Chapitre III

Des lois relatives à la nature de l'aristocratie.

Dans l'aristocratie, la souveraine puissance est entre les mains d'un certain nombre de personnes. Ce sont elles qui font les lois, et qui les font exécuter ; et le reste du peuple n'est tout au plus à leur égard, que comme, dans une monarchie, les sujets sont à l'égard du monarque.

On n'y doit point donner le suffrage par sort ; on n'en aurait que les inconvénients. En effet, dans un gouvernement qui a déjà établi les distinctions les plus affligeantes, quand on serait choisi par le sort, on n'en serait pas moins odieux : c'est le noble qu'on envie, et non pas le magistrat.

Lorsque les nobles sont en grand nombre, il faut un sénat qui règle les affaires que le corps des nobles ne saurait décider, et qui prépare celles dont il décide. Dans ce cas, on peut dire que l'aristocratie est en quelque sorte dans le sénat, la démocratie dans le corps des nobles ; et que le peuple n'est rien.

Ce sera une chose très heureuse dans l'aristocratie, si, par quelque voie indirecte, on fait sortir le peuple de son anéantissement : ainsi à Gênes la banque de Saint-Georges, qui est administrée en grande partie par les principaux du peuple1, donne à celui-ci une certaine influence dans le gouvernement, qui en fait toute la prospérité.

Les sénateurs ne doivent point avoir le droit de remplacer ceux qui manquent dans le sénat ; rien ne serait plus capable de perpétuer les abus. À Rome, qui fut dans les premiers temps une espèce d'aristocratie, le sénat ne se suppléait pas lui-même ; les sénateurs nouveaux étaient nommés2 par les censeurs.

Une autorité exorbitante, donnée tout à coup à un citoyen dans une république, forme une monarchie, ou plus qu'une monarchie. Dans celle-ci, les lois ont pourvu à la constitution, ou s'y sont accommodées ; le principe du gouvernement arrête le monarque : mais, dans une république où un citoyen se fait donner3 un pouvoir exorbitant, l'abus de ce pouvoir est plus grand ; parce que les lois, qui ne l'ont point prévu, n'ont rien fait pour l'arrêter.

L'exception à cette règle est lorsque la constitution de l'État est telle qu'il a besoin d'une magistrature qui ait un pouvoir exorbitant. Tel était Rome avec ses dictateurs, telle est Venise avec ses inquisiteurs d'État ; ce sont des magistratures terribles, qui ramènent violemment l'État à la liberté. Mais, d'où vient que ces magistratures se trouvent si différentes dans ces deux républiques ? C'est que Rome défendait les restes de son aristocratie contre le peuple ; au lieu que Venise se sert de ses inquisiteurs d'État pour maintenir son aristocratie contre les nobles. De là il suivait qu'à Rome la dictature ne devait durer que peu de temps ; parce que le peuple agit par sa fougue, et non pas par ses desseins. Il fallait que cette magistrature s'exerçât avec éclat, parce qu'il s'agissait d'intimider le peuple, et non pas de le punir ; que le dictateur ne fût créé que pour une seule affaire, et n'eût une autorité sans bornes qu'à raison de cette affaire, parce qu'il était toujours créé pour un cas imprévu. À Venise, au contraire, il faut une magistrature permanente : c'est là que les desseins peuvent être commencés, suivis, suspendus, repris ; que l'ambition d'un seul devient celle d'une famille, et l'ambition d'une famille celle de plusieurs. On a besoin d'une magistrature cachée ; parce que les crimes qu'elle punit, toujours profonds, se forment dans le secret et dans le silence. Cette magistrature doit avoir une inquisition générale ; parce qu'elle n'a pas à arrêter les maux que l'on connaît, mais à prévenir même ceux qu'on ne connaît pas. Enfin, cette dernière est établie pour venger les crimes qu'elle soupçonne ; et la première employait plus les menaces que les punitions pour les crimes, même avoués par leurs auteurs.

Dans toute magistrature, il faut compenser la grandeur de la puissance par la brièveté de sa durée. Un an est le temps que la plupart des législateurs ont fixé ; un temps plus long serait dangereux, un plus court serait contre la nature de la chose. Qui est-ce qui voudrait gouverner ainsi ses affaires domestiques ? À Raguse4 le chef de la république change tous les mois, les autres officiers toutes les semaines, le gouverneur du château tous les jours. Ceci ne peut avoir lieu que dans une petite république5 environnée de puissances formidables, qui corrompraient aisément de petits magistrats.

La meilleure aristocratie est celle où la partie du peuple qui n'a point de part à la puissance, est si petite et si pauvre, que la partie dominante n'a aucun intérêt à l'opprimer. Ainsi, quand Antipater6 établit à Athènes que ceux qui n'auraient pas deux mille drachmes seraient exclus du droit de suffrage, il forma la meilleure aristocratie qui fût possible ; parce que ce cens était si petit, qu'il n'excluait que peu de gens, et personne qui eût quelque considération dans la cité.

Les familles aristocratiques doivent donc être peuple, autant qu'il est possible. Plus une aristocratie approchera de la démocratie, plus elle sera parfaite ; et elle le deviendra moins, à mesure qu'elle approchera de la monarchie.

La plus imparfaite de toutes est celle où la partie du peuple qui obéit est dans l'esclavage civil de celle qui commande, comme l'aristocratie de Pologne, où les paysans sont esclaves de la noblesse.