Combien il est dangereux, dans les républiques,
de trop punir le crime de lèse-majesté.
Quand une république est parvenue à détruire ceux qui voulaient la renverser, il faut se hâter de mettre fin aux vengeances, aux peines, et aux récompenses même.
On ne peut faire de grandes punitions, et par conséquent de grands changements, sans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux, dans ce cas, pardonner beaucoup, que punir beaucoup ; exiler peu, qu'exiler beaucoup ; laisser les biens, que multiplier les confiscations. Sous prétexte de la vengeance de la république, on établirait la tyrannie des vengeurs. Il n'est pas question de détruire celui qui domine, mais la domination. Il faut rentrer, le plutôt que l'on peut, dans ce train ordinaire du gouvernement où les lois protègent tout, et ne s'arment contre personne.
Les Grecs ne mirent point de bornes aux vengeances qu'ils prirent des tyrans ou de ceux qu'ils soupçonnèrent de l'être. Ils firent mourir les enfants1, quelquefois cinq des plus proches parents2. Ils chassèrent une infinité de familles. Leurs républiques en furent ébranlées ; l'exil ou le retour des exilés furent toujours des époques qui marquèrent le changement de la Constitution.
Les Romains furent plus sages. Lorsque Cassius fut condamné pour avoir aspiré à la tyrannie, on mit en question si l'on ferait mourir ses enfants : ils ne furent condamnés à aucune peine. « Ceux qui ont voulu, dit Denys d'Halicarnasse3, changer cette loi à la fin de la guerre des Marses et de la guerre civile, et exclure des charges les enfants des proscrits par Sylla, sont bien criminels. »
On voit, dans les guerres de Marius et de Sylla, jusqu'à quel point les âmes, chez les Romains, s'étaient peu à peu dépravées. Des choses si funestes firent croire qu'on ne les reverrait plus. Mais, sous les triumvirs, on voulut être plus cruel, et le paraître moins : on est désolé de voir les sophismes qu'employa la cruauté. On trouve, dans Appien4, la formule des proscriptions. Vous diriez qu'on n'y a d'autre objet que le bien de la république, tant on y parle de sang-froid, tant on y montre d'avantages, tant les moyens que l'on prend sont préférables à d'autres, tant les riches seront en sûreté, tant le bas peuple sera tranquille, tant on craint de mettre en danger la vie des citoyens, tant on veut apaiser les soldats, tant enfin on sera heureux5.
Rome était inondée de sang, quand Lépidus triompha de l'Espagne ; et, par une absurdité sans exemple, sous peine d'être proscrit6, il ordonna de se réjouir.