Chapitre XII

Des paroles indiscrètes.

Rien ne rend encore le crime de lèse-majesté plus arbitraire, que quand des paroles indiscrètes en deviennent la matière. Les discours sont si sujets à interprétation, il y a tant de différence entre l'indiscrétion et la malice, et il y en a si peu dans les expressions qu'elles emploient, que la loi ne peut guère soumettre les paroles à une peine capitale, à moins qu'elle ne déclare expressément celles qu'elle y soumet1.

Les paroles ne forment point un corps de délit ; elles ne restent que dans l'idée. La plupart du temps, elles ne signifient point par elles-mêmes, mais par le ton dont on les dit. Souvent, en redisant les mêmes paroles, on ne rend pas le même sens : ce sens dépend de la liaison qu'elles ont avec d'autres choses. Quelquefois le silence exprime plus que tous les discours. Il n'y a rien de si équivoque que tout cela. Comment donc en faire un crime de lèse-majesté ? Partout où cette loi est établie, non seulement la liberté n'est plus, mais son ombre même.

Dans le manifeste de la feue czarine donné contre la famille d'Olgourouki2, un de ces princes est condamné à mort, pour avoir proféré des paroles indécentes qui avaient du rapport à sa personne ; un autre, pour avoir malignement interprété ses sages dispositions pour l'empire, et offensé sa personne sacrée par des paroles peu respectueuses.

Je ne prétends point diminuer l'indignation que l'on doit avoir contre ceux qui veulent flétrir la gloire de leur prince : mais je dirai bien que, si l'on veut modérer le despotisme, une simple punition correctionnelle conviendra mieux, dans ces occasions, qu'une accusation de lèse-majesté toujours terrible à l'innocence même3.

Les actions ne sont pas de tous les jours ; bien des gens peuvent les remarquer : une fausse accusation sur des faits peut être aisément éclaircie. Les paroles, qui sont jointes à une action, prennent la nature de cette action. Ainsi un homme qui va dans la place publique exhorter les sujets à la révolte, devient coupable de lèse-majesté ; parce que les paroles sont jointes à l'action, et y participent. Ce ne sont point les paroles que l'on punit ; mais une action commise, dans laquelle on emploie les paroles. Elles ne deviennent des crimes, que lorsqu'elles préparent, qu'elles accompagnent, ou qu'elles suivent une action criminelle. On renverse tout, si l'on fait des paroles un crime capital, au lieu de les regarder comme le signe d'un crime capital.

Les empereurs Théodose, Arcadius, et Honorius, écrivirent à Ruffin, préfet du prétoire : « Si quelqu'un parle mal de notre personne ou de notre gouvernement, nous ne voulons point le punir4 : s'il a parlé par légèreté, il faut le mépriser ; si c'est par folie, il faut le plaindre ; si c'est une injure, il faut lui pardonner. Ainsi, laissant les choses dans leur entier, vous nous en donnerez connaissance ; afin que nous jugions des paroles par les personnes, et que nous pesions bien si nous devons les soumettre au jugement ou les négliger. »