VI

 

 

J’essaie de respirer plus calmement, de me concentrer sur le silence de la marche. Je me laisse guider par la ville. La douce inclinaison du boulevard me pousse vers la Seine. J’arrive sur les quais, devant le pont Saint-Michel et je m’arrête, saisi par la beauté de Paris. Les eaux coulent avec douceur. Les lumières des façades se reflètent dans les nœuds de l’eau. Les ponts en enfilade semblent n’avoir été construits que pour le plaisir des yeux. Il y a ici un équilibre parfait entre l’architecture des hommes et le dessin du fleuve et tout scintille de ce mariage harmonieux. Je voudrais m’arrêter, m’accouder et laisser les eaux couler mais je n’ai pas le temps. Je sens que je n’en ai pas fini avec l’ombre du parvis.

 

 

C’est sur la place Du Bellay que je le retrouve. Il a escaladé la fontaine des Innocents, abandonné son blouson, et ne porte plus qu’un maillot sans manches, largement ouvert sur le cou et la poitrine. Je m’arrête et l’observe. Il danse étrangement. Ma présence lui importe peu. Il monte et descend les petites marches de l’édifice central qui s’élève au milieu du bassin de la fontaine. Il ne tient pas en place, bouge de façon nerveuse. Son corps enchaîne une succession de torsions, de sauts, de pas chassés, comme s’il convoquait des ombres puis tentait de leur échapper. Il penche parfois la tête en arrière, cou cassé comme pour mieux manger le ciel puis parfois, au contraire, la rentre et pousse de sourds grognements… Il ne me voit pas. Plus rien n’existe autour de lui et pourtant, il y a cette voix qui monte de son corps, “Vous voulez vivre, à nouveau ?…”, demande-t-il et, chaque fois qu’il pose la question, il y répond en faisant un grand geste des bras, ou en donnant un coup de pied au sol comme pour chasser des chiens ou faire peur à des ombres, “À nous !” répète-t-il, “À nous !” et il reprend : “Vous voulez vivre ?” – et tape inlassablement du pied, tourne sur lui-même, invective les statues, “Hue ! Hue ! À nous, vite !…” Je le connais, maintenant. Je sais ce qu’il est. Il est comme moi. Il voit tout ce qui se presse dans les rues, voudrait tout dire mais ne peut pas. Il a perdu l’usage des mots, ne parle plus que par invectives. Il est venu ici souvent, je le sens. Pour coller sa joue contre le sol de la place des Innocents. Et s’il traîne sur le parvis des gares, c’est pour la même raison : il veut faire entendre les engloutis, le peuple serré des ruelles de Paris. Et il a raison. Pour chaque homme dont on se souvient, il y a une foule à raconter. J’ai parlé de Villon mais il faudrait dire les vies de ceux qui l’entouraient, de ceux qu’il aimait retrouver, des filles qu’il trouvait jolies. Que sait-on de Guillemette la Tapissière, de Jehanneton la Chaperonnière ? De Catherine la Boursière, de la belle Gantière et la gente Saucissière ? Que sait-on de ces femmes dont il a prononcé le nom dans ses poèmes et que tout a enseveli par la suite ? C’est en les regardant, elles, qu’il a eu envie de vivre et d’écrire. En les désirant, elles, en les frôlant avec ivresse.

 

 

Sur le parvis des gares, il faudrait dire toutes les foules qui s’y sont déversées avec hésitation. Je les vois maintenant, ces milliers, dizaines de milliers de nouveaux arrivants, jeunes filles bien bâties, hésitantes, à la démarche de campagne, petits gars impressionnés par la hauteur des bâtiments qu’ils découvrent, manquant de se faire écraser au sortir de la gare et prenant pour seul baptême une volée d’injures de la part des chauffeurs pressés… Pourquoi ne se joindraient-ils pas à la foule des morts retournés, tous ces destins timides, qui arrivent à Paris avec, à la main, un petit bout de papier sur lequel est griffonnée une adresse qu’ils ont apprise par cœur mais sans pour autant se résoudre à jeter le papier ? Je les vois, toutes ces vies qui seront boniches, nounous, petits vendeurs ou mendiants et qui marchent avec précaution dans ces rues nouvelles. Il faut tout dire. Je sais que l’ombre a essayé mais cela l’a consumée tout entière. Depuis, elle cherche des hommes pour prendre le relais. C’est cela qu’elle attend de moi. Que j’entame le chant des mille vies. Cela ne s’arrêtera jamais. Elle le sait. C’est pour cela qu’elle danse et se tord. Elle veut à la fois les convoquer et les chasser. À la fois tout dire et se taire. Hue ! Hue ! Cela la brûle ! À nous ! Faites place ! Nous n’aurons pas le temps de vous dire tous. Une vie n’y suffirait pas… Hue ! Et puis soudain, l’homme interrompt sa danse. Il m’a vu et se fige. Tout se suspend. Il me regarde. Je ne peux plus douter qu’il prend acte de ma présence. Me reconnaît-il ? Fait-il le lien avec celui qu’il a croisé plus tôt à la gare Montparnasse ? Je ne sais pas. Il reste immobile, me dévisage. Je suis incapable de dire s’il va bondir hors de la fontaine et s’approcher de moi pour me menacer ou s’il va m’inviter d’un geste de la main à venir le rejoindre… Quelques secondes s’écoulent… Il ne fait ni l’un ni l’autre : il se cabre, renverse la tête en arrière et grogne à nouveau au ciel : “À nous !… Vite, vite !… Avant que ça crève, hue !”

 

 

Je sais pourquoi nous sommes à la fontaine des Innocents. C’est ici qu’a été peinte la première danse macabre, à l’époque où cette place était un cimetière. Il y avait tant de pestiférés à déposer en fosse… Paris n’en pouvait plus de tous ces morts. Philippe Auguste a ordonné qu’on agrandisse le cimetière de l’église et qu’on y regroupe tous les noyés de la Seine, tous les morts retrouvés sur la voie publique. C’est ici qu’aurait été enterré mon père s’il avait vécu à cette époque. Tous les corps ramassés dans la rue étaient déposés là, sur le parvis, près des grands marchés à viande. Côte à côte : poisson et ossements, légumes et pelletées de chaux. La mort et la ripaille à quelques pas l’une de l’autre. Villon l’a vue, cette grande fresque des Innocents. Cela l’a laissé sans voix. Il a aimé l’idée d’une grande Faucheuse qui emmène à sa suite la sarabande des vivants. Il a aimé surtout que dansent ensemble les bourgeois et les gueux, le prêtre et l’assassin. Tous, les uns derrière les autres, même pas, même rythme. Dansez. La mort ne nous attrapera pas tant que vous le ferez. Dansez. Il faut continuer. Dansez frénétiquement avant le couperet, dansez avec la nervosité des violons de Saint-Saëns qui coupent l’air et fouettent les sangs. Dansez, buvez, riez, squelettes et vivants mélangés.

 

 

Il ne faut pas essayer de semer la mort. Elle n’aime rien tant que nos misérables tentatives. Cela la distrait mais elle les déjoue toujours. Non, il faut l’inviter à danser. Cela seul peut la perdre. Même si elle essaie de s’en défendre, la musique s’empare d’elle. Ses jambes remuent. Elle a honte, essaie de se contenir, sent que son masque de terreur se fissure mais elle n’y peut rien, c’est plus fort qu’elle : qu’elle le veuille ou non, elle se met à frapper le sol du talon et à se déhancher. Oui, tant que nous dansons, elle danse avec nous. La musique s’empare de tout. Danse macabre ! Sarabande ! Tant que le jour ne se lève pas, le temps est à nous ! Tournez, valsez ! Les os craquent. Tout se lève et s’échauffe. Les squelettes se regroupent pour former une longue colonne. Allez, mon père, tu n’es pas que la chute. Rien ne te réduit à cela. Ta vie échappe à la chute. Je peux convoquer en mon esprit d’autres souvenirs que ceux de ta fin. Allez, les morts, la nuit est longue. Accélérez ! François Villon tourne dans les fêtes de son âge où tout l’enivre, le vin et l’odeur un peu sucrée de la sueur des filles. Guillemette et Jehanneton sont à ses côtés. À moins que ce n’en soient d’autres… Il rit aux éclats, ne se doute pas encore de la vie d’errance qui l’attend, pose ses mains sur les cuisses d’une femme que cela fait glousser et tant pis si elle est mariée pourvu qu’elle rie, tant pis si ce qui naît à ce moment, c’est la bagarre future, pour l’heure, l’instant doit durer et il n’y aura rien d’autre, il n’y aura jamais rien d’autre que le rire un peu forcé de cette femme qui dit qu’elle veut jouir. Tournez ! Accélérez ! Les nuits mentent. Elles font croire à ceux qui les traversent qu’elles dureront toujours, mais les coqs vont bientôt chanter… Peu importe, bientôt n’est pas maintenant. Continuez ! Dansez tant que la nuit dure. Mon père n’est plus condamné à la chute. Il s’est relevé. Et Villon a enfoui son visage dans le cou de cette femme qui a envie de rire et qui ne se doute pas que son décolleté contient des couteaux, que sa chair qui a envie d’être pressée, embrassée, secouée, contient des courses poursuites. L’instant règne et ne se soucie de rien. Dansez, tournez, la mort ne peut pas y résister. Regardez-la, elle fait bouger ses vieux os et Paris la laisse passer. Tout gronde sous nos pieds. Dansez sur les pavés, nos vies ne se résument pas à nos tristes fins. Nous nous portons les uns les autres, nous nous enlaçons. Dansez, la mort n’y peut rien, elle est obligée de prendre place dans le cortège et de sourire avec nous. Dansez de la vitalité de tous vos muscles, dansez jusqu’à ce que tout s’arrête ! Dansez puisque vous vivez.