Chapitre XXI

De la cruauté des lois envers les débiteurs,
dans la république.

Un citoyen s'est déjà donné une assez grande supériorité sur un citoyen, en lui prêtant un argent que celui-ci n'a emprunté que pour s'en défaire, et que par conséquent il n'a plus. Que sera-ce, dans une république, si les lois augmentent cette servitude encore davantage ?

À Athènes et à Rome1, il fut d'abord permis de vendre les débiteurs qui n'étaient pas en état de payer. Solon corrigea cet usage à Athènes2 : il ordonna que personne ne serait obligé par corps pour dettes civiles. Mais les décemvirs3 ne réformèrent pas de même l'usage de Rome ; et, quoiqu'ils eussent devant les yeux le règlement de Solon, ils ne voulurent pas le suivre. Ce n'est pas le seul endroit de la loi des douze tables où l'on voit le dessein des décemvirs de choquer l'esprit de la démocratie.

Ces lois cruelles contre les débiteurs mirent bien des fois en danger la république romaine. Un homme couvert de plaies s'échappa de la maison de son créancier, et parut dans la place4. Le peuple s'émut à ce spectacle. D'autres citoyens, que leurs créanciers n'osaient plus retenir, sortirent de leurs cachots. On leur fit des promesses ; on y manqua : le peuple se retira sur le mont-sacré. Il n'obtint pas l'abrogation de ces lois, mais un magistrat pour le défendre. On sortait de l'anarchie, on pensa tomber dans la tyrannie. Manlius, pour se rendre populaire, allait retirer des mains des créanciers les citoyens qu'ils avaient réduits en esclavage5. On prévint les desseins de Manlius ; mais le mal restait toujours. Des lois particulières donnèrent aux débiteurs des facilités de payer6 : et, l'an de Rome 428, les consuls portèrent une loi7 qui ôta aux créanciers le droit de tenir les débiteurs en servitude dans leurs maisons8. Un usurier nommé Papirius avait voulu corrompre la pudicité d'un jeune homme nommé Publius, qu'il tenait dans les fers. Le crime de Sextus donna à Rome la liberté politique ; celui de Papirius y donna la liberté civile.

Ce fut le destin de cette ville, que des crimes nouveaux y confirmèrent la liberté que des crimes anciens lui avaient procurée. L'attentat d'Appius sur Virginie remit le peuple dans cette horreur contre les tyrans, que lui avait donné le malheur de Lucrèce. Trente-sept ans9 après le crime de l'infâme Papirius, un crime pareil10 fit que le peuple se retira sur le Janicule11, et que la loi faite pour la sûreté des débiteurs reprit une nouvelle force.

Depuis ce temps, les créanciers furent plutôt poursuivis par les débiteurs pour avoir violé les lois faites contre les usures, que ceux-ci ne le furent pour ne les avoir pas payées.