Du gouvernement des provinces romaines.
C'est ainsi que les trois pouvoirs furent distribués dans la ville : mais il s'en faut bien qu'ils le fussent de même dans les provinces. La liberté était dans le centre, et la tyrannie aux extrémités.
Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des confédérés : on suivait les lois de chaque république. Mais, lorsqu'elle conquit plus loin, que le sénat n'eut pas immédiatement l'œil sur les provinces, que les magistrats qui étaient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallut envoyer des préteurs et des proconsuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fut plus. Ceux qu'on envoyait avaient une puissance qui réunissait celle de toutes les magistratures romaines ; que dis-je ? celle même du sénat, celle même du peuple1. C'étaient des magistrats despotiques, qui convenaient beaucoup à l'éloignement des lieux où ils étaient envoyés. Ils exerçaient les trois pouvoirs ; ils étaient, si j'ose me servir de ce terme, les bachas de la république.
Nous ayons dit ailleurs2 que les mêmes citoyens, dans la république, avaient, par la nature des choses, les emplois civils et militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guère communiquer son gouvernement, et régir l'État conquis selon la forme de sa constitution. En effet, le magistrat qu'elle envoie pour gouverner, ayant la puissance exécutrice, civile et militaire, il faut bien qu'il ait aussi la puissance législative ; car, qui est-ce qui ferait des lois sans lui ? Il faut aussi qu'il ait la puissance de juger : car, qui est-ce qui jugerait indépendamment de lui ? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces romaines.
Une monarchie peut plus aisément communiquer son gouvernement, parce que les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puissance exécutrice civile, et les autres la puissance exécutrice militaire ; ce qui n'entraîne pas après soi le despotisme.
C'était un privilège d'une grande conséquence pour un citoyen romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il aurait été soumis, dans les provinces, au pouvoir arbitraire d'un proconsul ou d'un propréteur. La ville ne sentait point la tyrannie qui ne s'exerçait que sur les nations assujetties.
Ainsi, dans le monde romain, comme à Lacédémone, ceux qui étaient libres étaient extrêmement libres, et ceux qui étaient esclaves étaient extrêmement esclaves.
Pendant que les citoyens payaient des tributs, ils étaient levés avec une équité très grande. On suivait l'établissement de Seryius Tullius, qui avait distribué tous les citoyens en six classes, selon l'ordre de leurs richesses, et fixé la part de l'impôt à proportion de celle que chacun avait dans le gouvernement. Il arrivait de là qu'on souffrait la grandeur du tribut, à cause de la grandeur du crédit ; et que l'on se consolait de la petitesse du crédit, par la petitesse du tribut.
Il y avait encore une chose admirable : c'est que la division de Servius Tullius par classe étant, pour ainsi dire, le principe fondamental de la constitution ; il arrivait que l'équité, dans la levée des tributs, tenait au principe fondamental du gouvernement, et ne pouvait être ôtée qu'avec lui.
Mais, pendant que la ville payait les tributs sans peine, ou n'en payait point du tout3, les provinces étaient désolées par les chevaliers, qui étaient les traitants de la république. Nous avons parlé de leurs vexations, et toute l'histoire en est pleine.
« Toute l'Asie m'attend comme son libérateur, disait Mithridate4 ; tant ont excité de haine contre les Romains les rapines des proconculs5 les exécutions des gens d'affaires, et les calomnies des jugements6. »
Voilà ce qui fit que la force des provinces n'ajouta rien à la force de la république, et ne fit au contraire que l'affaiblir. Voilà ce qui fit que les provinces regardèrent la perte de la liberté de Rome comme l'époque de l'établissement de la leur.