« La seule loi de l’abandon, comme celle de l’amour, c’est d’être sans retour et sans recours. » J.-L. Nancy.
J’introduis ici, d’une manière qui peut paraître arbitraire, des pages écrites sans autre pensée que celle d’accompagner la lecture d’un récit presque récent (mais la date n’importe pas) de Marguerite Duras1. Sans l’idée claire, en tout cas, que ce récit (en lui-même suffisant, ce qui veut dire parfait, ce qui veut dire sans issue) me reconduirait à la pensée, poursuivie par ailleurs, qui interroge notre monde – le monde qui est nôtre pour n’être à personne – à partir de l’oubli, non pas des communautés qui y subsistent (elles se multiplient plutôt), mais de l’exigence « communautaire » qui les hante peut-être, mais s’y renonce presque sûrement.
Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dans la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleversait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer (s’affirmer par-delà les formes usuelles de l’affirmation) la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de classe, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu.
« Sans projet » : c’était là le trait, à la fois angoissant et fortuné, d’une forme de société incomparable qui ne se laissait pas saisir, qui n’était pas appelée à subsister, à s’installer, fût-ce à travers les multiples « comités » par lesquels se simulait un ordre-désordonné, une spécialisation imprécise. Contrairement aux « révolutions traditionnelles », il ne s’agissait pas de seulement prendre le pouvoir pour le remplacer par un autre, ni de prendre la Bastille, le Palais d’hiver, l’Élysée ou l’Assemblée nationale, objectifs sans importance, et pas même de renverser un ancien monde, mais de laisser se manifester, en dehors de tout intérêt utilitaire, une possibilité d’être-ensemble qui rendait à tous le droit à l’égalité dans la fraternité par la liberté de parole qui soulevait chacun. Chacun avait quelque chose à dire, parfois à écrire (sur les murs) ; quoi donc ? cela importait peu. Le Dire primait le dit. La poésie était quotidienne. La communication « spontanée », en ce sens qu’elle paraissait sans retenue, n’était rien d’autre que la communication avec elle-même, transparente, immanente, malgré les combats, débats, controverses, où l’intelligence calculatrice s’exprimait moins que l’effervescence presque pure (en tout cas, sans mépris, sans hauteur ni bassesse), – c’est pourquoi on pouvait pressentir que, l’autorité renversée ou plutôt négligée, se déclarait une manière encore jamais vécue de communisme que nulle idéologie n’était à même de récupérer ou de revendiquer. Pas de tentatives sérieuses de réformes, mais une présence innocente (à cause de cela suprêmement insolite) qui, aux yeux des hommes de pouvoir et échappant à leurs analyses, ne pouvait qu’être dénigrée par des expressions sociologiquement typiques, comme chienlit, c’est-à-dire le redoublement carnavalesque de leur propre désarroi, celui d’un commandement qui ne commandait plus rien, pas même à soi-même, contemplant, sans la voir, son inexplicable ruine.
Présence innocente, « commune présence » (René Char), ignorant ses limites, politique par le refus de ne rien exclure et la conscience d’être, telle quelle, l’immédiat-universel, avec l’impossible comme seul défi, mais sans volontés politiques déterminées et, ainsi, à la merci de n’importe quel sursaut des institutions formelles contre lesquelles on s’interdisait de réagir. C’est cette absence de réaction (Nietzsche pouvait passer pour en être l’inspirateur) qui laissa se développer la manifestation adverse qu’il eût été facile d’empêcher ou de combattre. Tout était accepté. L’impossibilité de reconnaître un ennemi, d’inscrire en compte une forme particulière d’adversité, cela vivifiait, mais précipitait vers le dénouement, qui, au reste, n’avait besoin de rien dénouer, dès lors que l’événement avait eu lieu. L’événement ? Et est-ce que cela avait eu lieu ?
C’était là, c’est encore là l’ambiguïté de la présence – entendue comme utopie immédiatement réalisée –, par conséquent sans avenir, par conséquent sans présent : en suspens comme pour ouvrir le temps à un au-delà de ses déterminations usuelles. Présence du peuple ? Il y avait déjà abus dans le recours à ce mot complaisant. Ou bien, il fallait l’entendre, non comme l’ensemble des forces sociales, prêtes à des décisions politiques particulières, mais dans son refus instinctif d’assumer aucun pouvoir, dans sa méfiance absolue à se confondre avec un pouvoir auquel il se déléguerait, donc dans sa déclaration d’impuissance. De là l’équivoque des comités qui se multiplièrent (et dont j’ai déjà parlé), qui prétendaient organiser l’inorganisation, tout en respectant celle-ci, et qui ne devaient pas se distinguer de « la foule anonyme et sans nombre, du peuple en manifestation spontanée » (Georges Préli2). Difficulté d’être des comités d’action sans action, ou des cercles d’amis qui désavouaient leur amitié antérieure pour en appeler à l’amitié (la camaraderie sans préalable) que véhiculait l’exigence d’être là, non comme personne ou sujet, mais comme les manifestants du mouvement fraternellement anonyme et impersonnel.
Présence du « peuple » dans sa puissance sans limite qui, pour ne pas se limiter, accepte de ne rien faire : je pense qu’à l’époque toujours contemporaine il n’y en a pas eu d’exemple plus certain que celui qui s’affirma dans une ampleur souveraine, lorsque se trouva réunie, pour faire cortège aux morts de Charonne, l’immobile, la silencieuse multitude dont il n’y avait pas lieu de comptabiliser l’importance, car on ne pouvait rien y ajouter, rien en soustraire : elle était là tout entière, non pas comme chiffrable, numérable, ni même comme totalité fermée, mais dans l’intégralité qui dépassait tout ensemble, en s’imposant calmement au-delà d’elle-même. Puissance suprême, parce qu’elle incluait, sans se sentir diminuée, sa virtuelle et absolue impuissance : ce que symbolisait bien le fait qu’elle était là comme le prolongement de ceux qui ne pouvaient plus être là (les assassinés de Charonne) : l’infini qui répondait à l’appel de la finitude et qui y faisait suite en s’opposant à elle. Je crois qu’il y eut alors une forme de communauté, différente de celle dont nous avons cru définir le caractère, un des moments où communisme et communauté se rejoignent et acceptent d’ignorer qu’ils se sont réalisés en se perdant aussitôt. Il ne faut pas durer, il ne faut pas avoir part à quelque durée que ce soit. Cela fut entendu en ce jour exceptionnel : personne n’eut à donner un ordre de dispersion. On se sépara par la même nécessité qui avait rassemblé l’innombrable. On se sépara instantanément, sans qu’il y eût de reste, sans que se soient formées ces séquelles nostalgiques par lesquelles s’altère la manifestation véritable en prétendant persévérer en groupes de combat. Le peuple n’est pas ainsi. Il est là, il n’est plus là ; il ignore les structures qui pourraient le stabiliser. Présence et absence, sinon confondues, du moins s’échangeant virtuellement. C’est en cela qu’il est redoutable pour les détenteurs d’un pouvoir qui ne le reconnaît pas : ne se laissant pas saisir, étant aussi bien la dissolution du fait social que la rétive obstination à réinventer celui-ci en une souveraineté que la loi ne peut circonscrire, puisqu’elle la récuse tout en se maintenant comme son fondement.
Il y a assurément un abîme que nulle supercherie de rhétorique ne peut supprimer entre la puissance impuissante de ce qu’on ne peut nommer autrement que par le mot si facile à méconnaître : le peuple (ne pas le traduire par Volk), et l’étrangeté de cette société antisociale ou de l’association toujours prête à se dissocier que forment les amis et les couples. Pourtant, certains traits les distinguent, qui les rapprochent : le peuple (surtout si on évite de le sacraliser) n’est pas l’État, pas plus qu’il n’est la société en personne, avec ses fonctions, ses lois, ses déterminations, ses exigences qui constituent sa finalité la plus propre. Inerte, immobile, moins le rassemblement que la dispersion toujours imminente d’une présence occupant momentanément tout l’espace et toutefois sans lieu (utopie), une sorte de messianisme n’annonçant rien que son autonomie et son désœuvrement (à condition qu’on la laisse à elle-même, sinon elle se modifie aussitôt et devient un système de force, prompte à se déchaîner) : ainsi est le peuple des hommes, qu’il est loisible de considérer comme le succédané abâtardi du peuple de Dieu (assez semblable à ce qu’aurait pu être le rassemblement des enfants d’Israël en vue de l’Exode si en même temps ils s’étaient réunis en oubliant de partir), ou bien le rendant identique à « l’aride solitude des forces anonymes » (Régis Debray). Cette « aride solitude » est précisément ce qui justifie le rapprochement avec ce que Georges Bataille a appelé « le monde vrai des amants », sensible qu’il était à l’antagonisme entre la société ordinaire et « le relâchement sournois du lien social » que suppose un tel monde qui précisément est l’oubli du monde : affirmation d’un rapport si singulier entre les êtres que l’amour même n’y est pas nécessaire, puisque celui-ci, qui au reste n’est jamais sûr, peut imposer son exigence dans un cercle où son obsession va jusqu’à prendre la forme de l’impossibilité d’aimer : soit le tourment non ressenti, incertain, de ceux qui, ayant perdu « l’intelligence de l’amour » (Dante), veulent cependant encore tendre vers les seuls êtres dont ils ne sauraient se rapprocher par nulle passion vivante.
Est-ce ce tourment que Marguerite Duras a nommé « la maladie de la mort » ? Quand j’ai abordé la lecture de son livre, attiré par ce titre énigmatique, je ne le savais pas, et je puis dire que par chance je ne le sais toujours pas. C’est ce qui m’autorise à reprendre comme à neuf la lecture et son commentaire, l’un et l’autre s’éclairant et s’obscurcissant. Qu’en est-il d’abord de ce titre, La Maladie de la mort, qui, peut-être venu de Kierkegaard, à lui seul semble tenir ou détenir son secret ? Une fois prononcé, tout est dit, sans qu’on sache ce qui est à dire, le savoir n’étant pas à sa mesure. Diagnostic ou sentence ? Dans sa sobriété, il y a une outrance. Cette outrance est celle du mal. Le mal (moral ou physique) est toujours excessif. Il est l’insupportable qui ne se laisse pas interroger. Le mal, dans l’excès, le mal comme « la maladie de la mort », ne saurait être circonscrit à un « je » conscient ou inconscient, il concerne d’abord l’autre, et l’autre – autrui – est l’innocent, l’enfant, le malade dont la plainte retentit comme le scandale « inouï », parce qu’il dépasse l’entente, tout en me vouant à y répondre sans que j’en aie le pouvoir.
Ces remarques ne nous éloignent pas du texte qui nous est proposé ou plus exactement imposé – car c’est un texte déclaratif, et non pas un récit, même s’il en a l’apparence. Tout est décidé par un « Vous » initial, qui est plus qu’autoritaire, qui interpelle et détermine ce qui arrivera ou pourrait arriver à celui qui est tombé dans les rets d’un sort inexorable. Par facilité, on dira que c’est le « vous » du metteur en scène donnant des indications à l’acteur qui doit faire surgir du néant la figure passagère qu’il incarnera. Soit, mais il faut l’entendre alors comme le Metteur en scène suprême : le Vous biblique qui vient d’en haut et fixe prophétiquement les grands traits de l’intrigue dans laquelle nous avançons dans l’ignorance de ce qui nous est prescrit.
« Vous devez ne pas la connaître, l’avoir trouvée partout à la fois, dans un hôtel, dans une rue, dans un train, dans un bar, dans un livre, dans un film, en vous-même3... » À elle, jamais le « Vous » ne s’adresse, il est sans pouvoir sur elle, indéterminée, inconnue, irréelle, en cela imprenable dans sa passivité, absente dans sa présence endormie et éternellement passagère.
Selon une première lecture, on expliquera : c’est simple – un homme qui n’a jamais connu que ses semblables, c’est-à-dire seulement d’autres hommes qui ne sont que la multiplication de lui-même, un homme donc et une jeune femme, liée par un contrat payé pour quelques nuits, pour toute une vie, ce qui fait que la critique hâtive a parlé d’une prostituée, alors qu’elle précise elle-même qu’elle ne l’est pas, mais qu’il y a un contrat – rapport seulement contractuel (le mariage, l’argent) – parce qu’elle a pressenti dès l’abord, sans le savoir distinctement, qu’incapable de pouvoir aimer il ne peut s’approcher d’elle que conditionnellement, en conclusion d’un marché, de même qu’elle s’abandonne en apparence entièrement, mais n’abandonnant que la part d’elle-même qui est sous contrat, préservant ou réservant la liberté qu’elle n’aliène pas. D’où l’on pourrait conclure que, dès l’origine, l’absolu des rapports a été perverti et que, dans une société marchande, il y a certes commerce entre les êtres mais jamais une « communauté » véritable, jamais une connaissance qui soit plus qu’un échange de « bons » procédés, fussent-ils aussi extrêmes qu’on puisse les concevoir. Rapports de forces où c’est celui qui paye ou qui entretient qui est dominé, frustré par son pouvoir même, lequel ne mesure que son impuissance.
Cette impuissance n’est nullement l’impuissance banale d’un homme défaillant, face à une femme qu’il ne saurait rejoindre sexuellement. Il fait tout ce qui doit être fait. Elle le dit avec sa concision sans réplique : « Cela est fait. » Davantage, il lui arrive « par distraction » de provoquer le cri de la jouissance, « le grondement sourd et lointain de sa jouissance à travers sa respiration »; il lui arrive même de lui faire dire : « Quel bonheur. » Mais, comme rien en lui ne correspond à ces mouvements excessifs (ou qu’il juge tels), ils lui paraissent inconvenants, il les réprime, il les annule, parce qu’ils sont l’expression d’une vie qui s’exhibe (se manifeste), alors qu’il en est, et depuis toujours, privé.
Le manque de sentiment, le manque d’amour, c’est cela, donc, qui signifierait la mort, cette maladie mortelle dont l’un est frappé sans justice et dont l’autre apparemment est indemne, bien qu’elle en soit la messagère et, à ce titre, non déchargée de responsabilité. Conclusion qui pourtant nous déçoit, dans la mesure où elle s’en tient à des données explicables, même si le texte nous y invite.
À la vérité, le texte n’est mystérieux que parce qu’il est irréductible. C’est de là que vient sa densité, plus encore que de sa brièveté. Chacun peut se faire, à son gré, une idée des personnages, particulièrement de la jeune femme dont la présence-absence est telle qu’elle s’impose presque seule en dépassant la réalité à laquelle elle s’ajuste. D’une certaine manière, elle seule existe, elle est décrite : jeune, belle, personnelle, sous le regard qui la découvre, par les mains ignorantes qui la conçoivent en croyant la toucher. Et, ne l’oublions pas, c’est la première femme pour lui et c’est, dès lors, la première femme pour tous, dans l’imaginaire qui la rend plus réelle qu’elle ne pourrait l’être en réalité, – celle qui est là, par-delà toutes les épithètes qu’on est tenté de lui attribuer pour fixer son être-là. Reste cette affirmation (il est vrai au conditionnel) : « Le corps aurait été long, fait dans une seule coulée, en une seule fois, comme par Dieu lui-même, avec la perfection indélébile de l’accident personnel. » « Comme par Dieu lui-même », ainsi Ève ou Lilith, mais sans nom, moins parce qu’elle est anonyme que parce qu’elle semble trop à part pour qu’aucun nom lui convienne. Deux traits encore lui donnent une réalité que rien de réel ne saurait suffire à limiter : c’est qu’elle est sans défense, la plus faible, la plus fragile et s’exposant par son corps sans cesse offert à la manière du visage, visage qui est dans sa visibilité absolue son évidence invisible – ainsi appelant le meurtre (« l’étranglement, le viol, les mauvais traitements, les insultes, les cris de haine, le déchaînement des passions entières, mortelles »), mais, par sa faiblesse même, par sa fragilité même, ne pouvant être tuée, préservée qu’elle est par l’interdit qui la rend intouchable dans sa constante nudité, la plus proche et la plus lointaine, l’intimité du dehors inaccessible (« vous regardez cette forme, vous en découvrez en même temps la puissance infernale [Lilith], l’abominable fragilité, la faiblesse, la force invisible de la faiblesse sans égale »).
L’autre trait de sa présence qui fait qu’elle est là et qu’elle n’est pas là : c’est qu’elle dort presque toujours, d’un sommeil qui ne s’interrompt même pas dans les paroles qui viennent d’elle, dans les questions qu’elle n’a pas le pouvoir de poser et surtout dans le jugement dernier qu’elle prononce et par lequel elle annonce à l’autre cette « maladie de la mort » qui constitue son seul destin – une mort non pas à venir, mais depuis toujours dépassée, puisqu’elle est l’abandon d’une vie qui n’a jamais été présente. Comprenons-le bien (s’il s’agit de comprendre, plutôt que de l’entendre à notre insu) : nous ne sommes pas face à cette vérité, hélas ordinaire : je meurs sans avoir vécu, n’ayant jamais fait rien d’autre que de mourir en vivant, ou d’ignorer cette mort qu’est la vie réduite à moi seul et par avance perdue, dans un manque impossible à apercevoir (thème, peut-être, de la nouvelle de Henry James, La Bête dans la jungle, jadis traduite et proposée au théâtre par Marguerite Duras : « Il avait été l’homme à qui rien ne devait arriver »).
« Elle, dans la chambre, elle dort. Elle dort. Vous [le vous implacable qui soit constate, soit maintient l’homme auquel il est adressé dans une obligation précédant toute loi] ne la réveillez pas. Le malheur grandit dans la chambre en même temps que s’étend son sommeil... Elle se tient toujours dans un sommeil égal... » Sommeil mystérieux, qui est à déchiffrer, comme il est à respecter, qui est son mode de vie et empêche qu’on ne sache rien d’elle, sauf sa présence-absence qui n’est pas sans rapport avec le vent, avec le voisinage de la mer que l’homme lui décrit et dont la blancheur ne se distingue pas de celle du lit immense qui est l’espace illimité de sa vie, son séjour et son éternité momentanée. Certes, on pense parfois à l’Albertine de Proust, dont le narrateur, penché sur son sommeil, n’était jamais aussi proche que lorsqu’elle dormait, parce qu’alors la distance, la préservant des mensonges et de la vulgarité de sa vie, permettait une communication idéale, il est vrai seulement idéale, réduite à la beauté vaine, à la pureté vaine de l’idée.
Mais, au contraire d’Albertine, mais peut-être aussi comme elle, si l’on pense à la destinée non dévoilée de Proust, cette jeune femme est à jamais séparée en raison de la proximité suspecte par laquelle elle s’offre, sa différence qui est celle d’une autre espèce, d’un autre genre, ou celle de l’absolument autre. (« Vous ne connaissez que la grâce du corps des morts, celle de vos semblables. Tout à coup la différence vous apparaît entre cette grâce du corps des morts et celle ici présente faite de faiblesse ultime que d’un geste on pourrait écraser, cette royauté. Vous découvrez que c’est là, en elle, que se fomente la maladie de la mort, que c’est cette forme devant vous déployée qui décrète la maladie de la mort. ») Passage étrange qui nous conduit presque brusquement à une autre version, à une autre lecture : « la maladie de la mort » n’est plus la seule responsabilité de celui – l’homme – qui ignore le féminin ou, même le connaissant, ne le connaît pas. La maladie se fomente aussi (ou d’abord) en celle qui est là et qui la décrète par son existence même.
Essayons donc d’aller plus loin dans la recherche (et non l’élucidation) de cette énigme qui s’obscurcit d’autant plus que nous prétendons la mettre à découvert, comme si, lecteur et, pis, explicateur, nous nous croyions pur de la maladie avec laquelle, d’une manière ou d’une autre, nous sommes aux prises. Assurément l’on pourrait dire que le propre de l’homme dont le « Vous » détermine ce qu’il doit faire est précisément de n’être rien qu’un « faire » incessant. Si la femme est sommeil, d’une passivité qui est accueil, offrande et subissement, et cependant, dans sa fatigue démesurée, telle qu’elle seule parle vraiment, lui qu’on ne décrit jamais, qu’on ne voit pas, il est toujours allant et venant, toujours à l’œuvre face à ce corps qu’il regarde dans le malheur, parce qu’il ne peut le voir entièrement, dans sa totalité impossible, sous tous ses aspects, alors qu’elle n’est « forme close » que dans la mesure où elle échappe à la sommation, à ce qui ferait d’elle un ensemble saisissable, une somme qui intégrerait l’infini et ainsi le réduirait à un fini intégrable. Tel est peut-être le sens de ce combat toujours perdu d’avance. Elle dort, il est plutôt le refus de dormir, l’impatience incapable de repos, l’insomniaque qui, dans le tombeau, garderait encore les yeux ouverts, dans l’attente de l’éveil qui ne lui est pas promis. Si la parole de Pascal est vraie, on pourrait affirmer que, des deux protagonistes, c’est lui qui dans sa tentative d’aimer, dans sa recherche sans relâche, est le plus digne, le plus proche, de cet absolu qu’il trouve en ne le trouvant pas. Qu’il lui soit au moins donné acte de cet acharnement à essayer de sortir de lui-même, sans cependant rompre les normes de sa propre anomalie où elle ne voit qu’un redoublement d’égoïsme (ce qui est un jugement peut-être précipité), de ce don des larmes qu’il verse en vain, sensible à sa propre insensibilité, et auquel elle répond sèchement : « Abandonnez cette habitude de pleurer sur vous-même, ce n’est pas la peine », tandis que le « Vous » souverain, qui semble savoir le secret des choses, dit : « Vous croyez pleurer de ne pas aimer, vous pleurez de ne pas imposer la mort. »
Quelle est donc la différence entre ces deux destinées, dont l’une poursuit l’amour qui lui est refusé et dont l’autre, par grâce, est faite pour l’amour, sait tout de l’amour, juge et condamne ceux qui échouent dans leur tentative d’aimer, mais de son côté s’offre seulement à être aimée (sous contrat), sans donner jamais des signes de sa propre aptitude à aller de la passivité jusqu’à la passion sans limites ? C’est peut-être cette dissymétrie qui arrête l’investigation du lecteur parce qu’elle échappe aussi à l’auteur : mystère inscrutable.
Est-ce la même dissymétrie qui, selon Levinas, marque l’irréciprocité du rapport éthique entre moi et autrui, moi qui n’est jamais à égalité avec l’Autre, inégalité que mesure l’impressionnante parole : Autrui est toujours plus près de Dieu que moi (quelque sens qu’on prête à ce nom qui nomme l’innommable) ? Ce n’est pas sûr et ce n’est pas si clair. L’amour est peut-être une pierre d’achoppement pour l’éthique, à moins qu’il ne la mette en question seulement en l’imitant. De même que le partage de l’humain entre masculin et féminin fait problème dans les diverses versions de la Bible. On le sait bien, il n’a pas été nécessaire d’attendre Bizet pour apprendre que « l’amour n’a jamais connu de loi ». Alors, retour à la sauvagerie qui ne transgresse même pas les interdits, puisqu’elle les ignore, ou bien à l’« aorgique » (Hölderlin) qui dérange tout rapport de société, juste ou injuste, et, réfractaire à chaque tierce personne, ne saurait se contenter d’une société à deux où régnerait la réciprocité du « je-tu », mais évoque plutôt le tohu-bohu initial d’avant la création, la nuit sans terme, le dehors, l’ébranlement fondamental ? (Chez les Grecs, selon Phèdre, l’Amour est presque aussi ancien que le Chaos.)
Il y a ici un commencement de réponse : « Vous demandez comment le sentiment d’aimer pourrait survenir. Elle vous répond : Peut-être d’une faille soudaine dans la logique de l’univers. Elle dit : Par exemple d’une erreur. Elle dit : jamais d’un vouloir. » Contentons-nous de ce savoir qui ne « saurait » en être un. Qu’annonce-t-il ? Qu’il faut que, dans l’homogénéité – l’affirmation du Même – qu’exige la compréhension, surgisse l’hétérogène, l’Autre absolu avec qui tout rapport signifie : pas de rapport, l’impossibilité que le vouloir et peut-être même le désir franchissent l’infranchissable, dans la rencontre clandestine, soudaine (hors du temps), qui s’annule avec le sentiment ravageur, jamais assuré d’être éprouvé en celui que ce mouvement destine à l’autre en le privant peut-être de « soi ». Sentiment ravageur, à la vérité au-delà de tout sentiment, ignorant le pathos, débordant la conscience, rompant avec le souci de moi-même et exigeant sans droit ce qui se dérobe à toute exigence, parce que, dans ma demande, il n’y a pas seulement l’au-delà de ce qui pourrait la satisfaire, mais l’au-delà de ce qui est demandé. Surenchère, outrance de vie qui ne peut être contenue en elle et, ainsi, interrompant la prétention à toujours persévérer dans l’être, expose à l’étrangeté d’un mourir interminable ou d’une « erreur » sans fin.
C’est ce que suggère encore l’oracle qui, dans le texte, ajoute aux précédentes réponses (réponses à la question toujours répétée, « D’où pourrait survenir le sentiment d’aimer ? ») cette ultime réplique : « De tout... de l’approche de la mort...» Ainsi revient la duplicité du mot mort4, de cette maladie de la mort qui désignerait tantôt l’amour empêché, tantôt le pur mouvement d’aimer, l’un et l’autre appelant l’abîme, la nuit noire que découvre le vide vertigineux « des jambes écartées » (ici, comment ne pas songer à Madame Edwarda ?).
Pas de fin donc à un récit qui dit aussi à sa façon : plus de récit, et pourtant une fin, peut-être une rémission, peut-être une condamnation définitive. Car voici que la jeune femme un jour n’est plus là. Disparition qui ne saurait étonner, puisqu’elle n’est que l’épuisement d’un apparaître qui ne se donnait que dans le sommeil. Elle n’est plus là, mais si discrètement, si absolument, que son absence supprime son absence, de sorte que la rechercher est vain, de même que la reconnaître serait impossible et que la rejoindre, fût-ce dans la seule pensée qu’elle n’a existé que par l’imaginaire, ne peut interrompre la solitude où se murmure indéfiniment la parole testamentaire : maladie de la mort. Et voici les derniers mots (sont-ils derniers ?) : « Très vite, vous abandonnez, vous ne la cherchez plus, ni dans la ville, ni dans la nuit, ni dans le jour. / Ainsi cependant vous avez pu vivre cet amour de la seule façon qui puisse se faire pour vous, en le perdant avant qu’il ne soit advenu. » Conclusion qui dans son admirable densité dit peut-être, non pas l’échec de l’amour dans un cas singulier, mais l’accomplissement de tout amour véritable qui serait de se réaliser sur le seul mode de la perte, c’est-à-dire de se réaliser en perdant non pas ce qui vous a appartenu mais ce qu’on n’a jamais eu, car le « je » et « l’autre » ne vivent pas dans le même temps, ne sont jamais ensemble (en synchronie), ne sauraient donc être contemporains, mais séparés (même unis) par un « pas encore » qui va de pair avec un « déjà plus ». N’est-ce pas Lacan qui disait (citation peut-être inexacte) : désirer, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ? Ce qui ne signifie pas qu’aimer ne se vit que sur le mode de l’attente ou de la nostalgie, termes qui se réduisent trop facilement à un registre psychologique, alors que la relation qui ici est en jeu n’est pas mondaine, supposant même la disparition, voire l’effondrement du monde. Rappelons-nous la parole d’Iseult : « Nous avons perdu le monde, et le monde nous. » Et rappelons-nous encore que même la réciprocité du rapport d’amour, tel que le représente l’histoire de Tristan et d’Iseult, paradigme de l’amour partagé, exclut aussi bien la simple mutualité que l’unité où l’Autre se fondrait dans le Même. Ce qui revient à pressentir que la passion échappe à la possibilité, échappant, pour ceux qui en sont saisis, à leurs propres pouvoirs, à leur décision et même à leur « désir », en cela l’étrangeté même, n’ayant égard ni à ce qu’ils peuvent ni à ce qu’ils veulent, mais les attirant dans l’étrange où ils deviennent étrangers à eux-mêmes, dans une intimité qui les rend, aussi, étrangers l’un à l’autre. Ainsi, donc, éternellement séparés, comme si la mort était en eux, entre eux ? Non pas séparés, ni divisés : inaccessibles et, dans l’inaccessible, sous un rapport infini.
C’est ce que je lis dans ce récit sans anecdote où l’impossible amour (quelle qu’en soit l’origine) peut se traduire par une analogie avec les mots premiers de l’éthique (tels que Levinas nous les a découverts) : attention infinie à Autrui, comme à celui que son dénuement met au-dessus de tout être, obligation urgente et ardente qui rend dépendant, « otage » et, Platon le disait déjà, esclave par-delà toute forme de servilité admise. Mais la morale est loi et la passion défie toute loi ? Précisément, c’est ce que ne dit pas Levinas, contrairement à certains de ses commentateurs. Il n’y a possibilité de l’éthique que si, l’ontologie – qui réduit toujours l’Autre au Même – lui cédant le pas, peut s’affirmer une relation antérieure telle que le moi ne se contente pas de reconnaître l’Autre, de s’y reconnaître, mais se sent mis en question par lui au point de ne pouvoir lui répondre que par une responsabilité qui ne saurait se limiter et qui s’excède sans s’épuiser. Responsabilité ou obligation envers Autrui qui ne vient pas de la Loi mais d’où celle-ci viendrait dans ce qui la rend irréductible à toutes les formes de légalité par lesquelles nécessairement on cherche à la régulariser tout en la prononçant comme l’exception ou l’extra-ordinaire qui ne s’énonce dans aucun langage déjà formulé5.
Obligation qui n’est pas un engagement au nom de la Loi, mais comme antérieure à l’être et à la liberté, lorsque celle-ci se confond avec la spontanéité. « Je » ne suis pas libre envers autrui si je suis toujours libre de décliner l’exigence qui me déporte de moi-même et m’exclut à la limite de moi. Mais n’en est-il pas ainsi de la passion ? Celle-ci nous engage fatalement, et comme malgré nous, pour un autre qui nous attire d’autant plus qu’il nous semble hors de la possibilité d’être rejoint, tellement il est au-delà de tout ce qui nous importe.
Ce saut qui s’affirme par l’amour – symbolisé par le bond prodigieux de Tristan jusqu’à la couche d’Iseult afin qu’il ne soit pas laissé de traces terrestres de leur rapprochement – évoque le « saut mortel » qui selon Kierkegaard est nécessaire pour s’élever jusqu’au stade éthique et surtout religieux. Saut mortel qui prendra forme dans cette question : « Un homme a-t-il le droit de se faire mettre à mort au nom de la vérité ? » Au nom de la vérité ? Cela fait problème : mais pour autrui, pour l’assistance à autrui ? La réponse est déjà dans Platon, où il est dit, avec la force de la simplicité, par la voix de Phèdre : « Cela n’est pas douteux, mourir pour autrui, c’est à quoi, seuls, consentent ceux qui s’aiment. » Et, de citer l’exemple d’Alceste, prenant par pure tendresse la place de son mari (c’est vraiment la « substitution », le « l’un pour l’autre ») afin de lui épargner la condamnation à la mort. À quoi il est vrai Diotime (elle détient, en tant que femme et étrangère, le savoir suprême de l’Amour) ne tardera pas à répliquer qu’Alceste n’a nullement demandé à mourir pour son mari, mais pour acquérir, par un acte sublime, le renom qui, dans la mort même, la rendra immortelle. Non pas qu’elle n’aimât point, mais parce qu’il n’y a d’autre objet d’amour que l’immortalité. Ce qui nous met sur la voie oblique qu’ouvre l’amour comme moyen dialectique pour cheminer, de bond en bond, jusqu’à la spiritualité la plus haute.
Quelle que soit l’importance de l’amour platonicien, enfant du vide avide et de la ressource retorse, on sent bien que la conception de Phèdre n’est pas réfutée. L’amour, plus fort que la mort. L’amour qui ne supprime pas la mort, mais passe la limite que celle-ci représente et, ainsi, la rend sans pouvoir au regard de l’assistance à autrui (ce mouvement infini qui porte vers lui et, dans cette tension, ne laisse pas le temps de revenir au souci de « moi »). Non pas pour glorifier la mort en glorifiant l’amour, mais peut-être au contraire pour donner à la vie une transcendance sans gloire qui la met, sans terme, au service de l’autre.
Je ne dis pas que, par là, éthique et passion se retrouvent confondues. À la passion reste en propre et en compte que son mouvement, peu résistible, ne dérange pas la spontanéité, ni le conatus, mais en est au contraire la surenchère, qui peut aller jusqu’à la destruction. Et ne faut-il pas au moins ajouter qu’aimer, c’est assurément avoir en vue l’autre seul, non pas en tant que tel, mais comme l’unique qui éclipse tous les autres et les annule ? De là que la démesure soit sa seule mesure et que la violence et la mort nocturne ne puissent être exclues de l’exigence d’aimer. Ainsi que le rappelle Marguerite Duras : « L’envie d’être au bord de tuer un amant, de le garder pour vous, pour vous seul, de le prendre, de le voler contre toutes les lois, contre tous les empires de la morale, vous ne la connaissez pas...? » Non, il ne la connaît pas. D’où l’implacable et le dédaigneux verdict : « C’est curieux un mort. »
Il ne répond pas. Je me garderai de répondre à sa place, sinon, revenant encore aux Grecs, je murmurerais : Mais je sais qui vous êtes. Non pas l’Aphrodite céleste ou ouranienne qui ne se satisfait que de l’amour des âmes (ou des garçons), ni l’Aphrodite terrestre ou populaire qui veut encore les corps et même les femmes, afin que, par elles, il soit engendré ; ni seulement l’une, ni seulement l’autre ; mais vous êtes encore la troisième, la moins nommée, la plus redoutée et, à cause de cela, la plus aimée, celle qui se cache derrière les deux autres dont elle n’est pas séparable : l’Aphrodite chtonienne ou souterraine qui appartient à la mort6 et y conduit ceux qu’elle choisit ou qui se laissent choisir, unissant, comme on le voit ici, la mer dont elle naît (et ne cesse de naître), la nuit qui désigne le perpétuel sommeil et l’injonction silencieuse adressée à la « communauté des amants », afin que ceux-ci, répondant à l’exigence impossible, s’exposent l’un pour l’autre à la dispersion de la mort. Une mort, par définition, sans gloire, sans consolation, sans recours, à laquelle nulle autre disparition ne saurait s’égaler, à l’exception peut-être de celle qui s’inscrit dans l’écriture, lorsque l’œuvre qui en est la dérive est par avance renoncement à faire œuvre, indiquant seulement l’espace où retentit, pour tous et pour chacun, et donc pour personne, la parole toujours à venir du désœuvrement.
Par le venin de l’immortalité
S’achève la passion des femmes
(Marina Tsvetaïeva, Eurydice à Orphée)
La communauté des amants. Ce titre romantique que j’ai donné à des pages où il n’y a ni relation partagée ni amants certains n’est-il pas paradoxal ? Assurément. Mais ce paradoxe confirme peut-être l’extravagance de ce qu’on cherche à désigner du nom de communauté. De même qu’il y a lieu de distinguer difficilement entre communauté traditionnelle et communauté élective (la première nous est imposée sans que notre liberté en décide : c’est la socialité de fait, ou encore la glorification de la terre, du sang, voire de la race ; mais la seconde ? On l’appelle élective en ce sens qu’elle n’existerait que par une décision qui rassemble ses membres autour d’un choix sans lequel elle n’aurait pu avoir lieu ; ce choix est-il libre ? Ou, du moins, cette liberté suffit-elle à exprimer, à affirmer le partage qui est la vérité de cette communauté ?), de même on peut s’interroger sur ce qui permettrait de parler sans équivoque de la communauté des amants. Georges Bataille a écrit : « Si ce monde n’était pas sans cesse parcouru par les mouvements convulsifs des êtres qui se cherchent l’un l’autre..., il aurait l’apparence d’une dérision offerte à ceux qu’il fait naître. » Mais qu’en est-il de ces mouvements « convulsifs » qui sont appelés à valoriser le monde ? S’agit-il de l’amour (heureux ou malheureux) qui forme société dans la société et reçoit de celle-ci son droit à être connu comme société légale ou conjugale ? Ou bien s’agit-il d’un mouvement qui ne supporte aucun nom – ni amour ni désir – mais qui attire les êtres pour les jeter les uns vers les autres (deux par deux ou plus collectivement), selon leur corps ou selon leur cœur et leur pensée, en les arrachant à la société ordinaire ? Dans le premier cas (définissons-le trop simplement par l’amour conjugal), il est clair que la « communauté des amants » atténue son exigence propre par le compromis qu’elle établit avec la collectivité qui lui permet de durer en la faisant renoncer à ce qui la caractérise : son secret derrière lequel se dérobent « d’exécrables excès7 ». Dans le deuxième cas, la communauté des amants ne se soucie plus des formes de la tradition, ni d’aucun agrément social, fût-il le plus permissif. De ce point de vue, les maisons dites closes ou leurs succédanés, pas plus que les châteaux de Sade, ne constituent une marginalité, capable d’ébranler la société. Au contraire : puisque de tels lieux spécialisés restent autorisés et d’autant plus qu’ils sont interdits. Ce n’est pas parce que Madame Edwarda est une fille qui s’exhibe d’une manière somme toute banale en exhibant son sexe comme la partie la plus sacrée de son être qu’elle rompt avec notre monde ou avec tout monde, c’est plutôt parce que cette exhibition la dérobe en la livrant à une singularité insaissable (on ne peut plus la saisir, à proprement parler) et qu’ainsi, avec la complicité de l’homme qui l’aime momentanément d’une passion infinie, elle s’abandonne – c’est en cela qu’elle symbolise le sacrifice – au premier venu (le chauffeur) qui ne sait pas, qui ne saura jamais qu’il est en rapport avec ce qu’il y a de plus divin ou avec l’absolu qui rejette toute assimilation.
La communauté des amants, que ceux-ci le veuillent ou non, qu’ils en jouissent ou non, qu’ils soient liés par le hasard, « l’amour fou », la passion de la mort (Kleist), a pour fin essentielle la destruction de la société. Là où se forme une communauté épisodique entre deux êtres qui sont faits ou qui ne sont pas faits l’un pour l’autre, se constitue une machine de guerre ou pour mieux dire une possibilité de désastre qui porte en elle, fût-ce à dose infinitésimale, la menace de l’annihilation universelle. C’est à ce niveau qu’il faut considérer le « scénario » qui s’est imposé à Marguerite Duras et qui nécessairement l’implique elle-même du moment qu’elle l’a imaginé. Les deux êtres qui nous sont montrés représentent, sans joie, sans bonheur, et aussi séparés qu’ils paraissent, l’espoir de singularité qu’ils ne peuvent partager avec nul autre, non seulement parce qu’ils sont enfermés, mais parce que, dans leur indifférence commune, ils sont enfermés avec la mort que l’une révèle à l’autre comme ce qu’il incarne et comme le coup qu’elle voudrait recevoir de lui, signe de la passion qu’elle attend en vain. D’une certaine manière, en mettant en scène un homme qui est séparé à jamais du féminin, même lorsqu’il s’unit à une femme de hasard à qui il procure une jouissance qu’il ne partage pas, Marguerite Duras a pressenti qu’il fallait dépasser le cercle aimanté qui figure, avec trop de complaisance, l’union romantique des amants, ceux-ci fussent-ils aveuglément portés par le besoin de se perdre plus que par le souci de se trouver. Et pourtant elle reproduit une des éventualités que l’imaginaire de Sade (et sa vie même) nous a offertes comme l’exemple banal du jeu des passions. L’apathie, l’impassibilité, le non-lieu des sentiments et l’impuissance sous toutes ses formes, non seulement n’empêchent pas les relations des êtres, mais conduisent ces relations au crime, qui est la forme ultime et (si l’on peut dire) incandescente de l’insensibilité. Mais, justement, dans le récit que nous tournons et retournons comme pour en extorquer le secret, la mort est appelée et, en même temps, dévalorisée, l’impuissance étant telle qu’elle ne va pas jusque-là, soit qu’elle paraisse trop mesurée ou au contraire qu’elle atteigne à une démesure que Sade lui-même ignore.
Voici la chambre, l’espace clos ouvert à la nature, fermé aux autres hommes, où, durant un temps indéfini calculé en nuits, mais chaque nuit ne saurait prendre fin, deux êtres ne tentent de s’unir que pour vivre (et d’une certaine façon célébrer) l’échec qui est la vérité de ce que serait leur union parfaite, le mensonge de cette union qui toujours s’accomplit en ne s’accomplissant pas. Forment-ils, malgré cela, quelque chose comme une communauté ? C’est plutôt à cause de cela qu’ils forment une communauté. Ils sont l’un à côté de l’autre, et cette contiguïté qui passe par toutes les espèces d’une intimité vide les préserve de jouer la comédie d’une entente « fusionnelle ou communionnelle ». Communauté d’une prison, organisée par l’un, consentie par l’autre, où ce qui est en jeu, c’est bien la tentative d’aimer – mais pour Rien, tentative qui n’a finalement d’autre objet que ce rien qui les anime à leur insu et qui ne les expose à rien d’autre qu’à se toucher vainement. Ni joie, ni haine, une jouissance solitaire, des larmes solitaires, la pression d’un Surmoi implacable, et finalement une seule souveraineté, celle de la mort qui rôde, qui se laisse évoquer et non pas partager, la mort dont on ne meurt pas, la mort sans pouvoir, sans effet, sans œuvre qui, dans la dérision qu’elle offre, garde l’attrait de « la vie inexprimable, la seule en fin de compte à laquelle tu acceptes de t’unir » (René Char). Comment ne pas chercher dans cet espace où, durant un temps qui va du crépuscule à l’aurore, deux êtres n’ont d’autres raisons d’exister que de s’exposer entièrement l’un à l’autre, entièrement, intégralement, absolument, afin que comparaisse, non pas à leurs yeux mais à nos yeux, leur commune solitude, oui, comment n’y pas chercher et comment n’y pas retrouver « la communauté négative, la communauté de ceux qui n’ont pas de communauté »?
D’une certaine manière, il ne doit pas échapper que je ne parle plus exactement, comme il le faudrait, du texte de Marguerite Duras. Si je m’efforce de moins le trahir, je retrouve l’étrangeté de la jeune femme qui est toujours là, et comme éternellement, dans sa fragilité, prête à accueillir tout ce qui pourrait lui être demandé. Mais, cela à peine écrit, je me rends compte qu’il faut nuancer : elle est refus aussi, par exemple elle refuse de l’appeler, lui, par son nom, c’est-à-dire de le faire exister nominalement ; de même qu’elle n’accepte pas ses larmes dont elle ne donne qu’une interprétation restrictive : elle les ignore, protégée qu’elle est de lui, encombrant le monde tout entier sans lui laisser la moindre place ; de même, enfin, qu’elle refuse d’entendre l’histoire de l’enfant, de son enfance par laquelle, sans doute, il voudrait justifier, ayant trop aimé sa mère, de ne pouvoir aimer celle-ci à nouveau incestueusement en elle – histoire unique pour lui, banale pour elle (« elle a entendu et lu aussi beaucoup de fois cette histoire, partout, dans beaucoup de livres »). Ce qui signifie qu’elle ne saurait se limiter à être mère, un substitut de la mère, dépassant toute spécificité qui la caractériserait comme telle ou telle, par là, l’absolument féminin, et pourtant cette femme-ci, vivante au point d’être près de la mort s’il était capable de la lui donner. Elle accueille donc tout de lui, sans cesser de l’enfermer dans sa clôture d’homme qui n’a de rapports qu’avec d’autres hommes, ce qu’elle tend à désigner comme sa « maladie » ou comme l’une des formes de cette maladie, par elle-même infiniment plus vaste.
(L’homosexualité, pour en venir à ce nom qui n’est jamais prononcé, n’est pas « la maladie de la mort », elle la fait seulement apparaître, d’une manière un peu factice, puisqu’il est difficile de contester que toutes les nuances du sentiment, du désir à l’amour, sont possibles entre les êtres, qu’ils soient semblables ou dissemblables.) Sa maladie ? La maladie de la mort ? elle est mystérieuse ; elle est repoussante, elle est attirante. C’est parce que la jeune femme a pressenti qu’il en était atteint ou qu’il était atteint d’une singularité encore difficile à nommer qu’elle a accepté le contrat, c’est-à-dire de s’enfermer avec lui. Elle ajoute qu’elle a su, dès qu’il a parlé, mais qu’elle a su sans savoir, sans pouvoir encore nommer : « Pendant les premiers jours je n’ai pas su nommer cette maladie. Et puis ensuite j’ai pu le faire. » Mais les réponses qu’elle donne au sujet d’une telle maladie mortelle, si précises qu’elles soient, et qui reviennent à dire : il meurt de n’avoir pas vécu, il meurt sans que sa mort soit mort à aucune vie (il ne meurt donc pas ou sa mort le prive d’un manque dont il n’aura jamais connaissance), de telles réponses n’ont pas une valeur définitive. D’autant moins que c’est lui, l’homme sans vie, qui a organisé la tentative d’aller chercher la vie « dans la connaissance de ça » (le corps féminin : là est l’existence même), dans la connaissance de ce qui incarne la vie, de « cette coïncidence entre cette peau et la vie qu’elle recouvre », et dans l’approche risquée d’un corps capable de mettre au monde des enfants (ce qui veut bien dire qu’elle est aussi la mère pour lui, même si ce n’est pas pour elle d’une importance particulière). Voilà ce qu’il veut essayer, essayer « plusieurs jours... peut-être même pendant toute sa vie ». C’est là sa demande, et il la précise en réponse à la question : « Essayer quoi ? »« Vous dites : D’aimer. » Une telle réponse peut paraître naïve, touchante aussi, à la mesure de son ignorance, comme si l’amour pouvait naître d’un vouloir-aimer (elle répondra, on s’en souvient : « Jamais d’un vouloir ») et comme si l’amour, toujours injustifiable, ne supposait pas la rencontre unique, imprévisible. Et cependant, dans sa naïveté, il va peut-être plus loin que ceux qui croient savoir. En cette femme fortuite, avec qui il veut « essayer, essayer », c’est à toutes les femmes, à leur magnificence, leur mystère, leur royauté, ou plus simplement à l’inconnu qu’elles représentent, à leur « réalité dernière », qu’il ne peut que se heurter ; il n’y a pas de femme quelconque, ce n’est pas par la décision arbitraire de l’écrivain que cette femme-ci acquiert peu à peu la vérité de son corps mythique : cela lui est donné et c’est le don qu’elle fait sans qu’il puisse être reçu, ni par lui ni par personne, peut-être seulement, et partiellement, par le lecteur. La communauté entre ces deux êtres, qui ne se place jamais à un niveau psychologique, ni sociologique, la plus étonnante qui soit et cependant la plus évidente, dépasse le mythique et le métaphysique.
Il y a bien des rapports entre eux : de sa part, un certain désir – désir sans désir, puisqu’il peut s’unir à elle, et qui est plutôt ou qui est surtout un désir-savoir, une tentative de s’approcher en elle de ce qui se soustrait à toute approche, de la voir telle qu’elle est, et pourtant il ne la voit pas ; il sent qu’il ne la voit jamais (en ce sens, c’est son anti-Béatrice, Béatrice étant toute dans la vision qu’on a d’elle, vision qui suppose l’échelle de toutes les vues, de la vue physique foudroyante à la visibilité absolue où elle ne se distingue plus de l’Absolu lui-même : Dieu, le théos, théorie, l’ultime de ce qui est à voir) – et, en même temps, elle ne lui inspire nulle répugnance, seulement un rapport d’apparente insensibilité qui n’est pas de l’indifférence, s’il appelle des larmes et encore des larmes. Et peut-être l’insensibilité ouvre-t-elle l’homme qui croit s’y arrêter à un plaisir qu’on ne saurait nommer : « Peut-être prenez-vous à elle un plaisir inconnu de vous, je ne sais pas » (donc, l’instance suprême ne peut se prononcer : le plaisir est essentiellement ce qui échappe) ; de même, elle lui découvre la solitude, il ne sait pas si ce corps nouveau qu’il atteint sans pouvoir l’atteindre le rend moins seul ou au contraire le fait devenir seul : auparavant, il ne savait pas que ses rapports avec les autres, ses semblables, étaient peut-être aussi des rapports de solitude, laissant de côté, par pudeur, convenance, soumission aux usages, cet excès qui vient avec le féminin. Assurément, à mesure que le temps passe, discernant qu’avec elle précisément le temps ne passe plus, et qu’ainsi il est privé de ses petites propriétés, « sa chambre personnelle » qui, étant habitée par elle, est comme vide – et c’est ce vide qu’elle établit qui fait qu’elle est de trop –, il en vient à la pensée qu’elle devrait disparaître et que tout serait allégé si elle rejoignait la mer (d’où il croit qu’elle vient), pensée qui ne dépasse pas la velléité de penser. Cependant, lorsqu’elle se sera vraiment retirée, il éprouvera une sorte de regret et un désir de la revoir, dans la nouvelle solitude que crée sa soudaine absence. Seulement, il commet la faute d’en parler aux autres et même d’en rire, comme si cette tentative qu’il a entreprise avec un extrême sérieux, prêt à y consacrer toute sa vie, ne laissait en sa mémoire que la dérision de l’illusoire. Ce qui est bien l’un des traits de la communauté, lorsque cette communauté se dissout, donnant l’impression de n’avoir jamais pu être, même ayant été.
Mais elle-même, cette jeune femme, si mystérieuse, si évidente, mais dont l’évidence – la réalité dernière – n’est jamais mieux affirmée que dans l’imminence de sa disparition, dans la menace où, se laissant voir tout entière, elle abandonne son corps admirable jusqu’à la possibilité de cesser d’être immédiatement, à tout instant, sur son seul désir (fragilité de l’infiniment beau, de l’infiniment réel, qui, même sous contrat, reste sans garantie), qui est-elle ? Il y a une certaine désinvolture à se débarrasser d’elle en l’identifiant, comme je l’ai fait, à l’Aphrodite païenne ou à Ève ou à Lilith. Cela, c’est un symbolisme trop facile. De toute manière, pendant les nuits qu’ils passent ensemble (il est bien vrai qu’elle est essentiellement nocturne), elle appartient à la communauté, elle naît de la communauté, tout en faisant sentir, par sa fragilité, son inaccessibilité et par sa magnificence, que l’étrangeté de ce qui ne saurait être commun est ce qui fonde cette communauté, éternellement provisoire et toujours déjà désertée. Il n’y a pas de bonheur ici (même si elle dit : Quel bonheur) ; « le malheur grandit dans la chambre en même temps que s’étend son sommeil ». Mais, dans la mesure où l’homme s’en fait une certaine gloire, où il pense être le roi du malheur, il en détruit la vérité ou l’authenticité, pour autant que ce malheur devient sa propriété, sa fortune, son privilège, ce sur quoi il lui appartient de pleurer.
Cependant, à elle aussi, il n’est pas sans apporter quelque chose. Il lui dit le monde, il lui dit la mer, il lui dit le temps qui s’écoule et l’aube qui rythme son sommeil. Il est aussi celui qui pose la question. Elle est l’oracle, mais l’oracle n’est réponse que par l’impossibilité de questionner. « Elle vous dit : Alors posez-moi des questions, de moi-même je ne peux pas. » Il n’y a, à la vérité, qu’une question, et c’est l’unique question possible, posée au nom de tous par celui qui, dans sa solitude, ne sait pas qu’il interroge au nom de tous : « Vous lui demandez si elle croit que l’on peut vous aimer. Elle dit qu’en aucun cas on ne le peut. » Réponse si catégorique qu’elle ne peut venir d’une bouche ordinaire, mais de très haut et de très loin, instance supérieure qui est aussi ce qui s’exprime en lui en vérités partielles et modiques. « Vous dites que l’amour vous a toujours paru déplacé, que vous n’avez jamais compris, que vous avez toujours évité d’aimer... », remarques qui renversent la première question et la ramènent à une simplification psychologique (il s’est tenu volontairement hors du cercle de l’amour : on ne l’aime pas parce qu’il a toujours voulu garder sa liberté – sa liberté de ne pas aimer, commettant ainsi l’erreur « cartésienne » selon laquelle c’est la liberté du vouloir qui, prolongeant celle de Dieu, ne peut pas, ne doit pas se laisser subvertir par la violence des passions). Toutefois, le récit, si court mais si dense, admet, en même temps que ces affirmations abruptes, des affirmations plus difficiles à faire entrer dans une doctrine simple. Il est aisé de dire (on le lui dit et à son tour il l’admet) qu’il n’aime rien ni personne ; de même qu’il se laisse aller à reconnaître qu’il n’a jamais aimé une femme, qu’il n’a jamais désiré une femme – et pas une seule fois, pas un seul instant. Or, dans le récit, il fait la preuve du contraire : il est lié à cet être qui est là, par un désir peut-être pauvre (mais comment le qualifier ?) qui fait qu’elle se laisse ouvrir à ce qu’il demande sans le demander. « Vous savez que vous pourriez disposer d’elle de la façon dont vous voulez, la plus dangereuse. » (la tuer sans doute, ce qui serait la rendre encore plus réelle) « Vous ne le faites pas. Au contraire vous caressez le corps avec autant de douceur que s’il encourait ce danger du bonheur... » Rapport surprenant qui révoque tout ce qu’on a pu en dire et qui montre le pouvoir indéfinissable du féminin même sur ce qui veut ou croit y rester étranger. Non pas « l’éternel féminin » de Goethe, pâle décalque de la Béatrice terrestre et céleste de Dante. Mais il reste que, sans qu’il y ait trace d’une profanation, son existence à part a quelque chose de sacré, particulièrement lorsqu’à la fin elle offre son corps, comme le corps eucharistique fut offert par un don absolu, immémorial. Cela dit en trois lignes avec une solennelle simplicité. « Elle dit : Prenez-moi pour que cela ait été fait. Vous le faites, vous prenez. Cela est fait. Elle se rendort. » Après quoi, tout ayant été consommé, elle n’est plus là. Partie dans la nuit, elle est partie avec la nuit. « Elle ne reviendra jamais. »
On peut rêver sur cette disparition. Ou bien, il n’a pas su la garder, la communauté prend fin d’une manière aussi aléatoire qu’elle commence ; ou bien elle a fait son œuvre, elle l’a changé plus radicalement qu’il ne le croit, lui laissant le souvenir d’un amour perdu, avant que celui-ci ait pu advenir. (Ainsi, pour les disciples d’Emmaüs : ils ne se persuadent de la présence divine que lorsque celle-ci les a quittés.) Ou bien, et c’est l’inavouable, s’unissant à elle selon sa volonté, il lui a aussi donné cette mort qu’elle attendait, dont il n’était pas jusque-là capable, et qui parachève ainsi son sort terrestre – mort réelle, mort imaginaire, il n’importe. Elle consacre, d’une manière évasive, la fin toujours incertaine qui est inscrite dans le destin de la communauté.
La communauté inavouable : est-ce que cela veut dire qu’elle ne s’avoue pas ou bien qu’elle est telle qu’il n’est pas d’aveux qui la révèlent, puisque, chaque fois qu’on a parlé de sa manière d’être, on pressent qu’on n’a saisi d’elle que ce qui la fait exister par défaut ? Alors, mieux aurait valu se taire ? Mieux vaudrait, sans mettre en valeur ses traits paradoxaux, la vivre dans ce qui la rend contemporaine d’un passé qui n’a jamais pu être vécu ? Le trop célèbre et trop ressassé précepte de Wittgenstein, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », indique bien que, puisqu’il n’a pu en l’énonçant s’imposer silence à lui-même, c’est qu’en définitive, pour se taire, il faut parler. Mais de quelle sorte de paroles ? Voilà l’une des questions que ce petit livre confie à d’autres, moins pour qu’ils y répondent que pour qu’ils veuillent bien la porter et peut-être la prolonger. Ainsi trouvera-t-on qu’elle a aussi un sens politique astreignant et qu’elle ne nous permet pas de nous désintéresser du temps présent, lequel, en ouvrant des espaces de libertés inconnus, nous rend responsables de rapports nouveaux, toujours menacés, toujours espérés, entre ce que nous appelons œuvre et ce que nous appelons désœuvrement.
1. 1. Marguerite Duras, La Maladie de la mort, Éditions de Minuit.
2. Georges Préli, La Force du dehors, « Encres », éditions Recherches.
3. L’italique est de mon fait, pour toutes les citations du livre. Par là, je voudrais mettre en valeur le caractère d’une voix dont l’origine nous échappe.
4. En simplifiant beaucoup, on pourrait reconnaître ici la confirmation du conflit qui, d’après Freud (un Freud assez caricatural), se déclare, implicitement ou explicitement, entre les hommes, faiseurs de groupe, grâce à leur tendance homosexuelle, sublimée ou non (les S.A.), et la femme qui seule peut dire la vérité de l’amour, lequel est toujours « envahissant, exclusif, excessif, terrifiant ». La femme sait que le groupe, répétition du Même ou du Semblable, est en réalité le fossoyeur du véritable amour qui ne se nourrit que de différences. Le groupe humain ordinaire, celui qui s’avoue et est par excellence civilisateur, « tend plus ou moins à faire prévaloir l’homogène, le répétitif, le continu sur l’hétérogène, le nouveau et l’acceptation de la faille ». La femme est alors l’« intruse » qui dérange la tranquille continuité du lien social et ne reconnaît pas l’interdit. Elle a partie liée avec l’inavouable. D’où l’on reconnaît les deux versants de la mort selon Freud : la pulsion de mort est à l’œuvre dans la civilisation, pour autant que celle-ci tend, pour se conserver, au désordre de l’homogène définitif (l’entropie à son maximum). Mais elle n’est pas moins à l’œuvre quand, par l’initiative et avec la complicité des femmes, l’hétérogène, l’altérité exclusive, la violence sans loi, unissant Eros et Thanatos, s’imposent jusqu’à la fin (cf. Eugène Enriquez, De la horde à l’État).
5. On ne peut pas si rapidement évacuer la transcendance ou la précellence de la Loi lorsque celle-ci, selon des vues mystiques bien connues, n’est pas seulement considérée comme ayant été créée deux mille ans avant la création du monde, mais, en rapport avec le nom innommé de Dieu, contribue à cette création, tout en la laissant inachevée. D’où ce renversement redoutable : la Loi (l’alliance) qui est donnée aux hommes pour les libérer de l’idolâtrie risque de tomber sous le coup d’un culte idolâtre si celle-ci est adorée en elle-même, sans se soumettre à l’étude infinie, à l’enseignement sous maîtrise qu’exige sa pratique. Enseignement qui à son tour ne dispense pas, si indispensable qu’il soit, de renoncer à sa primauté, lorsque l’urgence de porter secours à autrui dérange toute étude et s’impose comme application de la Loi qui toujours précède la Loi.
6. Cf. Sarah Kofman, Comment s’en sortir ?, Galilée.
7. Bataille écrit violemment : « L’horreur vide de la conjugalité régulière les enferme déjà. »