Comment quelques législateurs ont confondu
les principes qui gouvernent les hommes.
Les mœurs et les manières sont des usages que les lois n'ont point établis, ou n'ont pas pu, ou n'ont pas voulu établir.
Il y a cette différence entre les lois et les mœurs, que les lois règlent plus les actions du citoyen, et que les mœurs règlent plus les actions de l'homme. Il y a cette différence entre les mœurs et les manières, que les premières regardent plus la conduite intérieure, les autres l'extérieure.
Quelquefois, dans un État, ces choses se confondent1. Lycurgue fit un même code pour les lois, les mœurs et les manières ; et les législateurs de la Chine en firent de même.
Il ne faut pas être étonné si les législateurs de Lacédémone et de la Chine confondirent des lois, les mœurs et les manières : c'est que les mœurs représentent les lois, et les manières représentent les mœurs.
Les législateurs de la Chine avaient pour principal objet de faire vivre leur peuple tranquille. Ils voulurent que les hommes se respectassent beaucoup ; que chacun sentît à tous les instants qu'il devait beaucoup aux autres, qu'il n'y avait point de citoyen qui ne dépendît, à quelque égard, d'un autre citoyen. Ils donnèrent donc aux règles de la civilité la plus grande étendue.
Ainsi, chez les peuples chinois, on vit les gens2 de village observer entre eux des cérémonies comme les gens d'une condition relevée : moyen très propre à inspirer la douceur, à maintenir parmi le peuple la paix et le bon ordre, et à ôter tous les vices qui viennent d'un esprit dur. En effet, s'affranchir des règles de la civilité, n'est-ce pas chercher le moyen de mettre ses défauts plus à l'aise ?
La civilité vaut mieux, à cet égard, que la politesse. La politesse flatte les vices des autres, et la civilité nous empêche de mettre les nôtres au jour : c'est une barrière que les hommes mettent entre eux pour s'empêcher de se corrompre.
Lycurgue, dont les institutions étaient dures, n'eut point la civilité pour objet lorsqu'il forma les manières ; il eut en vue cet esprit belliqueux qu'il voulait donner à son peuple. Des gens toujours corrigeants, ou toujours corrigés, qui instruisaient toujours, et étaient toujours instruits, également simples et rigides, exerçaient plutôt entre eux des vertus qu'ils n'avaient des égards.