Chapitre V

Comment les lois établissent l'égalité,
dans la démocratie
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Quelques législateurs anciens, comme Lycurgue et Romulus, partagèrent également les terres. Cela ne pouvait avoir lieu que dans la fondation d'une république nouvelle ; ou bien lorsque l'ancienne était si corrompue, et les esprits dans une telle disposition, que les pauvres se croyaient obligés de chercher, et les riches obligés de souffrir un pareil remède.

Si, lorsque le législateur fait un pareil partage, il ne donne pas des lois pour le maintenir, il ne fait qu'une constitution passagère ; l'inégalité entrera par le côté que les lois n'auront pas défendu, et la république sera perdue.

Il faut donc que l'on règle, dans cet objet, les dots des femmes, les donations, les successions, les testaments ; enfin, toutes les manières de contracter. Car, s'il était permis de donner son bien à qui on voudrait, et comme on voudrait, chaque volonté particulière troublerait la disposition de la loi fondamentale.

Solon, qui permettait à Athènes de laisser son bien à qui on voulait par testament, pourvu qu'on n'eût point d'enfants1, contredisait les lois anciennes, qui ordonnaient que les biens restassent dans la famille du testateur2. Il contredisait les siennes propres ; car, en supprimant les dettes, il avait cherché l'égalité.

C'était une bonne loi, pour la démocratie, que celle qui défendait d'avoir deux hérédités3. Elle prenait son origine du partage égal des terres et des portions données à chaque citoyen. La loi n'avait pas voulu qu'un seul homme eût plusieurs portions.

La loi qui ordonnait que le plus proche parent épousât l'héritière, naissait d'une source pareille. Elle est donnée chez les Juifs après un pareil partage. Platon4, qui fonde ses lois sur ce partage, la donne de même ; et c'était une loi athénienne.

Il y avait à Athènes une loi, dont je ne sache pas que personne ait connu l'esprit. Il était permis d'épouser sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine5. Cet usage tirait son origine des républiques, dont l'esprit était de ne pas mettre sur la même tête deux portions de fonds de terre, et par conséquent deux hérédités. Quand un homme épousait sa sœur du côté du père, il ne pouvait avoir qu'une hérédité, qui était celle de son père : mais, quand il épousait sa sœur utérine, il pouvait arriver que le père de cette sœur, n'ayant pas d'enfants mâles, lui laissât sa succession ; et que, par conséquent, son frère, qui l'avait épousée, en eût deux.

Qu'on ne m'objecte pas ce que dit Philon6, que, quoiqu'à Athènes, on épousât sa sœur consanguine, et non pas sa sœur utérine, on pouvait à Lacédémone épouser sa sœur utérine, et non pas sa sœur consanguine. Car je trouve dans Strabon7 que, quand à Lacédémone une sœur épousait son frère, elle avait, pour sa dot, la moitié de la portion du frère. Il est clair que cette seconde loi était faite pour prévenir les mauvaises suites de la première. Pour empêcher que le bien de la famille de la sœur ne passât dans celle du frère, on donnait en dot à la sœur la moitié du bien du frère.

Sénèque8, parlant de Silanus qui avait épousé sa sœur, dit qu'à Athènes la permission était restreinte, et qu'elle était générale à Alexandrie. Dans le gouvernement d'un seul, il n'était guère question de maintenir le partage des biens.

Pour maintenir ce partage des terres dans la démocratie, c'était une bonne loi que celle qui voulait qu'un père, qui avait plusieurs enfants, en choisît un pour succéder à sa portion9, et donnât les autres en adoption à quelqu'un qui n'eût point d'enfants, afin que le nombre des citoyens pût toujours se maintenir égal à celui des partages.

Phaléas de Calcédoine10 avait imaginé une façon de rendre égales les fortunes, dans une république où elles ne l'étaient pas. Il voulait que les riches donnassent des dots aux pauvres, et n'en reçussent pas ; et que les pauvres reçussent de l'argent pour leurs filles, et n'en donnassent pas. Mais je ne sache point qu'aucune république se soit accommodée d'un règlement pareil. Il met les citoyens sous des conditions dont les différences sont si frappantes, qu'ils haïraient cette égalité même que l'on chercherait à introduire. Il est bon quelquefois que les lois ne paraissent pas aller si directement au but qu'elles se proposent.

Quoique, dans la démocratie, l'égalité réelle soit l'âme de l'État, cependant elle est si difficile à établir, qu'une exactitude extrême à cet égard ne conviendrait pas toujours. Il suffit que l'on établisse un cens11 qui réduise ou fixe les différences à un certain point ; après quoi, c'est à des lois particulières à égaliser, pour ainsi dire, les inégalités, par les charges qu'elles imposent aux riches, et le soulagement qu'elles accordent aux pauvres. Il n'y a que les richesses médiocres qui puissent donner ou souffrir ces sortes de compensations ; car, pour les fortunes immodérées, tout ce qu'on ne leur accorde pas de puissance et d'honneur, elles le regardent comme une injure.

Toute inégalité, dans la démocratie, doit être tirée de la nature de la démocratie, et du principe même de l'égalité. Par exemple : on y peut craindre que des gens qui auraient besoin d'un travail continuel pour vivre, ne fussent trop appauvris par une magistrature, ou qu'ils n'en négligeassent les fonctions ; que des artisans ne s'enorgueillissent ; que des affranchis trop nombreux ne devinssent plus puissants que les anciens citoyens. Dans ces cas, l'égalité entre les citoyens12 peut être ôtée dans la démocratie, pour l'utilité de la démocratie. Mais ce n'est qu'une égalité apparente que l'on ôte : car un homme ruiné par une magistrature serait dans une pire condition que les autres citoyens ; et ce même homme, qui serait obligé d'en négliger les fonctions, mettrait les autres citoyens dans une condition pire que la sienne ; et ainsi du reste.