Des affranchis, et des eunuques.
Ainsi, dans le gouvernement de plusieurs, il est souvent utile que la condition des affranchis soit peu au-dessous de celle des ingénus, et que les lois travaillent à leur ôter le dégoût de leur condition. Mais, dans le gouvernement d'un seul, lorsque le luxe et le pouvoir arbitraire règnent, on n'a rien à faire à cet égard. Les affranchis se trouvent presque toujours au-dessus des hommes libres. Ils dominent à la cour du prince et dans les palais des grands : et, comme ils ont étudié les faiblesses de leur maître, et non pas ses vertus, ils le font régner, non pas par ses vertus, mais par ses faiblesses. Tels étaient à Rome les affranchis, du temps des empereurs.
Lorsque les principaux esclaves sont eunuques, quelque privilège qu'on leur accorde, on ne peut guère les regarder comme les affranchis. Car, comme ils ne peuvent avoir de famille, ils sont, par leur nature, attachés à une famille ; et ce n'est que par une espèce de fiction qu'on peut les considérer comme citoyens.
Cependant, il y a des pays où on leur donne toutes les magistratures : « Au Tonquin, dit Dampierre1, tous les mandarins civils et militaires sont eunuques2. » Ils n'ont point de famille ; et, quoiqu'ils soient naturellement avares, le maître ou le prince profitent à la fin de leur avarice même.
Le même Dampierre3 nous dit que, dans ce pays, les eunuques ne peuvent se passer de femmes, et qu'ils se marient. La loi qui leur permet le mariage ne peut être fondée, d'un côté, que sur la considération que l'on y a pour de pareilles gens ; et de l'autre, sur le mépris qu'on y a pour les femmes.
Ainsi l'on confie à ces gens-là les magistratures, parce qu'ils n'ont point de famille : et, d'un autre côté, on leur permet de se marier, parce qu'ils ont les magistratures.
C'est pour lors que les sens qui restent veulent obstinément suppléer à ceux que l'on a perdus ; et que les entreprises du désespoir sont une espèce de jouissance. Ainsi, dans Milton, cet esprit à qui il ne reste que des désirs, pénétré de sa dégradation, veut faire usage de son impuissance même.
On voit, dans l'histoire de la Chine, un grand nombre de lois pour ôter aux eunuques tous les emplois civils et militaires : mais ils reviennent toujours. Il semble que les eunuques, en orient, soient un mal nécessaire.