Chapitre XVIII

Des affranchissements.

On sent bien que quand, dans le gouvernement républicain, on a beaucoup d'esclaves, il faut en affranchir beaucoup. Le mal est que, si on a trop d'esclaves, ils ne peuvent être contenus ; si l'on a trop d'affranchis, ils ne peuvent pas vivre, et ils deviennent à charge à la république : outre que celle-ci peut être également en danger de la part d'un trop grand nombre d'affranchis, et de la part d'un trop grand nombres d'esclaves. Il faut donc que les lois aient l'œil sur ces deux inconvénients.

Les diverses lois et les sénatus-consultes qu'on fit à Rome pour et contre les esclaves, tantôt pour gêner, tantôt pour faciliter les affranchissements, font bien voir l'embarras où l'on se trouva à cet égard. Il y eut même des temps où l'on n'osa pas faire des lois. Lorsque, sous Néron1, on demanda au sénat qu'il fût permis aux patrons de remettre en servitude les affranchis ingrats, l'empereur écrivit qu'il fallait juger les affaires particulières, et ne rien statuer de général.

Je ne saurais guère dire quels sont les règlements qu'une bonne république doit faire là-dessus ; cela dépend trop des circonstances. Voici quelques réflexions.

Il ne faut pas faire, tout à coup et par une loi générale, un nombre considérable d'affranchissements. On sait que, chez les Volsiniens2, les affranchis, devenus maîtres des suffrages, firent une abominable loi, qui leur donnait le droit de coucher les premiers avec les filles qui se mariaient à des ingénus.

Il y a diverses manières d'introduire insensiblement de nouveaux citoyens dans la république. Les lois peuvent favoriser le pécule, et mettre les esclaves en état d'acheter leur liberté. Elles peuvent donner un terme à la servitude, comme celles de Moïse, qui avaient borné à six ans celle des esclaves hébreux3. Il est aisé d'affranchir toutes les années un certain nombre d'esclaves, parmi ceux qui, par leur âge, leur santé, leur industrie, auront le moyen de vivre. On peut même guérir le mal dans sa racine : Comme le grand nombre d'esclaves est lié aux divers emplois qu'on leur donne ; transporter aux ingénus une partie de ces emplois, par exemple, le commerce ou la navigation, c'est diminuer le nombre des esclaves.

Lorsqu'il y a beaucoup d'affranchis, il faut que les lois civiles fixent ce qu'ils doivent à leur patron, ou que le contrat d'affranchissement fixe ces devoirs pour elles.

On sent que leur condition doit être plus favorisée dans l'état civil que dans l'état politique ; parce que, dans le gouvernement même populaire, la puissance ne doit point tomber entre les mains du bas peuple.

À Rome, où il y avait tant d'affranchis, les lois politiques furent admirables à leur égard. On leur donna peu, et on ne les exclut presque de rien. Ils eurent bien quelque part à la législation ; mais ils n'influaient presque point dans les résolutions qu'on pouvait prendre. Ils pouvaient avoir part aux charges et au sacerdoce même4 ; mais ce privilège était, en quelque façon, rendu vain par les désavantages qu'ils avaient dans les élections. Ils avaient droit d'entrer dans la milice ; mais, pour être soldat, il fallait un certain cens. Rien n'empêchait les affranchis5 de s'unir par mariage avec les familles ingénues ; mais il ne leur était pas permis de s'allier avec celles des sénateurs. Enfin, leurs enfants étaient ingénus, quoiqu'ils ne le fussent pas eux-mêmes.