Chapitre XV

Abus de la liberté.

Ces grands avantages de la liberté ont fait que l'on a abusé de la liberté même. Parce que le gouvernement modéré a produit d'admirables effets, on a quitté cette modération : parce qu'on a tiré de grands tributs, on en a voulu tirer d'excessifs : et, méconnaissant la main de la liberté qui faisait ce présent, on s'est adressé à la servitude qui refuse tout.

La liberté a produit l'excès des tributs : mais l'effet de ces tribus excessifs est de produire, à leur tour, la servitude ; et l'effet de la servitude, de produire la diminution des tributs.

Les monarques de l'Asie ne font guère d'édits que pour exempter, chaque année, de tributs quelque province de leur empire1 : les manifestations de leur volonté sont des bienfaits. Mais, en Europe, les édits des princes affligent même avant qu'on les ait vus, parce qu'ils y parlent toujours de leurs besoins, et jamais des nôtres.

D'une impardonnable nonchalance que les ministres de ces pays-là tiennent du gouvernement et souvent du climat, les peuples tirent cet avantage, qu'ils ne sont point sans cesse accablés par de nouvelles demandes. Les dépenses n'y augmentent point, parce qu'on n'y fait point de projets nouveaux : et si, par hasard, on y en fait, ce sont des projets dont on voit la fin, et non des projets commencés. Ceux qui gouvernent l'État ne le tourmentent pas, parce qu'ils ne se tourmentent pas sans cesse eux-mêmes. Mais, pour nous, il est impossible que nous ayons jamais de règle dans nos finances, parce que nous savons toujours que nous ferons quelque chose, et jamais ce que nous ferons.

On n'appelle plus, parmi nous, un grand ministre celui qui est le sage dispensateur des revenus publics ; mais celui qui est homme d'industrie, et qui trouve ce qu'on appelle des expédients.