esprit, le grand nombre d'idées dont il était plein, les faisaient naître ; mais il n'y tombait jamais au milieu d'un entretien intéressant ou sérieux : le désir de plaire à ceux avec qui il se trouvait, le rendait alors à eux sans affectation et sans effort.
Les agréments de son commerce tenaient, non seulement à son caractère et à son esprit, mais à l'espèce de régime qu'il observait dans l'étude. Quoique capable d'une méditation profonde et longtemps soutenue, il n'épuisait jamais ses forces ; il quittait toujours le travail, avant que d'en ressentir la moindre impression de fatigue5.
Il était sensible à la gloire ; mais il ne voulait y parvenir qu'en la méritant. Jamais il n'a cherché à augmenter la sienne par ces manœuvres sourdes, par ces voies obscures et honteuses, qui déshonorent la personne, sans ajouter au nom de l'auteur.
Digne de toutes les distinctions et de toutes les récompenses, il ne demandait rien, et ne s'étonnait point d'être oublié : mais il a osé, même dans des circonstances délicates, protéger à la cour des hommes de lettres persécutés, célèbres et malheureux, et leur a obtenu des grâces.
Quoiqu'il vécût avec les grands, soit par nécessité, soit par convenance, soit par goût, leur société n'était pas nécessaire à son bonheur. Il fuyait, dès qu'il le pouvait, à sa terre ; il y retrouvait, avec joie, sa philosophie, ses livres, et le repos. Entouré de gens de la campagne dans ses heures de loisir, après avoir étudié l'homme dans le commerce du monde et dans l'histoire des nations, il l'étudiait encore dans ces âmes simples que la nature seule a instruites, et il y trouvait à apprendre : il conversait gaiement avec eux ; il leur cherchait de l'esprit, comme Socrate ; il paraissait se plaire autant dans leur entretien, que dans les sociétés les plus brillantes, surtout quand il terminait leurs différends, et soulageait leurs peines par ses bienfaits.
Rien n'honore plus sa mémoire que l'économie avec laquelle il vivait, et qu'on a osé trouver excessive, dans un monde avare et fastueux, peu fait pour en pénétrer les motifs, et encore moins pour les sentir. Bienfaisant, et par conséquent juste, M. de Montesquieu ne voulait rien prendre sur sa famille, ni des secours qu'il donnait aux malheureux, ni des dépenses considérables auxquelles ses longs voyages, la faiblesse de sa vue, et l'impression de ses ouvrages, l'avaient obligé. Il a transmis à ses enfants, sans diminution ni augmentation, l'héritage qu'il avait reçu de ses pères ; il n'y a rien ajouté que la gloire de son nom et l'exemple de sa vie.
Il avait épousé, en 1715, demoiselle Jeanne de Lartigue, fille de Pierre de Lartigue, lieutenant-colonel au régiment de Maulévrier : il en a eu deux filles, et un fils qui, par son caractère, ses mœurs et ses ouvrages, s'est montré digne d'un tel père.
Ceux qui aiment la vérité et la patrie ne seront pas fâchés de trouver ici quelques-unes de ses maximes : il pensait,
Que chaque portion de l'État doit être également soumise aux lois ; mais que les privilèges de chaque portion de l'État doivent être respectés, lorsque leurs effets n'ont rien de contraire au droit naturel, qui oblige tous les citoyens à concourir également au bien public : que la possession ancienne était, en ce genre, le premier des titres, et le plus inviolable des droits, qu'il était toujours injuste, et quelquefois dangereux de vouloir ébranler ;
Que les magistrats, dans quelque circonstance et pour quelque grand intérêt de corps que ce puisse être, ne doivent jamais être que magistrats, sans parti et sans passion, comme les lois, qui absolvent et punissent sans aimer ni haïr.
Il disait, enfin, à l'occasion des disputes ecclésiastiques qui ont tant occupé les empereurs et les chrétiens grecs, que les querelles théologiques, lorsqu'elles cessent d'être renfermées dans les écoles, déshonorent infailliblement une nation aux yeux des autres : en effet, le mépris même des sages pour ces querelles ne la justifie pas ; parce que les sages faisant partout le moins de bruit et le plus petit nombre, ce n'est jamais sur eux qu'une nation est jugée.
L'importance des ouvrages dont nous avons eu à parler dans cet éloge, nous en a fait passer sous silence de moins considérables, qui servaient à l'auteur comme de délassement, et qui auraient suffi pour l'éloge d'un autre. Le plus remarquable est le Temple de Gnide, qui suivit d'assez près Les Lettres persanes. M. de Montesquieu, après avoir été, dans celles-ci, Horace, Théophraste et Lucien, fut Ovide et Anacréon dans ce nouvel essai. Ce n'est plus l'amour despotique de l'Orient qu'il se propose de peindre ; c'est la délicatesse et la naïveté de l'amour pastoral, tel qu'il est dans une âme neuve que le commerce des hommes n'a point encore corrompue. L'auteur, craignant peut-être qu'un tableau si étranger à nos mœurs, ne parût trop languissant et trop uniforme, a cherché à l'animer par les peintures les plus riantes. Il transporte le lecteur dans des lieux enchantés, dont, à la vérité, le spectacle intéresse peu l'amant heureux, mais dont la description flatte encore l'imagination, quand les désirs sont satisfaits. Emporté par son sujet, il a répandu, dans sa prose, ce style animé, figuré et poétique, dont le roman de Télémaque a fourni parmi nous le premier modèle. Nous ignorons pourquoi quelques censeurs du temple de Gnide ont dit, à cette occasion, qu'il aurait eu besoin d'être en vers. Le style poétique, si on entend, comme on le doit, par ce mot, un style plein de chaleur et d'images, n'a pas besoin, pour être agréable, de la marche uniforme et cadencée de la versification : mais, si on ne fait consister ce style que dans une diction chargée d'épithètes oisives, dans les peintures froides et triviales des ailes et du carquois de l'Amour, et de semblables objets, la versification n'ajoutera presque aucun mérite à ces ornements usés : on y cherchera toujours en vain l'âme et la vie. Quoi qu'il en soit, le temple de Gnide étant une espèce de poème en prose, c'est à nos écrivains les plus célèbres en ce genre à fixer le rang qu'il doit occuper : il mérite de pareils juges. Nous croyons, du moins, que les peintures de cet ouvrage soutiendraient avec succès une des principales épreuves des descriptions poétiques, celle de les représenter sur la toile. Mais ce qu'on doit surtout remarquer dans le temple de Gnide, c'est qu'Anacréon même y est toujours observateur et philosophe. Dans le quatrième chant, il paraît décrire les mœurs des Sybarites, et on s'aperçoit aisément que ces mœurs sont les nôtres. La préface porte surtout l'empreinte de l'auteur des Lettres persanes. En présentant le temple de Gnide comme la traduction d'un manuscrit grec, plaisanterie défigurée depuis par tant de mauvais copistes, il en prend occasion de peindre, d'un trait de plume, l'ineptie des critiques, et le pédantisme des traducteurs, et finit par ces paroles dignes d'être rapportées : « Si les gens graves désiraient de moi quelque ouvrage moins frivole, je suis en état de les satisfaire. Il y a trente ans que je travaille à un livre de douze pages, qui doit contenir tout ce que nous savons sur la métaphysique, la politique et la morale, et tout ce que de très grands auteurs ont oublié dans les volumes qu'ils ont donnés sur ces sciences-là. »
Nous regardons comme une des plus honorables récompenses de notre travail, l'intérêt particulier que M. de Montesquieu prenait à l'Encyclopédie, dont toutes les ressources ont été jusqu'à présent dans le courage et l'émulation de ses auteurs. Tous les gens de lettres, selon lui, devaient s'empresser de concourir à l'exécution de cette entreprise utile. Il en a donné l'exemple, avec M. de Voltaire, et plusieurs autres écrivains célèbres. Peut-être les traverses que cet ouvrage a essuyées, et qui lui rappelaient les siennes propres, l'intéressaient-elles en notre faveur. Peut-être était-il sensible, sans s'en apercevoir, à la justice que nous avions osé lui rendre dans le premier volume de l'Encyclopédie, lorsque personne n'osait encore élever sa voix pour le défendre. Il nous destinait un article sur le goût, qui a été trouvé imparfait dans ses papiers : nous le donnerons en cet état au public, et nous le traiterons avec le même respect que l'antiquité témoigna autrefois pour les dernières paroles de Sénèque. La mort l'a empêché d'étendre plus loin ses bienfaits à notre égard ; et, en joignant nos propres regrets à ceux de l'Europe entière, nous pourrions écrire sur son tombeau :
FINIS VITÆ EJUS NOBIS LUCTUOSUS, PATRIÆ TRISTIS, EXTRANEIS ETIAM IGNOTISQUE NON SINE CURA FUIT6.
Tacit. in Agricol. c. 43.