Chapitre II

Des lois somptuaires, dans la démocratie.

Je viens de dire que, dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe : et, comme on a vu au livre cinquième1 que cette égalité de distribution faisait l'excellence d'une république, il suit que, moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n'y en avait point chez les premiers Romains ; il n'y en avait point chez les Lacédémoniens ; et, dans les républiques où l'égalité n'est pas tout à fait perdue, l'esprit de commerce, de travail et de vertu, fait que chacun y peut et que chacun y veut vivre de son propre bien, et que, par conséquent, il y a peu de luxe.

Les lois du nouveau partage des champs, demandées avec tant d'instance dans quelques républiques, étaient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout à coup les richesses aux uns, et augmentant de même celles des autres, elles sont dans chaque famille une révolution, et en doivent produire une générale dans l'État.

À mesure que le luxe s'établit dans une république, l'esprit se tourne vers l'intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie et la sienne propre. Mais une âme corrompue par le luxe a bien d'autres désirs : bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhège commença à connaître, fit qu'elle en égorgea les habitants.

Sitôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu'ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne2 se vendait cent deniers romains ; un barril de chair salée du Pont en coûtait quatre cents ; un bon cuisinier, quatre talents ; les jeunes garçons n'avaient point de prix. Quand, par une impétuosité3 générale, tout le monde se portait à la volupté, que devenait la vertu ?