D'une loi civile des peuples germains.
J'expliquerai ici comment ce texte particulier de la loi salique que l'on appelle ordinairement la loi salique, tient aux institutions d'un peuple qui ne cultivait point les terres, ou du moins qui les cultivait peu.
La loi salique1 veut que, lorsqu'un homme laisse des enfants, les mâles succèdent à la terre salique au préjudice des filles.
Pour savoir ce que c'était que les terres saliques, il faut chercher ce que c'était que les propriétés ou l'usage des terres chez les Francs, avant qu'ils fussent sortis de la Germanie.
M. Echard a très bien prouvé que le mot salique vient du mot sala, qui signifie maison ; et qu'ainsi la terre salique était la terre de la maison. J'irai plus loin ; et j'examinerai ce que c'était que la maison, et la terre de la maison, chez les Germains.
« Ils n'habitent point de villes, dit Tacite2, et ils ne peuvent souffrir que leurs maisons se touchent les unes les autres ; chacun laisse autour de sa maison un petit terrain ou espace, qui est clos et fermé. » Tacite parlait exactement. Car plusieurs lois des codes3 barbares ont des dispositions différentes contre ceux qui renversaient cette enceinte, et ceux qui pénétraient dans la maison même.
Nous savons, par Tacite et César, que les terres que les Germains cultivaient ne leur étaient données que pour un an ; après quoi elles redevenaient publiques. Ils n'avaient de patrimoine que la maison, et un morceau de terre dans l'enceinte autour de la maison4. C'est ce patrimoine particulier qui appartenait aux mâles. En effet, pourquoi aurait-il appartenu aux filles ? Elles passaient dans une autre maison.
La terre salique était donc cette enceinte qui dépendait de la maison du Germain ; c'était la seule propriété qu'il eût. Les Francs, après la conquête, acquirent de nouvelles propriétés, et on continua à les appeler des terres saliques.
Lorsque les Francs vivaient dans la Germanie, leurs biens étaient des esclaves, des troupeaux, des chevaux, des armes, etc. La maison, et la petite portion de terre qui y était jointe, étaient naturellement données aux enfants mâles qui devaient y habiter. Mais, lorsque après la conquête, les Francs eurent acquis de grandes terres, on trouva dur que les filles et leurs enfants ne pussent y avoir de part. Il s'introduisit un usage, qui permettait au père de rappeler sa fille et les enfants de sa fille. On fit taire la loi ; et il fallait bien que ces sortes de rappels fussent communs, puisqu'on en fit des formules5.
Parmi toutes ces formules, j'en trouve une singulière6. Un aïeul rappelle ses petits-enfants pour succéder avec ses fils et avec ses filles. Que devenait donc la loi salique ? Il fallait que, dans ces temps-là même, elle ne fût plus observée ; ou que l'usage continuel de rappeler les filles eût fait regarder leur capacité de succéder comme le cas le plus ordinaire.
La loi salique n'ayant point pour objet une certaine préférence d'un sexe sur un autre, elle avait encore moins celui d'une perpétuité de famille, de nom, ou de transmission de terre : tout cela n'entrait point dans la tête des Germains. C'était une loi purement économique, qui donnait la maison, et la terre dépendante de la maison, aux mâles qui devaient l'habiter, et à qui, par conséquent, elle convenait le mieux.
Il n'y a qu'à transcrire ici le titre des aleux de la loi salique, ce texte si fameux, dont tant de gens ont parlé, et que si peu de gens ont lu :
1° « Si un homme meurt sans enfants, son père ou sa mère lui succéderont. 2° S'il n'a ni père ni mère, son frère ou sa sœur lui succéderont. 3° S'il n'a ni frère ni sœur, la sœur de sa mère lui succédera. 4° Si sa mère n'a point de sœur, la sœur de son père lui succédera. 5° Si son père n'a point de sœur, le plus proche parent par mâle lui succédera. 6° Aucune portion7 de la terre salique ne passera aux femelles ; mais elle appartiendra aux mâles, c'est-à-dire que les enfants mâles succéderont à leur père. »
Il est clair que les cinq premiers articles concernent la succession de celui qui meurt sans enfants ; et le sixième, la succession de celui qui a des enfants.
Lorsqu'un homme mourait sans enfants, la loi voulait qu'un des deux sexes n'eût de préférence sur l'autre que dans de certains cas. Dans les deux premiers degrés de succession, les avantages des mâles et des femelles étaient les mêmes ; dans le troisième et le quatrième, les femmes avaient la préférence ; et les mâles l'avaient dans le cinquième.
Je trouve les semences de ces bizarreries dans Tacite. « Les enfants8 des sœurs, dit-il, sont chéris de leur oncle comme de leur propre père. Il y a des gens qui regardent ce lien comme plus étroit et même plus saint ; ils le préfèrent, quand ils reçoivent des otages. » C'est pour cela que nos premiers historiens9 nous parlent tant de l'amour des rois francs pour leur sœur et pour les enfants de leur sœur. Que si les enfants des sœurs étaient regardés dans la maison comme les enfants mêmes, il était naturel que les enfants regardassent leur tante comme leur propre mère.
La sœur de la mère était préférée à la sœur du père ; cela s'explique par d'autres textes de la loi salique : Lorsqu'une femme était veuve10, elle tombait sous la tutelle des parents de son mari ; la loi préférait, pour cette tutelle, les parents par femmes aux parents par mâles. En effet, une femme qui entrait dans une famille, s'unissant avec les personnes de son sexe, elle était plus liée avec les parents par femmes, qu'avec les parents par mâle. De plus : quand un11 homme en avait tué un autre, et qu'il n'avait pas de quoi satisfaire à la peine pécuniaire qu'il avait encourue, la loi lui permettait de céder ses biens, et les parents devaient suppléer à ce qui manquait. Après le père, la mère et le frère, c'était la sœur de la mère qui payait, comme si ce lien avait quelque chose de plus tendre : or la parenté, qui donne les charges, devait de même donner les avantages.
La loi salique voulait qu'après la sœur du père, le plus proche parent par mâle eût la succession : mais, s'il était parent au-delà du cinquième degré, il ne succédait pas. Ainsi une femme au cinquième degré aurait succédé au préjudice d'un mâle du sixième : et cela se voit dans la loi12 des Francs Ripuaires, fidèle interprète de la loi salique dans le titre des aleux, où elle suit pas à pas le même titre de la loi salique.
Si le père laissait des enfants, la loi salique voulait que les filles fussent exclues de la succession à la terre salique, et qu'elle appartînt aux enfants mâles.
Il me sera aisé de prouver que la loi salique n'exclut pas indistinctement les filles de la terre salique, mais dans le cas seulement où des frères les excluraient. Cela se voit dans la loi salique même, qui, après avoir dit que les femmes ne posséderaient rien de la terre salique, mais seulement les mâles, s'interprète et se restreint elle-même ; « c'est-à-dire, dit-elle, que le fils succédera à l'hérédité du père ».
2° Le texte de la loi salique est éclairci par la loi des Francs Ripuaires, qui a aussi un titre13 des aleux très conforme à celui de la loi salique.
3° Les lois de ces peuples barbares, tous originaires de la Germanie, s'interprètent les unes les autres, d'autant plus qu'elles ont toutes, à peu près, le même esprit. La loi des Saxons14 veut que le père et la mère laissent leur hérédité à leur fils, et non pas à leur fille ; mais que, s'il n'y a que des filles, elles aient toute l'hérédité.
4° Nous avons deux anciennes formules15 qui posent le cas où, suivant la loi salique, les filles sont exclues par les mâles ; c'est lorsqu'elles concourent avec leur frère.
5° Une autre formule16 prouve que la fille succédait au préjudice du petit-fils ; elle n'était donc exclue que par le fils.
6° Si les filles, par la loi salique, avaient été généralement exclues de la succession des terres, il serait impossible d'expliquer les histoires, les formules et les chartes, qui parlent continuellement des terres et des biens des femmes dans la première race.
On a eu tort de dire17 que les terres saliques étaient des fiefs. 1° Ce titre est intitulé des aleux. 2° Dans les commencements, les fiefs n'étaient point héréditaires. 3° Si les terres saliques avaient été des fiefs, comment Marculfe aurait-il traité d'impie la coutume qui excluait les femmes d'y succéder, puisque les mâles mêmes ne succédaient pas aux fiefs ? 4° Les chartes que l'on cite pour prouver que les terres saliques étaient des fiefs, prouvent seulement qu'elles étaient des terres franches. 5° Les fiefs ne furent établis qu'après la conquête ; et les usages saliques existaient avant que les Francs partissent de la Germanie. 6° Ce ne fut point la loi salique qui, en bornant la succession des femmes, forma l'établissement des fiefs ; mais ce fut l'établissement des fiefs qui mit des limites à la succession des femmes et aux dispositions de la loi salique.
Après ce que nous venons de dire, on ne croirait pas que la succession personnelle des mâles à la couronne de France pût venir de la loi salique. Il est pourtant indubitable qu'elle en vient. Je le prouve par les divers codes des peuples barbares. La loi salique18 et la loi des Bourguignons19 ne donnèrent point aux filles le droit de succéder à la terre avec leurs frères ; elles ne succédèrent pas non plus à la couronne. La loi des Wisigoths20, au contraire, admit les filles21 à succéder aux terres avec leurs frères ; les femmes furent capables de succéder à la couronne. Chez ces peuples, la disposition de la loi civile força22 la loi politique.
Ce ne fut pas le seul cas où la loi politique, chez les Francs, céda à la loi civile. Par la disposition de la loi salique, tous les frères succédaient également à la terre ; et c'était aussi la disposition de la loi des Bourguignons. Aussi, dans la monarchie des Francs et dans celle des Bourguignons, tous les frères succédèrent-ils à la couronne, à quelques violences, meurtres et usurpations près, chez les Bourguignons.